Les Colchiques - Apollinaire
Introduction - De la théorie à la pratique
Vous connaissez le principe du commentaire et de l’analyse linéaire. Je vous propose ici une application concrète de vos connaissances abstraites. En somme, passer du savoir au savoir-faire. Dans un premier temps, nous décortiquerons le texte, vers après vers afin de réussir l’explication linéaire demandée à l’oral de Français en Première ; dans un second temps, nous procéderons au commentaire, proposé à l’épreuve écrite.
Texte : Les Colchiques
Les Colchiques
Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne
Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément
Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne
_ _ _
I. ANALYSE LINÉAIRE
Nous abordons le poème par le titre : « Les colchiques ». Nous écrivons rapidement fleurs, automne. Nous sommes renseignés sur la saison mais l’automne n’est pas la saison des fleurs. Paradoxe, peut-être ? Nous n’allons pas plus loin pour l’instant. Mais nous gardons en mémoire la comptine de notre enfance « Colchique dans les prés... c’est la fin de l’été ».
Vers 1 : « Le pré est vénéneux mais joli en automne » : notons l’assonance en |é|, la contradiction entre vénéneux et joli, sans oublier le mais ni la première place accordée à l’adjectif dévalorisant. L’idée de paradoxe se confirme, ainsi que l’importance de l’aspect négatif. La toxicité semble l’emporter sur la beauté. Nous réfléchissons au sens de cette assonance un peu trouble, mi-figue, mi-raisin, qui semble correspondre à un danger latent. Pas de ponctuation.
Vers 2 : « Les vaches y paissant » : tableau bucolique et tranquille en apparence. Le poète semble aimer la nature et les animaux. Nous commençons à comprendre que ce pré menace le troupeau. Il faut donc aller au-delà de l’apparence.
Vers 3 : « Lentement s’empoisonnent ». Voilà donc le danger. Les sons |en|, lourds et profonds, confirment le travail caché du poison. Notons également les rimes croisées (« automne » / « empoisonnent ») rimes davantage orales que visuelles, tout aussi lourdes et profondes que l’adverbe.
Vers 4 : « Le colchique couleur de cerne et de lilas » : apparaît ici la fleur vénéneuse, de couleur mauve (« cerne », « lilas). Ne pas se fier aux apparences de la beauté qui peut être dangereuse. Que vient faire ce « cerne », qui n’appartient pas au même champ lexical ? L’ombre d’une femme peut-être ?
Vers 5 : « Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là » : oui, le poète s’adresse à une femme aimée, mais dangereuse, aux yeux cernés. La construction de la phrase est agrammaticale. À moins de mettre un point après « fleurit » et une majuscule à « tes ». Mais admettons la licence poétique.
Vers 6 : « Violâtres comme leur cerne et comme cet automne » : les yeux sont « violâtres », adjectif à connotation dépréciative, qui qualifie également la saison. On pressent la mélancolie et sans doute un malheur à venir. L’amour ne rend pas heureux.
Vers 7 : « Et ma vie pout tes yeux lentement s’empoisonne. » Le poète avoue dans une métaphore l’objet du poème (qui d’ailleurs est une métaphore filée) : l’amour qu’il éprouve pour cette femme est semblable à un lent poison. Il reprend le troisième vers, cette fois au singulier : « lentement s’empoisonne ».
Cette première strophe comporte sept vers aux rimes régulières : croisées (deux vers) et suivies (quatre vers). Pas de rime au second vers, le plus court d’ailleurs, ainsi mis en valeur.
Abordons la deuxième strophe de cinq vers seulement. L’essentiel serait-il déjà dit ?
« Les enfants de l’école viennent avec fracas » : l’apparition des écoliers vient troubler le calme paysage apparemment idyllique et anime le tableau quelque peu statique.
« Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica » : les vestes de grosse toile et la stridence de l’harmonica accentuent encore le contraste avec la paix mélancolique et quelque peu malsaine de la première strophe. Notons les rimes en |a|, un son ouvert, fort, éclatant, voire bruyant comme ces enfants heureux de sortir de classe.
« Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères » : de vénéneuses, les colchiques se font maternelles pour ces petits écoliers. Ne seraient-elles dangereuses que pour un adulte amoureux ?
« Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières » : non, toutes les colchiques se ressemblent, elles forment une famille suspecte – comme les femmes - puisque voilà que reviennent dans l’imagination du poète les paupières. Du reste, les rimes suivies témoignent de la continuité.
« Qui battent comme les fleurs battent au vent dément » : le temps change brusquement, le vent se lève, les fleurs s’agitent come les paupières aimées. Le calme est définitivement rompu. Des cernes, nous sommes passés aux yeux puis aux paupières qui battent (deux occurrences), annonçant quelque malheur proche, semblable au « vent dément » qui s’oppose à l’adverbe « lentement » (deux occurrences dans la première strophe). La paix est rompue.
La dernière strophe s’amenuise encore (trois vers), annonçant la fin de la journée et de l’aventure.
« Le gardien du troupeau chante tout doucement » : l’adverbe à la finale sourde, au sens rassurant, s’oppose au « fracas » de l’harmonica » et au « vent dément ». D’autre part, les vaches ne sont pas abandonnées, le berger veille.
« Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent » : les sonorités sourdes (en, an) ainsi que le choix des mots expriment bien le long retour du troupeau, peut-être frustré mais sauvé de l’empoisonnement fatal.
« Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne » : l’adieu au pré et à la femme aimée est définitif. Le pré était grand comme l’amour sans doute, mais « mal fleuri » : les fleurs vénéneuses, les sentiments désespérés, les passions violentes s’absentent à jamais. Il est vrai que l’automne n’est point la saison des fleurs. Le derniers vers se termine par le vocable « automne », tout comme le premier : on compte trois occurrences de cette saison, celle que préfère Apollinaire, comme il le rappelle dans le poème « Signes ».
Ainsi, la personnification de la nature permet au poète d’exprimer ses amours malheureuses. Puisant dans un vocabulaire simple et champêtre (des vaches, des fleurs, un pré, un berger), il parvient à révéler la toxicité du sentiment amoureux, lié pour lui à une couleur mauve pervertie, le « violâtre », couleur des yeux, des cernes et des paupières de l’ancienne bien-aimée.
II. COMMENTAIRE DE TEXTE : QUELQUES INDICES
Il est bien entendu que cet exercice, qui relève de l’écrit, est totalement indépendant de ce qui précède.
1/ Nous savons qu’il faut trouver des pistes de lecture (axes et sous-axes, ou parties et sous-parties), bref les idées directrices du texte, proposer une problématique et un plan. Il est bien entendu que le plus difficile est de trouver une problématique. Qui dit problématique, dit problème, ou plus simplement questionnement : qu’est-ce qui rend le texte singulier ? La problématique ne peut s’élaborer qu’après plusieurs lectures du texte et des prises de notes (brouillon) qui nous donneront une idée du plan. L’introduction ne viendra qu’après ; de même évidemment la conclusion.
2/ Comment procéder ? Au brouillon :
- Relevons le nom de l’auteur, le titre de l’extrait, de l’œuvre et l’année de sa parution ainsi que le genre (poème). Nous savons qu’Apollinaire annonce le mouvement surréaliste (en donner une rapide définition) et que le poème présente peut-être quelques difficultés ; du moins, ne faudra-il pas le prendre au premier degré. Nous connaissons le recueil et avons quelques repères biographiques.
- Nous nous interrogeons alors sur le registre : lyrique à l’évidence, avec l’emploi discret à la première strophe de « tes yeux » (deux occurrences) et de « ma vie ». Un homme, une femme, un amour.
- Cependant, au premier abord, nous lisons la description d’un paysage bucolique, impression contredite dès le troisième mot : « vénéneux », qui s’accord mal avec « joli ». Partons à la recherche des antithèses. Nous avons compris que l’auteur file la métaphore et utilise la nature pour exprimer un amour malheureux. Le registre est donc également pathétique.
- Notons alors la présence des couleurs : le mauve, et même le violâtre (adjectif dépréciatif). Et la saison : l’automne. Nous sommes confortés dans notre première impression : fin de l’année, tristesse et fin d’un amour.
- Le tableau s’enrichit : à côté des vaches, voici que surgissent des humains, garçonnets et berger. Leur apparition semble rompre un certain malaise et détruire l’atmosphère empoisonnée. La vie recommence.
- La scène se termine sur une note positive : les vaches ne mourront pas empoisonnées et le poète saura se libérer de son amour.
3/ Que faire de ces notes rapides ? Pouvons-nous en tirer quelques mots-clés ? Sans doute : nature, poison, femme, amour toxique, départ.
Une problématique se profile : amour malheureux, comparaison avec des fleurs empoisonnées, personnification de la nature qui peut s’avérer dangereuse comme l’amour. Nous pouvons dès los formuler une problématique : comment le poète utilise-t-il la nature pour en faire le symbole d’un amour malheureux ?
Esquisse du plan (sans les sous-parties) :
I. Contradiction entre la beauté de la nature et son danger
II. Parallélisme avec l’amour et son piège
III. Un sauvetage mélancolique.
4/ Nos pouvons alors rédiger l’introduction. Pensons à la figure géométrique du sablier : partir d’un peu loin (pas trop), présenter rapidement le texte et resserrer son propos.
« Le recueil de poèmes Alcools de Guillaume Apollinaire, paru en 1913, propose à notre lecture « Les Colchiques ». Le poète, précurseur du surréalisme – mouvement littéraire et pictural qui cherche à aller au-delà du réel – ne renonce pas pour autant au lyrisme pathétique des romantiques mais, partisan de la modernité, il exprime ses sentiments à travers une nature qui n‘a rien de conventionnel. On peut donc s’interroger sur la manière originale dont Apollinaire manifeste un amour malheureux. Cette interrogation portera sur trois pistes de lecture essentielles : la beauté et le danger de la nature mis en parallèle avec l’amour qui meurt certes, mais les animaux et l’amant sont sauvés. »
5/ Nous pouvons dès lors passer à la rédaction proprement dite
N’oublions pas les phrases de transition entre chaque partie.
6/ Comment conclure ?
La conclusion n’est pas un exercice facile. Cependant, elle se doit d’être soignée car c’est la dernière impression que le correcteur aura du travail. Évitons de répéter ce que nous avons déjà dit ou du moins, tâchons de le dire autrement avec une idée sous-jacente : la fameuse ouverture (le bas du sablier) pour laquelle nous avons le choix : un poème du même auteur, un poème similaire d’un auteur différent ou d’une époque différente, éventuellement une allusion à l’un des beaux-arts, notamment un tableau de la même époque. Il faudrait éviter de terminer par une question directe - ou une citation, même si ce n’est pas forcément exclu - ; en effet, la conclusion, comme son nom l’indique, est l’issue d’une problématique aboutie et d’une réflexion achevée ; poser une question sous-entend une certaine incertitude.
Voici une conclusion possible pour ce texte :
« Apollinaire nous propose ici un poème-miroir où la nature symbolise un amour malheureux. Mais, à la différence des romantiques, il choisit un univers quelque peu sulfureux et terre-à-terre, peut-être pour prendre du recul envers un sentiment douloureux. Il ne s’agit pas pour lui d’idéaliser la femme aimée mais bien au contraire de reconnaître avec une lucidité sans doute cruelle, la séparation nécessaire. Fin de l’amour, fin de l’année et fin du jour. »
* * *
Date de dernière mise à jour : 09/04/2024