L'Eau et le Feu - Bachelard
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
[30] Suit le dessin d’une coupe. Il a bu… beaucoup.
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
[30] Suit le dessin d’une coupe. Il a bu… beaucoup.
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
[30] Suit le dessin d’une coupe. Il a bu… beaucoup.
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
[30] Suit le dessin d’une coupe. Il a bu… beaucoup.
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
[30] Suit le dessin d’une coupe. Il a bu… beaucoup.
L’Eau et le Feu en littérature selon Gaston Bachelard
- Essai -
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« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence ? Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend, à la quête de gîtes immémoriaux[1]… »
Introduction
En son temps, voilà une idée nouvelle : Bachelard[2] utilise les quatre éléments des philosophes de l’Antiquité, l’eau, l’air, le feu et la terre dans l’analyse des leitmotivs propres à chaque artiste. Selon lui, tous les grands créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur œuvre, constituant ainsi au-delà du temps et de l’espace une famille symbolique spécifique : « Le poète du feu, celui de l’eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l’air », écrit-il. L’imagination créatrice aurait en effet besoin d’un support matériel, celui que l’on trouve dans les quatre éléments constitutifs de notre monde sensible, d’où le concept d’« imagination matérielle ». Il écrit dans L’Eau et les rêves : « Seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle est un bien sentimental. » Dans Figures I, Genette parle à cet égard de « chercher le sens et la cohérence d’une œuvre au niveau des sensations, des rêveries substantielles, des préférences avouées ou inavouées pour certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur, au niveau de cette région de la conscience, profonde mais ouverte aux choses[3] ». En plongeant au cœur de la matière, la rêverie poétique fait accéder à la plus profonde subjectivité : « Dans cette contemplation en profondeur, le sujet prend aussi conscience de son intimité », note Bachelard. Ainsi, la matière ouvre à l’imagination un espace intérieur et extérieur indissolublement liés : « Nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières : leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses[4]. » Jung démontre à la même période que l’homme projette dans la matière « les données de son propre inconscient[5]. »
Bachelard a développé cette théorie dans une série d’ouvrages : La Psychanalyse du feu[6], L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière[7], L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[8], La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces[9] et La Terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité[10].
Nous nous proposons ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de montrer en quoi la pensée intuitive du philosophe s’accommode de réflexions littéraires mais aussi, en analysant ses propres exemples concernant l’œuvre et la vie de quelques auteurs, d’exposer le parallélisme évident entre compréhension psychanalytique et pensée magique ou mystique, fondée sur un symbolisme ancien et une mythologie primitive.
Première Partie – L’Eau
Nous commencerons par son ouvrage L’Eau et les rêves, peut-être parce qu’après La Psychanalyse du feu, son domaine de réflexion semble s’élargir et sa méthode s’assouplir : il ne s’agit plus de psychanalyse mais, comme l’indique le sous-titre, d’un « Essai sur l’imagination de la matière ». Il avoue lui-même, dans l’introduction de l’ouvrage, que s’il est parvenu à « rationaliser » le feu, il n’en est pas de même pour l’eau : « Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée. » L’eau ne peut être circonscrite et reste mystérieuse, « elle est un élément plus féminin […] que le feu » et elle « symbolise avec des formes plus cachées ». N’oublions pas que l’eau est la matière première du monde dans différentes cosmogonies et que la notion d’eaux primordiales, de l’océan des origines, est quasiment universelle ; dans notre « Genèse », il est dit que le Souffle ou l’Esprit de Dieu couve à la surface des Eaux[11].
Selon Bachelard, et ceci reste à prouver[12], les écrivains romantiques seraient sous l’influence du feu alors que l’eau se développerait dans la seconde moitié du 19e siècle avec des auteurs comme Maupassant dont il affirme que, sans limite aucune, « l’être voué à l’eau est un être de vertige. » Il ajoute : « L’eau est la maîtresse du langage fluide, un langage sans heurt, du langage continu, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents. » Car si l’eau est féminine, elle est aussi un élément « uniforme » et « constant », précise-t-il, en accord avec la pensée asiatique, qui la considère comme homogène, avec une tendance à la cohésion et à la coagulation[13].
Il commence par les eaux claires, courantes et printanières qui « matérialisent mal » et donnent naissance à des images inconstantes, fugitives ou trop faciles, « une image fuyante, une image en fuite, car l’élément qui la porte et la constitue est voué par essence à l’évanouissement[14]. » Il poursuit par les eaux profondes ou dormantes, les eaux mortes ou mélancoliques, celle d’Edgar Poe[15], « lourde et noire ». Cette eau morte le conduit au fleuve des morts, au complexe de Caron, symbole du passage, et au complexe d’Ophélie, celui du noyé qui flotte, simplement endormi. Nous voilà chez Hadès, dans les eaux du Styx. Et, retour aux sources, remontée vers les archétypes symboliques, Bachelard aborde les eaux maternelles et féminines : l’eau abreuve et nourrit le petit d’homme et le poète. Il n’oublie pas davantage l’eau lustrale et purificatrice du baptême chrétien car il existe, affirme-t-il, une « morale de l’eau » : l’immersion est régénératrice, elle opère une renaissance et établit l’être dans un état nouveau.
Globalement, nous retrouvons donc ici l’essentiel de la symbolique de l’eau, source de vie, moyen de purification et lieu de régénérescence après une mort symbolique, trois thèmes que l’on rencontre dans les traditions les plus anciennes.
* L’eau chez Guy de Maupassant
Peut-on parler, au-delà du langage, d’une signature « aquatique » de l’écrivain ? Né en Normandie, près de Dieppe, la mer ne lui est pas étrangère. Une mer qui le suivra dans sa profession puisqu’il obtient une place d’employé au ministère de la Marine[16]. Propriétaire du yacht Le Bel-Ami – du nom du roman éponyme –, il fait des croisières en Méditerranée dont il rapporte les souvenirs dans son recueil de nouvelles titré Sur l’eau (1888), annonçant ainsi son projet : « Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour, ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches – je ne puis raconter autre chose – et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. » Une mer apaisante et amie, semble-t-il ; pourtant, à la date du 9 avril, il écrit : « Pourquoi donc cette souffrance de vivre […] ? C’est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la force et toute la misère des écrivains. J’écris parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop… » Nous sommes en 1888, et depuis 1884 environ, ses névralgies s’aggravent. Une angoisse diffuse monte déjà. Surmenage intellectuel – en une dizaine d’années, il écrit trois cents nouvelles et six romans –, excès physiques[17], paradis artificiels le mèneront à la maladie mentale fin 1891.
Dès 1875, à l’âge de vingt-cinq ans, il écrit à sa mère qu’il projette un recueil de « nouvelles de canotage ». En 1876, Maupassant écrit un conte fantastique, Le Canot, qu’il titrera Sur l’eau en l’intégrant plus tard à son recueil de nouvelles La Maison Tellier (1881). Dans les deux premiers paragraphes, l’auteur présente le personnage qui « avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière » ; il s’agit d’un « canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. » Le narrateur, quant à lui, qualifie la rivière de « perfide », alors que la mer est « loyale » : il conte l’histoire d’une noyade. L’eau douce serait donc un lieu de traîtrise.
L’un de ses premiers poèmes, « Au bord de l’eau » (Des vers[18]) lui est inspiré par une belle lavandière, rencontrée peut-être lors de ses séances de canotage sur la Seine et la Marne, où son allure sportive et musclée lui attire les suffrages des belles des guinguettes : l’amour est encore joyeux. Mais dans la nouvelle « Au printemps » qui se déroule « au bord de la Seine », le narrateur de l’aventure déclare : « Si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? » et, plus loin : « Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour. » L’eau est ici le symbole de l’amour malheureux et, il faut bien le dire, d’une certaine fatalité. Et, dans Pierre et Jean (1888), la mer est toujours le cadre de situations conflictuelles et le miroir des émotions. Le roman commence en effet par une partie de pêche au large du Havre ; Pierre réfléchit sur le port et en mer ; Jean demande en mariage Mme Rosémilly sur une plage ; enfin, Pierre s’embarque comme médecin à bord d’un navire alors que toute la famille se réunit sur une barque pour saluer son départ.
Chez Maupassant, l’eau est liée à des scènes lourdes d’angoisse, en prise avec le désir ou la mort, Eros ou Thanatos. L’eau fascine mais elle peut aussi détruire. D’une manière générale, l’auteur assimile l’eau au surnaturel, surtout l’eau douce, une eau stagnante qui a perdu sa propriété purifiante ; dans ses contes fantastiques, la peur joue d’ailleurs le rôle le plus important dans la découverte d’une improbable vérité car la mort, comme la peur, est connaissance. Hasard signifiant ou symbole, Maupassant débute dans les lettres françaises en 1880, l’année même de la mort de Flaubert, son mentor. Et c’est au bord de la mer, à Cannes, qu’il tente de se suicider le 1er janvier 1892, hanté par l’invisible qui se manifeste dans ses derniers contes comme Le Horla (1887), La Peur, La Main gauche (1889), Lui ?, Solitude ou encore L’Endormeuse. Si l’eau n’y est pas présente, on peut toutefois l’assimiler aux vagues ténébreuses de l’inconscient.
* L’eau chez Edgar Allan Poe
Pratiquement inconnu de son vivant, du moins à l’étranger, Poe passe à la postérité en partie grâce à Baudelaire qui traduit ses nouvelles, et à Mallarmé qui traduit ses poèmes. Né à Boston, vivant à Baltimore[19], deux ports, Poe présente une signature où l’eau est aussi flagrante que chez Maupassant mais peut-être bien plus dangereuse.
Marc Saporta[20] écrit à propos de ses Contes fantastiques : « Cette conception cosmique de la Peur trouve à s’intégrer chez Poe, de préférence, dans l’élément le plus chargé de symboles, celui qui de tous les temps a fourni aux philosophes leurs cosmogonies les plus aventureuses et aux peuples leurs rêves d’évasion les plus prenants ; l’eau, la mer qui, pour certains philosophes de l’Antiquité figurait le devenir de toute la créations, la dissolution dont les âmes étaient menacées après la mort. »
Poe écrit de nombreux récits maritimes. L’un de ses premiers contes, qui lui rapporte cinquante dollars, ne s’intitule-t-il pas Le Manuscrit trouvé dans une bouteille ? Il titre l’une de ses nouvelles Descente dans le Maelström. Nos attarderons sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[21], une variation sur le thème du bateau-fantôme, que Bachelard qualifie comme « un des grands livres du cœur humain » dans son étude publiée en 1944 pour servir d’introduction à l’ouvrage.
Durant la première partie du voyage, le jeune narrateur affronte tempêtes rugissantes, et déferlement des vagues, « l’eau lourde de l’univers » dont parle Bachelard, qui traduisent une conception cosmique de la peur, parallèle aux profondeurs de l’âme humaine et du subconscient. La peur de la tempête et des éléments déchaînés ne serait que la peur du réel et de l’univers, ressort du récit. L’ouvrage est alors présenté par ses premiers éditeurs comme le récit d’un authentique voyage de découverte aux confins inexplorés de l’Océan Antarctique. L’odyssée énigmatique du jeune homme de Nantucket, le mystère qui plane autour de sa disparition au large du pôle Sud, ainsi que la nature de la « figure humaine voilée » qui clôt le récit ont par ailleurs donné lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.
Bachelard précise qu’avec l’escapade à bord de « l’Ariel » commencent « les puissances du cauchemar ». Voyage réel ou imaginaire, il est soumis à des forces lourdes, tourmentées et angoissantes, et, poursuit Bachelard, sources de de « rêveries singulières, de cauchemars et d’hallucinations qui révèleront de grandes profondeurs psychologiques. » Plus loin, il écrit que « l’homme doit sans cesse lutter contre tout un univers. » Tel est le drame humain : face au monde, Arthur Gordon Pym, l’aventurier solitaire, lutte pour sa survie. La rencontre de « l’Ariel » avec un « brick mystérieux » rappelle, sous une forme au caractère fantastique atténué « le bateau des morts » du manuscrit trouvé dans une bouteille.
Dans la dernière partie du récit, le continent nouveau qu’abordent les explorateurs, dominé par un étrange animal blanc, serait placé sous le signe de « la nature trompeuse », dit Bachelard, l’eau en premier lieu : le narrateur « ne sait vraiment comment [s]’y prendre pour donner une idée nette de la nature de ce liquide[22] […] ; elle n’avait jamais […] l’apparence habituelle de la limpidité […]. Elle ressemblait un peu, quant à la consistance, à une épaisse dissolution de gomme arabique dans l’eau commune. » Eau insolite, « premier anneau défini de cette vaste chaînes de miracles apparents » que le narrateur va expérimenter.
Après « les îles introuvables », le décor de l’île de Tsalal, « l’île aux abîmes » de Poe, est en effet « dynamiquement troublé » dit Bachelard, avec cette eau gluante et les « exhalaison suffocantes de la terre humide ». Le sol est noir, qu’il soit « granit » ou « marne ». En note, le narrateur ajoute : « La marne était aussi noire. En somme, nous ne remarquâmes dans l’île aucune substance qui fût d’une couleur claire. »
L’eau mélangée à la terre, qu’elle soit vase ou boue, serait ainsi d’une nature pervertie, ayant perdu évidemment toute propriété purifiante. Et l’eau gelée ou la glace expriment en quelque sorte la stagnation à son plus haut degré symbole de stagnation psychique.
Mais plus l’expédition avance vers le sud, plus il fait chaud et la glace disparaît : « la température de l’eau était alors vraiment trop chaude pour laisser subsister la moindre glace. » Phénomène insolite évidemment qui s’accommode de cette « région de nouveauté et d’étonnement. » Le voyageur remarque une « haute barrière de vapeur grise et légère » et note que l’eau « perdit bientôt sa transparence et prit une nuance opaque et laiteuse. » Au fil de la navigation, cette vapeur devient une « cataracte sans limite, roulant silencieusement dans la mer du haut de quelque immense rempart perdu dans le ciel », le regard se heurte aux « profondeurs laiteuses de l’océan ». Et que signifie ce « chaos d’images flottantes et indistinctes » ?
En sortant du labyrinthe, en émergeant du gouffre qui a failli l’ensevelir, le narrateur n’a-t-il pas subi une renaissance l’ouvrant à ce monde nouveau ? « J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides », écrit Arthur Rimbaud ; bien avant lui, Arthur Gordon Pym s’est embarqué, lui aussi sur un « Bateau Ivre », l’aimantant vers une terre fantastique. Il est vrai que les imaginations du 19e siècle sont hantées par la découverte des pôles où après Parry, s’illustreront Nansen, Scott et Shackleton : Poe ne peut être que sensible à l’exploration des terrae incognitae. Mais ici, l’odyssée relève moins d’un « immenses dérèglement de tous les sens » que d’une vision où le réel perd peu à peu ses droits au profit de l’imaginaire, sans jamais cesser, cependant, d’obéir aux lois d’une logique hallucinée, définition même du fantastique. Baudelaire écrit à ce sujet : « Chez lui [Poe], toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un tourbillon […]. On sent tout d’abord qu’il s’agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l’intérêt repose sur une imperceptible déviation de l’intelligence, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés. »
Audace et imprudence. En ce sens, on peut dire que chez Poe, l’eau est plus menaçante que chez Maupassant. D’où peut-être l’alcoolisme de « l’ivrogne de Baltimore », attiré par l’eau-de-feu…
Ainsi, Poe et Maupassant plongent dans les profondeurs de l’âme humaine et de l’inconnaissable. Selon Bachelard, il semblerait que l’eau, plus que tout autre élément, soit par essence le symbole de l’inconnu.
S’inspirant des anciennes cosmogonies qui proposent une division fondamentale de tous les phénomènes en deux catégories antagonistes, régies pas les symboles de l’eau et du feu, de l’humide et du sec, Bachelard aborde le feu.
Deuxième Partie – Le Feu
Proust rêve autour d’une madeleine et Bachelard d’une gaufre : « Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. »
Rappelons brièvement que La Psychanalyse du Feu est le premier des ouvrages consacrés aux quatre éléments, le seul élément que l’auteur est parvenu à « rationaliser », selon ses propres termes, et à intégrer dans une approche purement psychanalytique dont il s’éloignera par la suite. Il affirme : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu […]. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenus rationalistes à l’égard du feu. » Bachelard aborde ici le problème de l’art, subjectif par essence, singulier, voire unique. Sa « psychanalyse » des études prétendues scientifiques mais en réalité artistiques sur les éléments le mène à affirmer que « l’objectivité scientifique n’est passible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat. » L’artiste, ici l’écrivain ou le poète, ne rompt pas avec l’objet : il coïncide avec lui. Claudel le dit autrement : « Toute connaissance est une co-naissance. »
Il commence son étude du feu par le Feu originel, la poursuit avec le Feu de joie et la clôture avec le Feu spirituel. L’extrait choisi en exergue de cette deuxième partie illustre bien les sensations vécues dans son enfance – et les plaisirs du monde originel -, puis le « plaisir du luxe » assimilé à la joie, enfin cette « excitation spirituelle » de la création. Quant à « manger du feu », n’est-ce pas le prélude à toutes les transmutations ultérieures du Grand Oeuvre ?
Pour éclairer son propos, il choisit des auteurs germaniques, Novalis (1772-1801), Hölderlin (1770-1843), Goethe (1749-1832) et Hoffmann (1776-1822). Il accorde une place prépondérante au premier puisqu’il est au centre du chapitre III, titré « Le complexe de Novalis » ainsi qu’au dernier, qui fait l’objet du chapitre VI, titré « Le complexe d’Hoffmann ».
Nous allons donc tenter de démontrer en quoi l’élément Feu, comme toutes les images, est foyer de rêverie et source de création littéraire chez ces écrivains qui, notons-le, appartiennent au romantisme allemand, antérieur au nôtre. Nous savons déjà que selon Bachelard, le courant romantique relève du Feu, particularité intéressante pour un lecteur qui associerait plus volontiers le romantisme[23] à l’eau et à ses rêveries. Mais pour le philosophe, le courant romantique relève davantage de la consumation totale du Moi dans la nature et de sa dispersion dans les choses. Il évoque Empédocle qui se serait jeté dans l’Etna et Héraclite qui considère le feu comme le principe premier d’un univers en perpétuel devenir, symbole de la lutte et de l’unité des contraires, de la vie et de la mort.
* Le Feu chez Goethe
Il s’agit du jeune Goethe, celui des Souffrances du jeune Werther, où le héros, victime d’un amour malheureux, finit par se suicider. Le roman est largement autobiographique et Goethe dira plus tard qu’en « suicidant » Werther, il s’était sauvé la vie. Flamme, passion et enthousiasme sont typiques de ce préromantisme allemand, le « Sturm und Drang », que l’on pourrait traduire par « Tempête et Tension[24] ». Mais Goethe parvient à canaliser et à structurer cette énergie : au lieu de ses suicider comme son héros, il écrit. Transmutation de la vie par l’écriture.
Très jeune également, il commence à rédiger son Premier Faust. Le personnage de Faust ne serait-il pas l’allégorie de l’alchimiste qui cherche à fabriquer de l’or, - c’est-à-dire à retrouver sa jeunesse – dans le feu originel, jamais éteint, qui cherche à éclairer le monde ? Et que dire de la présence de Méphistophélès, roi des Enfers, de « La Nuit de Walpurgis » et de « La Cuisine de la sorcière » ? La description de cette dernière est précise : « Sur un âtre bas, un grand chaudron bout sur le feu. Dans la vapeur qui en sort apparaissent des formes diverses[25]. » Vapeur d’eau, soit, mais née du feu propice aux rêveries goethéennes qui ne font nulle distinction entre le Mal et le Bien car, comme chez Héraclite, on y retrouve l’union des contraires.
D’ailleurs, lorsque Bachelard écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », il ne formule pas un jugement de valeur ou d’ordre moral, laissant entendre que le feu est porteur de fascination et qu’il obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. Le feu est universel, porteur de malheur ou/et de bonheur comme dans cette évocation de son enfance : « Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. » Chez Goethe, c’est une guenon qui prend soin du feu, sbire de Méphistophélès ; chez Bachelard, c’est une figure tutélaire et bienveillante. Mais au bout du compte, il s’agit d’entretenir le feu et de le maîtriser : à la fois instrument du démiurge et du démon, le feu – comme l’eau – est source de destruction[26] mais aussi de chaleur et de vie et donc, de création.
* Le Feu chez Novalis
A la différence de Goethe, la production poétique de Novalis est aussi intense que courte. Il fait partie du groupe romantique d’Iéna, que l’on qualifie de « premier romantisme », compose notamment le recueil de poèmes Hymnes à la nuit et laisse inachevé son roman Heinrich von Ofterdingen.
Bachelard écrit à son propos : « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité […]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour. » Il existe donc un lien entre le feu et la sexualité, ce dont l’on ne peut douter. Il ajoute : « Le frottement est une expérience fort sexualisée. L’amour est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu. » Ce frottement est celui des premiers hommes qui faisaient naître le feu en frottant deux morceaux de bois. Le complexe de Novalis serait cette impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée et la conscience d’une chaleur intime. Il cite Novalis : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de lumière et d’ombre et le désir de l’Ether chaud et pénétrant. » Novalis serait-il cet amant vigoureux, à la recherche d’une chaude intimité terrestre et de désirs comblés ? Mais il sera toujours frustré et ne trouvera pas de volupté avec ses partenaires. Il se fiance secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn, alors âgée de douze ans, et qui meurt deux ans plus tard. Expérience bouleversante, à l’origine de sa méditation poétique : il se prend à rêver et idéaliser la femme aimée trop tôt disparue, à la recherche de cette inaccessible « fleur bleue » vue en rêve, comme le héros de son roman inachevé. Il reçoit toutefois la grâce sanctifiante et salvatrice de l’écriture, une écriture quelque peu mystique où la Nature prend la place de la femme aimée, une nature idéalisée et créée de toutes pièces : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. » On peut chercher l’esprit du monde dans la nature comme en soi-même car l’homme porte l’univers en lui : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »
En 1798, il se fiance à nouveau avec Julie von Charpentier ; cette fois, c’est lui qui meurt trois ans plus tard, peu avant son mariage. Ainsi, le feu sexuel de Novalis et la chaude intimité qui en découle restent plus ou moins au conditionnel.
* Le Feu chez Hölderlin
Hölderlin sombre dans la folie relativement jeune, non sans avoir produit une œuvre remarquable, notamment un roman, Hypérion, et trois versions d’une tragédie restée inachevée sur le philosophe Empédocle qui, rappelons-le, choisit de se jeter dans l’Etna selon la légende, une manière comme une autre, en plongeant dans le feu originel, de se fondre dans la Nature.
Arrêtons-nous brièvement sur la théorie d’Empédocle et sa philosophie de la nature, en rapport avec les quatre éléments de Bachelard. Les premiers philosophes grecs réfléchissent sur l’origine du monde : puisque rien ne naît du néant, existe-t-il une matière originelle, un principe premier, dont tout découlerait ? Chacun donne sa réponse et la philosophie reste dans l’impasse jusqu’à la proposition d’Empédocle : la confusion serait due à l’hypothèse de départ qu’une seule substance parmi les quatre « racines » élémentaires – terre, air, feu, eau – est à l’origine de tout : selon lui, ces éléments s’unissent, se séparent et se mélangent sans cesse, selon le principe de l’attirance qui unit et de la répulsion qui désunit, de l’amour et de la haine. S’il oublie la raison de cet assemblage pour créer la vie, il crée, et c’est intéressant, la distinction entre élément et force, rapprochant ainsi son propos de la science, qui différencie les matières élémentaires et les forces naturelles.
Hypérion, quant à lui, choisit le parti de la vie, au sein de cette Nature qui se fait univers. Dans la mythologie grecque, Hypérion est un des frères des Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa ; il épouse sa sœur et fonde une famille dont les enfants sont Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore). Selon la Théogonie d’Hésiode, Hypérion représenterait le soleil en son zénith, l’équivalent d’un Dieu primordial.
On pourrait parler de mort cosmique pour Empédocle et de vie cosmique pour Hypérion, le point commun étant cette nostalgie infinie, la Sehnsucht, qu’éprouvent les romantiques allemands – et plus tard les romantiques français – pour une nature fortement idéalisée dont Hölderlin se sent précisément exilé. A la différence de ses héros, il choisit une autre voie, celle de la folie : le poète est pétri d’un feu philosophique à la force latente qui se manifeste violemment, et dont l’intensité le mène hors des sentiers battus de la raison.
* Le feu chez Hoffmann
Bachelard fait de Hoffmann l’objet de son chapitre VI, titré « L’alcool ; l’eau qui flambe ; le punch : le complexe de Hoffmann ; les combustions spontanées ». Titre révélateur s’il en est de l’œuvre et de l’existence d’Hoffmann, grand buveur devant l’Eternel, tout autant que ses personnages qui s’adonnent volontiers au punch, soir de fête ou non. L’alcool fort est source d’excitation poétique flamboyante et de fantasmagories étincelantes, source de création poétique luciférienne et de lucidité foudroyante, évidemment destructrice. Hoffmann écrit surtout des ouvrages fantastiques, notamment Le Vase d’or, Le Double, Princesse Brambilla et Les Elixirs du diable qui renvoient au thème du double. Et Bachelard de s’enflammer à son tour : « L’eau de vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et s’enflamme à la moindre étincelle. » Ainsi, la douce chaleur intime et rassurante du feu de Novalis se transforme en feu satanique et fulgurant chez Hoffmann, qui n’est pas sans rappeler celui de la cuisine des sorcières de Goethe. Le « complexe de Novalis » fait place au « complexe d’Hoffmann ».
Cet alcool, chaud et sec, a pour fonction première de chauffer, brûler et s’enflammer et porte à divers excès ; mais le feu étant purificateur, il porte aussi à descendre vers ses propres profondeurs afin d’en extraire la quintessence, à envisager l’aspect nocturne de l’existence, proche du surnaturel. Eau-de-vie inflammable et volatile certes, mais eau de la vie… Hoffmann parviendra à structurer les images poétiques nées au cours de ses beuveries habituelles dans les tavernes de Bamberg, fantastiques sans doute mais innovantes à son époque, le tout début du 19e siècle. L’eau de feu comme source du génie créateur, de l’intuition fulgurante et de la lucidité foudroyante ? Cette idée de génie artistique est la quintessence de l’esprit romantique : si le romantisme allemand est une réaction contre le culte de la raison cher à Kant, il n’en reste pas moins que ce philosophe a souligné l’importance du sujet sur la voie de la connaissance, transformé par ses successeurs en culte du moi.
Le génie d’Hoffmann, quel qu’il soit, ne s’accorde guère avec la légalité qu’il ne respecte dans aucun domaine de son existence, principalement dans ses relations amoureuses. Excellent musicien et à court d’argent, il apprend le solfège à une très jeune fille, Julie Marc, dont il tombe maladivement amoureux. Il écrit dans son Journal qu’il brûle et se consume pour elle, termes frelatés sans aucun doute mais l’amour a toujours relevé du feu. Cet amour impossible et déraisonnable dure de 1809 à 1814. Lucidité, avons-nous dit : au paroxysme de la passion, il prend conscience que « cet amour de collégien », aussi sublime que chimérique, peut devenir une source artistique, comme il le note dans à la date du 31 janvier 1811.
Relisons ces entrées du Journal pour l’année 1812[27].
« 4 janvier : Concert. Chanté en duo avec Kch.[28] Après, la « Rose.[29] » Etat d’âme des plus exotiques[30]. Amères expériences. Choc du monde poétique avec le monde prosaïque. Exaltatione, exaltatione grandissima (sic).
9 janvier : Kch. Evénements étranges et contradictoires […]. La perte plane sur ma tête et je ne peux l’éviter.
19 janvier : Kch. Kch. Kch. O Satanas, Satanas. Je crois voir apparaître derrière ce démon le fantôme de quelque chose de hautement poétique, et en ce sens Kch. ne serait à considérer que comme un masque ».
C’est le masque du héros du Vase d’or, Anselme, et de toute les productions futures d’Hoffmann, lorsqu’il aura surmonté son amour en le sublimant, donnant ainsi forme à une intuition qui est l’inspiration poétique, image d’un au-delà inaccessible en ce bas monde. L’eau-de-feu, ce paradis artificiel, et l’amour vecteurs de création sont bien des topoï du romantisme.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard prête à l’alcool le même pouvoir créateur chez Edgar Poe, alcoolique notoire, mais il lui apporte l’oubli et la mort. En revanche, chez Hoffmann, il est porteur de vie : l’eau-de-vie du punch s’enflamme, née en quelque sorte de la magie alchimique de l’alambic : l’eau flambe et, selon Bachelard, « quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu. »
Conclusion
On peut s’interroger sur le choix de Bachelard pour illustrer ses propos sur le feu, le romantisme allemand. Pourquoi ne pas lui avoir préféré nos romantiques français ? Et, en ce qui concerne l’eau, pourquoi avoir choisi un étranger ? Bachelard, esprit curieux et habile transmetteur, est soucieux d’habiter le monde des hommes, le monde extérieur et le monde intérieur, comme en témoigne son intérêt pour la psychanalyse, source de spiritualité. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de constater que si Bachelard est un peu tombé dans l’oubli en France, il n’en est pas de même à l’étranger où fleurissent les études bachelardiennes, notamment en Amérique latine et en Extrême-Orient. Lui reproche-ton sa carrière d’autodidacte, ses débuts comme employé des postes, un parcours pour le moins original qui fait réfléchir un philosophe sur l’histoire des sciences et leur essence même, leur « matérialisme rationnel » dont elles doivent se délivrer ? Nul n’est prophète en son pays : l’espace culturel français est bien frileux.
[1] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, P.U.F., 1960
[2] 1884-1962.
[3] Gérard Genette, Figures I, Seuil, 1966.
[4] Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948.
[5] In Psychologie et alchimie, 1943.
[6] Gallimard, 1938.
[7] Corti, 1942.
[8] Corti, 1943.
[9] Corti, 1948.
[10] Ibidem.
[11] Les innombrables versions de la Bible proposent des variantes à ce verset.
[12] « Les poètes seuls devraient s’occuper des liquides. » (Novalis, Les Disciples à Saïs)
[13] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Laffont, première édition 1969.
[14] Genette, op. cit.
[15] Bachelard poursuivra son étude d’Edgar Poe dans L’Air et les songes.
[16] Il intègrera ensuite le ministère de l’Instruction publique.
[17] Il est atteint de syphilis.
[18] 1880.
[19] Il mourra à New-York.
[20] Revue Americana, numéro 10, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, février 1993.
[21] Ouvrage publié en 1838 aux États-Unis et en Angleterre, et dont Baudelaire donne une première traduction en 1858. Nous utilisons ici cette traduction (Club français du livre, 1947).
[22] Des nombreux cours d’eau sillonnent l’île.
[23] Du moins le romantisme français.
[24] Le terme reste à peu près intraduisible. Il existe dans le vocable « Drang » une nuance de force, de poussée, de pénétration.
[25] Faust, Goethe, Editions Montaigne, traduction bilingue Aubier.
[26] Lucifer signifie « porteur de lumière céleste ».
[27] Le Vase d’Or, Hoffmann, collection bilingue Aubier, 1942, Introduction de Paul Sucher.
[28] Un des surnoms qu’il donne à la jeune fille.
[29] Nom du cabaret où il a ses habitudes.
Date de dernière mise à jour : 09/04/2024