« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Heureux qui comme Ulysse - Du Bellay

Commentaire composé du poème « Heureux qui comme Ulysse… » (Du Bellay, Les Regrets, XXXI)

   Dès les premiers sonnets des 191 pièces qui composent le recueil des Regrets, publié en 1558, Du Bellay en souligne le caractère nouveau et intimiste, propre à lui servir de confident et à le consoler de ces « ennuis » qu’il évoque à différentes reprises. Il ne s’éloignera pas pour autant des propos tenus dans la Défense et Illustration de la langue française (1549), manifeste fondateur de La Pléiade, mais il explore une inspiration plus naturelle et ordinaire, « sans rechercher ailleurs plus graves arguments », écrit-il dans le sonnet IV.

   Le poème « Heureux qui comme Ulysse… » s’inscrit dans cette démarche de sincérité et de simplicité puisque Du Bellay y fait part, lors de son décevant séjour à Rome qui dura quatre longues années[1], de sa nostalgie du pays natal, dans une veine narrative et descriptive et selon un mode lyrique, voire élégiaque. Le poème présente donc un intérêt à la fois documentaire et humain, nous rapprochant en cela de l’Humanisme de la Renaissance, éveillant en nous une résonance émotionnelle.

   C’est ainsi que Du Bellay esquisse son paysage intérieur, celui d’une âme en souffrance, proposant la géographie singulière d’un curieux voyage à rebours, voyage initiatique voué à l’échec qui se résume en une ode douloureuse à sa lointaine province natale, l’Anjou, se heurtant à la présence immédiate de l’Italie, dans une alternance et une opposition permanentes. Après le constat serein du départ plein d’espoir, s’installe le souvenir du pays aimé, un souvenir d’autant plus vif et une nostalgie d’autant plus prégnante que le retour se fait attendre, précipitant le poète dans une envolée impatiente où s’affrontent tour à tour deux pays, deux univers et, au bout du compte, deux civilisations.

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   Le sonnet débute par l’enthousiasme qui saisit le voyageur, parti à la conquête de nouveaux horizons et curieux d’expériences neuves. L’adjectif « Heureux » qui ouvre le vers et le poème rappelle la construction exclamative latine du Felix qui. L’isotopie méliorative se poursuit avec « beau » et « conquit ».  Il ne peut en être autrement pour celui qui va aborder aux rivages romains, se comparant, selon la tradition culturelle classique, à Ulysse ou Jason. Cette référence à l’Antiquité est habituelle à l’époque et il ne faut pas y voir la recherche immodérée d’un registre de langue soutenu. Le héros de l’Odyssée voyagea dix ans autour de la Méditerranée et le chef des Argonautes s’en alla conquérir la Toison d’Or dans le Caucase. Du Bellay ne songe-t-il pas également aux navigateurs de son temps qui découvrirent des pays lointains ? Avec la Renaissance en effet, l’Europe s’ouvrit au monde. Conquêtes, découvertes, exploits, tels sont en tout cas les jalons du voyage. Un voyage réussi pour Ulysse puisque le passé composé est le temps de l’accompli (« a fait ») ainsi que pour Jason : Du Bellay met l’accent sur le passé simple, « conquit », pour valoriser l’action qui passe ainsi au premier plan. La tournure exclamative de la strophe renforce l’exaltation et l’ardeur du voyageur.

   Un bonheur d’autant plus grand pour les deux héros qu’ils retrouvent leur patrie, Ithaque pour Ulysse, la Grèce pour Jason. Le champ lexical se modifie et se fait plus serein avec l’ « usage », la « raison » et l’ « âge ». Apparaissent aussi les « parents », la famille, tellement présente dans l’Iliade avec Laërte, son père, Télémaque, son fils, et Pénélope, sa tendre épouse. La ponctuation expressive se veut également affective : Du Bellay partage les joies du voyage, et il s’identifie à ses héros, « heureux » du retour. Là encore, il emploie le passé composé avec « est retourné » pour indiquer l’accomplissement ; l’infinitif « vivre » du quatrième vers indique que cette fois, le temps s’absente définitivement. L’Impression de quiétude est renforcée par les rimes embrassées |abba| où le voyageur semble à l’abri après le « voyage » aventureux, par la tonalité calme et ample des assonances en |a | et celle, plus assourdie du |on|. La geste est dite, et bien dite.

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   Du Bellay surprend alors son lecteur qu’il vient d’inviter à partager son voyage, et ce de différentes manières.

   On note certes un même point d’exclamation, mais après un « hélas » douloureux qui s’oppose à l’adjectif « heureux » précédent, bien mis en valeur à la césure. Une ponctuation toujours expressive mais sous forme d’une interrogation qui unit la strophe entière dans une pénible attente, accentuée par le « Quand » initial et poursuivie par l’interrogatif « quelle ».

   Le poète exilé se prend à rêver avec mélancolie à sa terre natale au long d’un quatrain qui marque une pause, voire un retour en arrière, où il nous présente comme un tableau le paysage aimé, le mettant ainsi en parallèle avec le repos que goûtèrent les héros. Le discours descriptif utilise des réseaux lexicaux qui s’entrecroisent, celui du foyer et donc de la famille évoqués par le « village », la « maison », le « clos », jardin fermé propre à l’intimité, la « cheminée », et celui de la simplicité avec les adjectifs « petit » ou « modeste ». La synecdoque métonymique du deuxième vers[2] indique l’importance symbolique de cette unique cheminée : avec elle nous voyons « fumer » tout le village, image tranquille et quotidienne de la vie paysanne, qui suggère une douce couleur d’un gris bleuté apaisant les yeux et l’esprit du poète suivant des yeux cette fumée en un rejet évocateur du verbe en début de vers. Le tableau est en effet très visuel, avec les deux occurrences du verbe revoir. Le registre de langue courant ainsi que le lexique apparemment dépréciatif des adjectifs ne doit pas tromper le lecteur sur l’importance de ce lieu qui représente pour Du Bellay toute « une province, et beaucoup davantage » : il s’agit évidemment de la France, terre aimée dont il fait ainsi l’éloge dans le sonnet IX : « France, mère des arts… ».

   Après l’impersonnalité de la première strophe, le poète passe au « je » lyrique et à la plainte de l’individu, utilisant les déictiques à la première personne, dont on relève ici trois occurrences et qui iront se multipliant dans les deux tercets où Du Bellay se livre tout entier à son amour du pays natal, dans une opposition quasiment vers à vers avec sa terre d’exil.

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   Le poète se laisse emporter en une seule phrase passionnée qui couvre les deux tercets, ponctué d’un seul point-virgule marquant une courte réflexion, avant l’envol haletant des groupes nominaux ponctués de virgules. Les images se pressent, la pensée n’est plus de mise, nulle modalisation, aucun verbe, sauf le doublement insistant de plaire à tonalité fortement affective qui clôt le premier tercet ; notons également qu’après la tournure exclamative du premier quatrain et la forme interrogative du second, Du Bellay utilise ici la phrase affirmative et, après le futur du deuxième quatrain, le présent – déjà annoncé au vers 8 avec le verbe être -, indiquant clairement son état actuel, imposant ainsi son choix et rejetant Rome ; ce présent se rapproche d’un présent de vérité générale. Puis le langage hyperbolique et superlatif l’emporte avec cinq occurrences de « plus » placé à l’attaque de quatre vers sur six, en un parallélisme rhétorique à l’effet puissant.     

   Suit alors une énumération de l’architecture romaine à valeur descriptive, la majesté des « palais […] audacieux » - où l’on peut voir une discrète critique implicite de l’orgueil – en « marbre dur », un matériau solide mais froid, le Tibre, le mont Palatin célèbre pour ses temples et la mer à proximité. Du Bellay se fait ici guide touristique dévoilant les splendeurs de la ville. Mais splendeur ne rime pas avec bonheur dans son esprit.

   En effet, à chaque magnificence romaine, il oppose les qualités de sa province et de sa maison natale construite par « ses aïeux », la « fine » ardoise qui couvre les toits des demeures angevines, le[3] « Loire gaulois » et non français, faisant ainsi allusion à la longue histoire de son pays, qui vaut bien celle de Rome. Dans son élan de sincérité, il va même jusqu’à nommer son « petit » village natal, Liré, le confrontant sans crainte au « mont Palatin », l’adjectif ne redoutant pas la majuscule, dans une familiarité émue qui prend ici valeur d’éternité, inscrit dans le sonnet jusqu’à la fin des temps, à l’image des monuments antiques. Il va même jusqu’à l’évocation du climat, préférant la « douceur » des bords de Loire à la Méditerranée. Ici, le désir de provocation est net. L’Italie est en effet le séjour obligé pour tout homme de la Renaissance qui se respecte et il est de bon ton d’admirer ses merveilles, qu’elles soient architecturales ou géographiques. Nous savons pourquoi Du Bellay attaque ainsi un pays d’accueil dont il fait une terre d’exil, suite à de multiples déceptions dont il ne fait pas part ici, à la différence de la pièce XVI du recueil, « Cependant que Magny… ». Son propos ne vise pas à la satire élaborée et explicite, le discours n’est pas argumentatif, il relève de l’affectif et de l’émotion et vise à persuader ou séduire, non à démontrer ou convaincre. Dans ces tercets, le registre lyrique et élégiaque s’accentue sans fausse honte, contenu toutefois par la forme stricte du sonnet dont il joue de tous les accords.

   La facture des deux tercets en |ccd eed |ne correspond pas à la norme plus classique du |eed ede| mais, en matière de sonnets, une certaine liberté est admise. Les rimes suffisantes en deux syllabes, leur alternance en masculines et féminines contentent l’exigence poétique. Les assonances liquides en |ieux| évoquent d’abord les « aïeux » dans lesquels Du Bellay se fond : aucune consonne pour empêcher la fusion désirée ; par contre, le |c| de « audacieux », même s’il produit une certaine fluidité, accroche le regard et promet l’étonnement que vont satisfaire les allitérations suivantes.    Pour évoquer la morgue romaine, le poète utilise le |t| dur du « Tibre latin » et du « Palatin », rimes masculines ; en revanche, il convoque sa terre natale avec des rimes féminines : « ardoise fine », « douceur angevine ».

   On retrouve ces douces et fluides assonances et allitérations à l’intérieur des vers avec « Loire gaulois » et « petit Liré » dont le |p| solide répond vaillamment aux |t| du « mont Palatin ». On note un jeu homophone avec la double occurrence « mon » et « mont » : Du Bellay s’approprie sa patrie, son fleuve et son village pour se dresser fièrement face à l’une des sept collines romaines, introduite par l’article défini impersonnel. Les |on| rendent un son assourdi, mélancolique et grave. L’assonance en |oi,| possède la même valeur que celle en |ieux| une fusion peut-être plus intime encore, moins éclatante et d’autant plus sincère : au cœur du vers, le poète est au cœur de sa patrie.

   Notons aussi que l’emploi de longues diphtongues pour l’évoquer répond à l’utilisation de simples voyelles |a, u, i| pour caractériser Rome, comme « marbre dur », « Tibre latin », « mont Palatin », « marin » ou de diphtongues prononcées en une seule émission de voix, telles |ai| ; et l’accent circonflexe de « plaît » qui se double de celui de « bâti » attire l’attention, tel un toit protecteur sur la maison qui vaut bien le « front audacieux », façade orgueilleuse des palais romains.  

   La strophe et le poème s’achèvent sur la rime féminine et intimiste en |ine| d’un adjectif heureusement placé, pas n’importe lequel, celui formé sur la province natale, l’Anjou. En l’adjectivant, Du Bellay lui donne un tour familier et en le féminisant, une tonalité maternelle ; il s’agit d’une réplique discrète à l’ « Heureux » initial qui ouvre le poème, une résignation non dépourvue de joie toutefois, un retour à la source d’un sein maternel et consolateur. Telle est la pointe finale du sonnet, l’aveu sans détour d’un amour absolu.

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   En quatorze vers, Du Bellay nous livre implicitement le contenu de son expérience romaine dont il attendait tout. Bien commencée, à l’image des héros antiques, elle se révèle décevante et suscite en lui le regret de sa patrie perdue en des vers lancinants où le poète accompagne l’exilé. Un sentiment personnel et humain suscitant émotion et empathie et partagé par tous les expatriés. En ce sens, la Renaissance est bien un humanisme. Bien des poètes feront écho à Du Bellay, comme Lamartine avec « Milly ou La terre natale » au romantisme quelque peu larmoyant qui ne vaut certes pas l’émotion contenue et d’autant plus forte du sonnet de Du Bellay, le premier à oser titrer ainsi un recueil entier, Regrets.           


[1] Secrétaire de son oncle, le cardinal Jean Du Bellay, il souffrit des intrigues et de l’immoralité ambiante.

[2] « Fumer la cheminée » est un souvenir d’Homère (Odyssée, I, 58).

[3] Le nom du fleuve était masculin en latin.

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Date de dernière mise à jour : 09/04/2024