Le Carpe diem
Introduction
« Carpe diem », « Cueille le jour », a dit le poète latin Horace (Odes, I, XI, 8). Il s’agit de profiter des plaisirs de la vie quand il en est temps, avant que la vieillesse arrive. Cette invitation est un topos de la poésie amoureuse ou de la philosophie épicurienne (voir remarques infra).
On peut s’attarder sur deux poèmes de Ronsard, « Mignonne, allons voir si la rose... » (Odes) et « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle... » (Amours d’Hélène), sur les « Stances à marquise » de Corneille (1658) et, dans un autre registre, sur « Une Charogne » de Baudelaire (Les Fleurs du mal) et, plus récemment, sur le poème de Queneau « Si tu t’imagines, fillette... » (L’Instant fatal, 1946 – Chanson créée par Juliette Gréco).
Pierre Corneille (1606-1684)
A Marquise
Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.
Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits
On m'a vu ce que vous êtes ;
Vous serez ce que je suis.
Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.
Vous en avez qu'on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.
Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle,
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.
Pensez-y, belle marquise.
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.
Remarque
On connaît bien le théâtre de Corneille, beaucoup moins ses poèmes. Ces stances sont adressés à Marquise du Parc, belle, jeune et indifférente, comédienne renommée, aimée également par Racine.
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Mignonne, allons voir si la rose
A Cassandre
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las ! las ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
(Odes, I, 17)
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Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! »
Lors, vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard (1) ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux (2) je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.
(Sonnets pour Hélène, II, XLIII)
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Notes
(1) Ronsard a écrit en 1584 : « Qui, au bruit de mon nom ».
(2) A l’ombre (mot masculin) des myrtes, consacrés à Vénus et hantés, selon Virgile par les amoureux.
Remarques
Ronsard est toujours resté fidèle à Horace mais s’est également inspiré de Pindare et d’Anacréon. Épicurien comme Horace, il apprécie les douceurs – et malheurs ? - de l’amour. Les thèmes épicuriens sont ceux de la joie de vivre et de la joie d’aimer certes mais aussi de la fuite du temps et de la mort inexorable. Les chefs-d’œuvre de ce lyrisme se retrouvent dans les Amours de Cassandre, les Amours de Marie et les Sonnets pour Hélène.
A propos de l'épicurisme, sachons ce qui suit. Au fil du temps, l'austère épicurisme antique est devenu un pur hédonisme. Comment l'expliquer ?
Cette doctrine philosophique a pour fondateur le Grec Epicure (341-270 av. J.-C) qui enseigne à Athènes et dont les idées se répandent rapidement dans les pays méditerranéens ; elles sont reprises par le philosophe et poète latin Lucrèce (98-55 av. J.-C.). Epicure enseigne une physique matérialiste, élaborée à partir des atomes de Démocrite : le hasard règne sur un monde qui n'est que matière (les êtres et les choses naissent des rencontres fortuites d'atomes). Les dieux, l'âme immortelle, la Providence, la raison ne sont donc que chimères. Une morale en découle : ce matérialisme doit conduire l'homme à s'affranchir des craintes irrationnelles (comme la peur de l'au-delà) et à trouver la sérénité (ataraxie, délivrance des troubles passionnels). Si le critère du bonheur est bien le plaisir, ce plaisir cependant n'a pas grand chose à voir avec les passions ordinaires. Le sage doit s'écarter des troubles de l'amour, des embarras de la vie politique et goûter en toute liberté des plaisirs modérés (comme l'amitié). Car "Dieu n'est pas à craindre, la mort n'est rien pour nous, le bien est facile à obtenir, la souffrance aisée à supporter." L'épicurisme finit par être compris (à tort) comme un pur hédonisme, une morale se proposant uniquement la recherche du plaisir. La philosophie chrétienne ne peut y voir qu'un dévergondage condamnable de l'esprit et des sens.
- A propos de la Pléiade : ce sont les sept filles d’Atlas (goût de l’Antiquité) transformées en constellations.
- Remarque sur le symbole de la rose : c’est la fleur symbolique la plus employée en Occident et désigne la beauté parfaite. Elle symbolise l’amour pur. Notons qu’Athéna naquit à Rhodes, l’île des roses. Les rosiers étaient consacrés à Athéna et Aphrodite (déesse de l’amour). Chez les Grecs, la rose était une fleur blanche mais lorsqu’Adonis, protégé d’Aphrodite, fut blessé à mort, la déesse courut vers lui, se piqua à une épine et le sang colora les roses qui lui étaient consacrées.
A propos de Ronsard
Son enfance s’écoule au manoir de la Possonnière, près de Vendôme. Cadre austère, courses dans les bois, études capricieuses puis enseignement intensif au collège de Coqueret sous l’enseignement de Daurat, dont découlera la Pléiade. Il restera toujours attaché à cette région. Depuis le 14e siècle, les Ronsard sont les gardes forestiers de la forêt de Gastine. À la fin du 15e, le grand-père de notre Ronsard fait construire le corps principal du bâtiment actuel. Son père décore le manoir dans le goût de la Renaissance, avec signatures et devises représentatives de l’humanisme, notamment sur la cheminée monumentale. Le petit Pierre quitte le manoir à douze ans pour devenir page à la Cour (son père a servi comme maître d’hôtel des enfants royaux). Il y revient à dix-sept ans, malade, inapte au service des armes et il embrasse la carrière ecclésiastique Poésie bucolique du Vendômois, fontaine Bellerie, prieuré de Croixval avec « la fontaine à la salade. »
Pour visiter:
https://www.lesrendez-vousdelapossonniere.fr/le-manoir-de-la-possonni%C3%A8re/
Amour de la nature, des jardins, des roses... Jusque dans sa dernière demeure, le prieuré de Saint-Cosme, ceint de jardins et de roseraies (motif central de la poésie galante). La maison du prieur accueille Ronsard dès 1565 jusqu’à sa mort. Cette année-là il y accueille Catherine de Médicis et son fils Charles IX, lors de leur séjour au château de Plessis. Une charge sans trop de contraintes pour le prieur. Il écrit quatre à cinq heures par jour, le matin, se promène et jardine. Sa maison est très simple : deux pièces au rez-de-chaussée servent à son secrétaire ; à l’étage, une grande salle et un petit cabinet de travail auquel on accède par un escalier en colimaçon. Il y travaille à l’édition complète de ses œuvres
Pour visiter
https://www.prieure-ronsard.fr/
Sources de ce paragraphe : Mes Maisons d’écrivains, Evelyne Bloch-Dano, Stock, 2019.
Charles Baudelaire (1821-1867)
Une charogne
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
(Les Fleurs du Mal)
Raymond Queneau
Si tu t'imagines fillette
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
*
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
*
les beaux jours s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers ce que tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures.
(L'Instant fatal)
* * *
Date de dernière mise à jour : 11/03/2022