Mode dans L'Île de la raison
Critique de la mode dans L'Ile de la raison (Marivaux, 1727) - Acte II, scène 6
L’Ile de la raison (1727) n’a aucun succès et n’est représentée que quatre fois. Les recettes de la Comédie Française tombent de 1915 livres 10 sols, le soir de la première (jeudi 11 septembre), à 241 livres 10 sols, le mercredi 17 septembre.
Action dramatique certes inégale, mais œuvre importante où Marivaux exprime clairement son opinion sur la société, notamment sur les femmes dans le passage ci-dessous (scène 6 de l’acte II) : Spinette reproche à la Comtesse, sa maîtresse, « jeune, belle et fille de condition » d’être devenue « une étourdie, une sotte et une glorieuse » et lui donne des exemples :
« Songez, par exemple, à ce que c’est qu’une toilette […]. Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d’outils pour votre visage qui était sur la vôtre ? […] Bon ! Est-ce que le visage d’une coquette est jamais fini ? Tous les jours on y travaille : il faut concerter les mines, ajuster des œillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper ? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez ; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier : il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur ; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux ; tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main ; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions ! Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit : il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre. […]
Et notre ajustement ! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré ! et le choix des rubans ! Mettrai-je celui-là ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci ; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit ; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc ? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont ! La coquetterie reste dans la disette ; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche ; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève : voilà cette tête en état : voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime ? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah ! le beau coup, si on pouvait l'attraper ! […]
Ne vous troublez point, Madame ; c'est un cœur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance : qui sont-ils ces gens-là ? de quelle maison ? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi ? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs ; cet air altier avec lequel on prend sa place ; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci ? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras ? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers ? ils devenaient hagards. Étaient-ils doux ? les voilà bêtes. Étaient-ils vifs ? les voilà fous. À vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces ? ah ! la bamboche [1] ! Était-elle grande et bien faite ? ah ! la géante ! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire. »
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Notes
[1] Se disait d’une personne de petite taille.
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Date de dernière mise à jour : 01/11/2017