Elisabeth Hamilton
Beauté fatale dans Les Mémoires du comte de Gramont
Les Mémoires du comte de Gramont d’Antoine Hamilton, publiés anonymement en 1713, furent immédiatement un succès et le demeurèrent jusqu’à la Révolution. Chamfort témoigne que pour sa génération, ce livre « était le bréviaire de la jeune noblesse. »
Dans le Chapitre IV, Hamilton écrit : « La gloire dans les armes n’est tout au plus que la moitié du brillant qui distingue les héros. Il faut que l’amour mette la dernière main au relief de leur caractère, par les travaux, la témérité des entreprises et la gloire des succès. »
Il est donc question, avant tout, d’amour et de femmes. Voici le portrait de celle que Gramont épousera plus tard, en laquelle il reconnaît un être à sa mesure, Elisabeth :
« Elle avait la plus belle taille, la plus belle gorge et les plus beaux bras du monde. Elle était grande, et gracieuse jusque dans le moindre de ses mouvements. C’était l’original que toutes les femmes copiaient pour le goût des habits et l’air de la coiffure. Elle avait le front ouvert, blanc et uni ; les cheveux bien plantés, et dociles pour cet arrangement naturel qui coûte tant à trouver. Une certaine fraîcheur, que les couleurs empruntées ne sauraient imiter, formait son teint. Ses yeux n’étaient pas grands ; mais ils étaient vifs, et ses regards signifiaient tout ce qu’elle voulait. Sa bouche était pleine d’agréments, et le tour de son visage parfait. Un petit nez délicat et retroussé n’était pas le moindre ornement d’un visage tout aimable. Enfin, à son air, à son port, à toutes les grâces répandues sur sa personne entière, le chevalier de Gramont ne douta point qu’il n’y eût de quoi former des préjugés avantageux sur le reste. Son esprit était à peu près comme sa figure. Ce n’était point par ces vivacités importunes, dont les saillies ne font qu’étourdir, qu’elle cherchait à briller dans la conversation. Elle évitait encore plus cette lenteur affectée dans le discours, dont la pesanteur assoupit ; mais, sans se presser de parler, elle disait ce qu’il fallait, et pas davantage. Elle avait tout le discernement imaginable pour le solide et le faux brillant ; et, sans se parer à tout propos des lumières de son esprit, elle était réservée, mais très juste dans ses décisions. Ses sentiments étaient pleins de noblesse ; fiers à outrance, quand il en était question. Cependant elle était moins prévenue sur son mérite qu’on ne l’est d’ordinaire quand on en a tant. Faite comme on vient de dire, elle ne pouvait manquer de se faire aimer : mais loin de le chercher, elle était difficile sur le mérite de ceux qui pouvaient y prétendre. »
Il est évident qu’à côté d’Elisabeth, les autres jeunes filles font pâle figure, ainsi cette « dame Mme Warenhall, ce qu’on appelle proprement une beauté tout anglaise ; pétrie de lys et de roses, de neige, de lait quant aux couleurs ; faite de cire à l’égard des bras et des mains, de la gorge et des pieds, mais tout cela sans âme et sans air. »
On comprend que la beauté, en ce siècle de l’intelligence, ne se conçoive pas sans l’esprit.
Plus sérieusement...
Au début des Mémoires, en 1643, le protagoniste, âgé de 22 ans, vient de rejoindre l’armée française dans le Piémont ; l’ouvrage s’achève en 1662 juste avant son mariage à Londres avec Élisabeth Hamilton, la sœur de son biographe, Hamilton.
Un récit rétrospectif de 13 chapitres, conforme à la manière des romans héroïques, le mène du siège de Turin à la conquête d’Élisabeth, en passant par l’attaque d’Arras, les galanteries de la cour de France, puis celles de la cour d’Angleterre, au fil d’anecdotes réunies par l’unité de lieu. Aristocrate sceptique et libertin, Gramont est séduit par la belle Élisabeth et conquiert son cœur en devenant un parangon de vertu.
Hamilton, gentilhomme écossais d’origine irlandaise, gagne la France à la mort de Charles Ier, revient en Angleterre dès la restauration des Stuarts et accompagne Jacques II dans son exil en France où il s’installe définitivement. Ses Mémoires de la vie du comte de Gramont consacrent come écrivain ce déraciné, intime de Saint-Évremond et connu comme épistolier et poète de salon. Sacrifiant à la mode, il écrit aussi des Contes publiés après sa mort, où il démystifie les procédés du récit merveilleux. Autobiographie fictive écrite à la troisième personne avec une distanciation ironique, les Mémoires associant esprit, vivacité, désinvolture et badinage, annoncent le style de Voltaire et symbolisent, selon Sainte-Beuve, l’« esprit français ».
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