Mme de Staël, héroïne d'Adolphe ?
Qui est donc Ellénore, l'héroïne d'Adolphe ? Sainte-Beuve remarque :
« ... Benjamin Contant a voulu exprimer dans Adolphe tout ce qu’il y a de faux, de pénible, de douloureux dans certaines liaisons engagées à la légère, où la société trouve à redire, où le cœur, toujours en désaccord et en peine, ne se satisfait pas, et qui font le tourment de deux êtres enchaînés sans raison et s’acharnant, pour ainsi dire, l’un à l’autre. La femme du roman, Ellénore, est certainement la plus noble des déclassées, mais elle n’en est que d’autant plus déclassée, et elle le sent, elle en souffre. Son jeune ami en souffre pour elle, pour lui-même. Après le premier charme passager de l’amour ou de la possession, toutes les inégalités se prononcent. Celle de l’âge n’est pas la moindre : Ellénore a dix ans de plus qu’Adolphe ; elle l’aime trop, elle l’aime de ce dernier amour de femme qui n’est pas le moins tyrannique, elle l’en excède et l’en importune. Il a provoqué de sa part des sacrifices et un absolu dévouement dont presque aussitôt il ne sait que faire. En vain, il voudrait se dissimuler et lui cacher, à elle, son ennui, sa lassitude ; elle n’est pas de celles qu’on abuse : nous assistons, dans une suite d’analyses merveilleuses de justesse et de vérité, à toutes les impuissances et à toutes les agonies convulsives de l’amour, à des reprises et à des déchirements réitérés et de plus en plus misérables. Cette étude faite évidemment sur nature, et dont chaque trait a dû être observé, produit dans l’âme lu lecteur un profond malaise moral, au sortir duquel toute fraîcheur et toute vie est pour longtemps fanée ; on se sent comme vieilli avant l’âge. [...]
À défaut de fraîcheur et de charme, il y a tant de vérité dans ce roman tout psychologique que, malgré les légers déguisements dont l’auteur a enveloppé son récit, on s’est demandé tout d’abord, quand le petit livre parut [1816], quelle était cette Ellénore, car certainement elle avait vécu, et l’on n’invente pas de semblables figures. La réponse de l’auteur et de ses amis aux questionneurs trop curieux fut alors fort simple. On répondit qu’Ellénore était une Mme Lindsay, « la dernière des Ninon[1] », ainsi que l’a appelée Chateaubriand, et qui avait été l’amie, la maîtresse d’un des hommes de la société vers le temps du Consulat, de Christian de Lamoignon. Les situations, en effet, étaient bien les mêmes, et le cadre convenait par ses entours. Mais de plus indiscrets ont voulu chercher plus avant ; et comme le héros du livre, Adolphe, est évidement le portrait de Benjamin Constant lui-même, que celui-ci a bien l’éducation et la jeunesse qu’il donne à son personnage, qu’il a bien eu un père comme celui-là, d’apparence froide et sans confiance avec son fils, qu’il a bien réellement connu, dès son entrée dans le monde, une femme âgé, philosophe, telle qu’il nous la montre (Mme de Charrière), on a voulu le suivre plus loin et trouver, dans les tristes vicissitudes de la passion décrite, des traces et des preuves d’une de ses propres passions et de la plus orageuse. On sait en effet qu’attaché de bonne heure à Mme de Staël par un sentiment plus vif encore et plus tendre que l’admiration, il avait voulu, à une certaine heure et quand elle fut libre, l’épouser, lui donner son nom et qu’elle s’y refusa absolument : il lui aurait semblé, à elle, en y consentant, déroger à quelques égards, faire tort à sa gloire, et comme elle le disait gaiement, désorienter l’Europe. Cela n’empêchait pas qu’elle ne tînt fort à lui par le cœur. L’amour-propre de Benjamin Constant, au contraire fut blessé de ce refus, encore plus que son amour dès longtemps amorti par l’habitude. Des réveils bien cruels, pourtant, des déchirements et des scènes s’ensuivirent, dont les ombrages de Coppet auraient couvert et enseveli le souvenir, si l’un des hôtes de ce temps-là, M. de Sismondi, dans les lettres posthumes, publiées depuis peu, n’était venu se faire indiscrètement l’écho du mystère et rendre témoignage fidèle devant la postérité. [...]
[Sismondi écrit :] « Il [Constant] a évidemment voulu éloigner le portait d’Ellénore de toute ressemblance. Il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie ni celles de la personne n’ont aucune identité ; il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée : mais, à l’impétuosité et l’exigence dans les relations d’amour, on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée, pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre [...]. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est Mme Récamier... »
Sources : Sainte-Beuve, Portraits et Causeries.
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Notes
[1] Référence à Ninon de Lenclos.
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Date de dernière mise à jour : 30/10/2017