Correspondance entre Sophie Volland et Diderot
Nous lisons enfin avec plaisir : « Ne me sachez point de gré ; c’est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme ; que vous m’occupez sans cesse ; que vous me manquez à tout moment ; que l’idée que je ne vous ai plu me tourmente même quelques fois à mon insu ; que si d’abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c’est vous ; que si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c’est où vous étiez. » (Diderot, Correspondance, Lettre à Sophie Volland).
En effet, la correspondance entre Diderot et Sophie Volland vient enfin d'être éditée.
On apprend dans la Préface que Sophie Volland porte sur les lettres des numéros de série, les séries correspondant à chaque période qu’elle passe loin de Diderot. Ces numéros ne servaient, à l’un comme à l’autre, qu’à vérifier le compte de leurs échanges ; c’est le seul témoignage de sa main. Elle a certainement repris ses propres lettres quand elle a rendu tout ou partie de celles de Diderot. Les dates ont été ajoutées par M. de Vandeul, qui épousa Angélique, la fille de Diderot ; on ignore sur quoi il s’est fondé. Les manuscrits originaux sont entrés à la Bibliothèque Nationale après la Seconde Guerre mondiale sous le nom de « fonds Vandeul ».
Se sont perdus la bague que lui légua Sophie ainsi que son portrait. Dans la lettre du 10 mai 1759, il écrit : « Je baise la bague que vous avez portée. » Et, dans celle du 5 août 1759 : « Il est devant moi ce portrait. Je ne saurais en approcher les lèvres ; à peine l’aperçois-je à travers les fractures de la glace […]. Je sais seulement que vous êtes là-dessous, mais je ne vous y vois pas. » Le 13 octobre 1759 : « Il y a quatre ans que vous me parûtes belle ; aujourd'hui je vous trouve plus belle encore. C'est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus. »
Angélique, témoigne dans ses Mémoires (1784) : « Mon père se lia avec Mme Volland, veuve d'un financier ; il prit pour sa fille une passion qui a duré jusqu'à la mort de l'un et de l'autre... Quelque temps avant sa mort il perdit Mlle Volland, objet de sa tendresse... Il lui donna des larmes, mais il se consola par la certitude de ne pas lui survivre longtemps. »
On sait que l'état de santé de Sophie inquiète Diderot. Le 5 juin 1759, il écrit à Grimm : « Et il est sûr que son bobo augmente ; que sa santé s’affaiblit ; et que, si le chagrin s’en mêle, c’en est fait. Je finissais une lettre à sa mère par ces mots : « Je vous recommande sa vie. Vous la lui avez donnée ; ne la lui redemandez pas. » Le bobo est un abcès au sein. Mme d’Épinay, amie de Grimm et de Diderot, belle-sœur de Mme d’Houdetot, souffrait elle aussi au sein d’une tumeur sans doute cancéreuse.
Il fait souvent l’éloge de sa franchise. Son expérience de la vie, grâce au milieu familial (la finance), sa curiosité étendue et ses lectures la rendent informée aussi bien du latin (Diderot ne traduit pas les citations qu’il lui adresse) que de mathématiques, avide de nouvelles politiques (comme la disgrâce de Pitt en 1761), surtout des derniers ouvrages parus ou circulant en manuscrit (en particulier des contes et pamphlets de Voltaire). Elle sait juger de romans et de théâtre : Diderot lit à Grimm sa comparaison d’Hypermnestre et de Tancrède. Espère-t-elle collaborer à la Correspondance littéraire ? Mais c’est Mme d’Épinay qui sera choisie.
Ses lettres de 1761 exposent des cas de morale, sujets de conversation pour salons sérieux, comme celui du château d’Isle en Champagne où elle séjourne six mois par an (voir infra). Elle entretient avec Diderot un débat d’idées et il cherche à lui inculquer des principes tels que la haine du despotisme. Elle mérite donc bien la qualité de « sage » et le pseudonyme de Sophie, prénom authentique de quelques dames illustres, adopté également par la comtesse d’Houdetot (belle-sœur de Mme d’Épinay, grand amour de Rousseau et inspiratrice de La Nouvelle Héloïse). Une sagesse qui maintient Sophie dans les limites des convenances. Sage et philosophe, elle peut lire, accepter et comprendre ces lignes : « Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c'est qu'il n'admet rien sans preuve, qu'il n'acquiesce point à des notions trompeuses et qu'il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n'y gagneront pas. Nous aurons servi l'humanité. » (Lettre du 26 septembre 1762)
Elle pratique toutefois les coutumes de Lesbos - avec sa sœur ? -, ce qui ne l’empêche pas d’aimer aussi les hommes, comme le souligne Diderot : « Ma Sophie est homme et femme, et quand il lui plaît. »
C’est une femme de tête. Après la mort de sa mère en 1772, elle prend la responsabilité de la famille Volland : vente du château d’Isle-sur-Marne, installation rue Montmartre. Elle jouit de 7 000 livres de rente, fait fructifier cet argent, prend sa sœur comme pensionnaire, meuble le logement, emplit ses armoires et la cave. Mais elle ne lit plus guère (sa vue baisse et elle porte des lunettes) et l’inventaire de sa bibliothèque est décevant. Elle lègue à Diderot ses Essais de Montaigne, son livre de chevet, symbole d’intimité et preuve de son attachement à la philosophie.
Sophie admire Voltaire (qui a résidé à Cirey, à une quarantaine de kilomètres du château de l’Isle). Cherche-t-elle, en correspondant avec Diderot, à rivaliser avec Émilie du Châtelet ? Diderot est reçu au château de l’Isle-sur-Marne par la mère de Sophie, restée à Paris. Il livre ses idées sur l’architecture et la décoration dans la lettre qu'il lui écrit le 18 août 1759. La voici : « D’abord, nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée. L’aspect de la maison m’avait plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est on ne peut mieux. J’aime les boisures et les boisures simples. Celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain car elles ne m’ont point paru endommagées ; et puis une porte sur l’avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes (1). C’est on ne peut mieux […]. Jetez vos coussins par les fenêtres et méritez une bénédiction de plus. Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et les granges, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits parce que j’en avais, parce qu’ils m’intéressent. Ces patriarches dont on ne lit jamais l’histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n’ont habité que sous des tentes et dans des étables. Il n’y avait pas l’ombre d’un canapé ; mais de la paille bien fraîche et ils se portaient à merveilles (sic) et toute leur contrée fourmillait d’enfants […]. Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. O je suis un rustre et je m’en fais honneur, mesdames. De là nous avons fait un tour de jardin, que je trouvais petit ; cette porte qui est à l’extrémité et en face du salon me trompait ; je ne savais pas qu’elle s’ouvrît dans les vordes et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues ; nous avons passé les deux ponts […]. Vous direz peut-être qu’il y a bien des arbres ; mais c’est que quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes (2). Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries et la promenade de votre maussade Palais-Royal où tous vos arbres sont estropiés en tête de chou et où l’on étouffe, quoiqu’on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant, pour vous donner un peu d’air et d’espace ? Que faites-vous où vous êtes ? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler […]. Nous avons aussi causé dans ce petit chiostre (3) que vous avez consacré par vos idées ; car c’est là, Madame, qu’on m’a dit que vous vous retiriez souvent pour être avec vous. Venez vous y réfugier encore… »
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Notes
(1) oseraie, saulaie.
(2) Le parc d’Isle fut dessiné en 1742 par le père de Sophie, alliant l’aspect classique à celui, plus « sensible », du jardin à l’anglaise. Dans son Voyage autour du monde, Bougainville notera que « le saule est la salle à manger des rois. »
(3) kiosque, mot d’origine turque. Chiostre est une forme dérivée de l’italien.
Un autre lettre de Diderot à Sophie Volland, datée du 25 octobre 1761
À Paris, le 25 octobre 1761.
« Voyons si je parviendrai à vous écrire un mot. Me voilà dans l’état d’un corps sain, ou je n’y serai jamais. Depuis plusieurs jours, j’ai supprimé toute nourriture solide, et il ne me reste pas la moindre impureté ; car où serait-elle encore ? et comment serait-elle produite ? J’ai souffert des tranchées bien cruelles et sans savoir à quoi m’en prendre ; car j’ai été sobre comme un anachorète. Le ton gai dont je vous parle de mon indisposition vous rassurera sur ses suites, et le premier courrier vous apprendra que ce n’est plus rien. Sans le caractère de philosophe dont il faut soutenir la dignité, surtout aux yeux du vulgaire qui nous entoure, je vous assure que j’aurais crié plus d’une fois, au lieu qu’il a fallu soupirer, se mordre les lèvres et se tordre. Si je ne craignais de me perdre dans votre esprit, je vous avouerais que j’ai même fait par forfanterie quelques mauvaises plaisanteries. N’en dites mot ; elles m’ont fait un honneur infini. [...] Vous avez fait un voyage bien maussade. L’unique ressource en ces occasions, c’est de tout regarder d’un œil ironique. Je me souviens de m’être trouvé fort bien dans un château tel que celui que vous me peignez. Tout nous apprêtait à rire, jusqu’aux pots de chambre qu’on avait remplacés par des pots de fleurs de faïence, dont on avait bouché les trous du fond avec des bouchons de bouteille. On réduirait à bien peu de choses les misères de la vie, si on les envisageait du côté ridicule, car la méchanceté est toujours ridicule par quelque endroit ; mais c’est que l’indignation s’en mêle, on est offensé, ou l’on se met à la place de celui qui l’est, et l’on se fâche au lieu de rire. Nos deux petits Allemands ont tant fait qu’ils m’ont entraîné à leur auberge. Leur dîner fut détestable ; cela ne l’empêcha pas d’être gai. Ils prétendirent qu’il avait été apprêté d’après les maximes d’Apicius Cælius, ce fameux gourmand romain, qui se tua parce qu’il ne lui restait plus que deux millions, avec lesquels, selon lui, il était impossible à un honnête homme de vivre. Mais une chose qui m’aurait fait oublier les mets les plus grossiers, c’est la vue de deux jeunes hommes pleins d’innocence, d’esprit et de candeur, et s’aimant d’une amitié qui se montrait à chaque instant de la manière la plus douce et la plus fine. Ils me récitèrent quelques-uns de leurs ouvrages ; il fallait voir quel plaisir ils avaient à se préférer l’un à l’autre : « Cette prose est charmante. - Eh, non, mon ami, c’est celle que vous avez écrite sur tel sujet qu’il faut entendre, pour être dégoûté de la mienne. Dites-nous-la... » Le plus jeune, qui s’appelle Nicolaï, nous récita la fable suivante : « Sur la fin de l’été, des fourmis, les plus laborieuses du canton, avaient rempli leurs magasins ; elles regardaient leurs provisions avec des yeux satisfaits, lorsque tout à coup le ciel s’obscurcit de nuages, et il tombe sur la terre un déluge d’eau qui disperse tous les grains amassés à si grande peine, et qui noie une partie du petit peuple. Celles qui restaient, poussant leurs plaintes vers le ciel, disaient, en demandant raison de cet outrage : « Pourquoi ce déluge ? à quoi servent ces eaux ? » Et, pendant que ces fourmis se plaignaient, Marc-Aurèle et toute son armée mouraient de soif dans un désert. » Méditez cela, mes amies. L’autre, qui s’appelle M. de La Fermière, nous dit qu’un père avait un enfant. Il avait tout fait pour le rendre heureux ; mais il s’apercevait bien que tous ses soins seraient inutiles, si le ciel ne les secondait en écartant les circonstances malheureuses. Il alla au temple ; il s’adressa aux dieux, il les pria sur son enfant : « Dieux, leur dit-il, j’ai fait tout ce que je pouvais ; l’enfant a fait tout ce qu’il pouvait, remplissez aussi votre fonction. » Les dieux lui répondirent : « Homme, retourne chez toi ; nous t’avons entendu ; ton fils et toi, vous jouirez du plus grand bonheur que les mortels puissent se promettre. » Ce père, bien satisfait, s’en retourne ; il trouve son fils mort, et il tombe mort sur son fils. Il faut que la vie soit en effet une mauvaise chose : car cette prière, j’en devinai la fin, et je ne l’ai presque récitée à personne qui n’en ait deviné la fin comme moi. [...] Vous devez avoir à présent la lettre de M. Vialet. Je vous l’ai dit cent fois, et vous ne vous corrigez point ; vous vous pressez toujours trop de me gronder. Le morceau Sur les probabilités est un grimoire qui ne vous amusera pas. Les chansons écossaises sont entre les mains de M. de Saint-Lambert qui ne rend rien, parce qu’il communique tout ce qu’on lui prête à Mme d’Houdetot, qui perd tout. Grimm a le morceau que j’ai traduit. Je tremble de vous envoyer Miss Sara Sampson, de peur qu’il ne vous en arrive comme à moi, et que si l’on venait, comme on vient de me faire, à décacheter le paquet, on ne le taxât, et qu’il ne vous en coûtât une vingtaine de francs. Malgré cela, nous risquerons, si vous l’ordonnez. Il y a cent à parier contre un que nous réussirons ; voyez. Vous n’aimez pas que mes amis, les hommes les plus volontaires du monde, et surtout Grimm, le plus volontaire d’entre eux, me boudent de ce que je m’émancipe quelquefois à faire ma volonté ; ni moi non plus, je ne l’aime pas. Mais soyons justes. Ont-ils eu tort de prendre et d’exercer un empire que je leur abandonnais ? Aurais-je, à leur place, été plus sage, plus discret qu’eux ? N’y a-t-il personne que je domine sans en avoir d’autre droit que la faiblesse de celui qui se laisse dominer ? Ne me parlez pas de cette petite guenon de Mlle Arnould. S’il lui restait l’ombre du sentiment, la lettre d’excuse que le comte vient de lui écrire, en lui faisant six mille livres de pension, la ferait crever de douleur. C’est une lettre bien faite ; c’est une excuse bien cruelle. Il n’aurait jamais cru qu’il fût un jour dans le cas de mettre un prix à sa tendresse, et cætera, et cætera. Le texte est beau, comme vous voyez. Il vient de publier un nouvel amphigouri ; c’est Mlle Arnould qu’il promène chez des prêtres, chez l’archevêque, chez M. de Rombaude, et enfin chez l’ami Pompignan. Le morceau de Pompignan est assez bien. Il l’avait vu la nuit en vision : c’est avec elle qu’il doit consommer l’effet de la grâce antiphilosophique. Comme l’Antéchrist doit naître d’une religieuse qui apostasie et d’un pape sans mœurs, le destructeur de la philosophie moderne doit naître d’un poète qui a renoncé à toute vanité, et d’une actrice qui a quitté le péché, etc., encore : car il suffit de vous mettre sur la voie [...]. »
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Date de dernière mise à jour : 30/10/2017