« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

George Sand- Histoire de ma vie

Introduction

George Sand enfant

   Certes, George Sand ne fait pas partie du XVIIIe siècle, puisqu’elle est née, comme elle le précise dans l’incipit d’Histoire de ma vie, « le 5 juillet 1804 ».

Mais son enfance se déroule sous l’égide de sa mère et de sa grand-mère, deux femmes du siècle précédent et, surtout, elle nous fait part de ses premières impressions concernant son enfance à l’époque napoléonienne.

Je vous propose ici des extraits de son autobiographie.

La vie quotidienne des femmes

   On peut dire qu’au XIXe, elle ne se démarque pas franchement du XVIIIe, Aurore la critique dès son jeune âge :

   « Se priver de travail pour avoir l’œil frais, ne pas courir au soleil quand ce bon soleil de Dieu vous attire irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots de peur de se déformer le cou-de-pied, porter des gants, c’est-à-dire renoncer à l’adresse et à la force de ses mains, se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle débilité, ne jamais se fatiguer quand tout nous commande de ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour n’être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l’âge, voilà ce qu’il me fit toujours impossible d’observer. Ma grand’mère renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon enfance… ».

Elle écrira plus loin :

   « Le monde […] se réduit à devenir une belle demoiselle bien pimpante, bien guindée, bien érudite, tapant sur un piano devant des personnes qui approuvent sans écouter et sans comprendre, ne se souciant de personne, aimant à briller, aspirant à un riche mariage, vendant sa liberté et sa personnalité pour une voiture, un écusson, des chiffons et quelques écus. Cela ne me va point et ne m’ira jamais. »

La mère d'Aurore

   La mère d’Aurore est d’un milieu inférieur, ce qui entraîna de fortes tensions avec sa belle-mère. Mais :

   « Elle n’aima jamais le monde et ne fut présentée à la cour de Murat que contrainte et forcée, pour ainsi dire, par les fonctions que mon père remplit plus tard auprès de ce prince (aide de camp de Murat). Ma mère ne se sentit jamais ni humiliée ni honorée de se trouver avec des gens qui eussent pu se croire au-dessus d’elle. Elle raillait finement l’orgueil des sots, la vanité des parvenus, et, se sentant peuple jusqu’au bout des ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre […]. Ma mère n’était point de ces intrigantes hardies, dont la passion secrète est de lutter contre les préjugés de leur temps, et qui croient se grandir en s’accrochant, au risque de mille affronts, à la fausse grandeur du monde. »

Le Paris d’autrefois

   « Ma tante demeurait alors à Chaillot, où mon oncle avait acheté une petite maison, alors en pleine campagne, et qui serait aujourd’hui en pleine ville […]. (Ces lignes sont écrites fin 1847- début 1848) Je ne crois pas avoir revu cette maison de Chaillot depuis 1808, car, après le voyage d’Espagne, je n’ai plus quitté Nohant jusqu’après l’époque où mon oncle vendit à l’Etat sa petite propriété, qui se trouvait sur l’emplacement destiné au palais du roi de Rome […].

   Ma mère ne me menait pas aux Tuileries étaler des toilettes que nous n’avions pas et me maniérer en jouant au cerceau ou à la corde sous le regard des badauds […]. Un jour, nous fûmes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait Vive l’empereur, on marchait à pas précipités […]. Savons-nous ce que c’était que l’empereur ? Je ne m’en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m’en fis une idée distincte peu de temps après, je ne saurais dire précisément l’époque, mais ce devait être à la fin de 1807.

   Il passait la revue sur le boulevard, et il était non loin de la Madeleine, lorsque, ma mère et Pierret (un ami de la famille) ayant réussi à pénétrer jusqu’auprès des soldats, Pierret m’éleva dans ses bras au-dessus des shakos pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne des têtes frappa machinalement les yeux de l’empereur, et ma mère s’écria : « Il t’a regardée, souviens-toi de ça, ça te portera bonheur ! » Je crois que l’empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle, dont la sévérité froide m’avait effrayée d’abord. Je n’oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu’aucun portrait n’a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise ; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fis comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.

   J’ai vu aussi le roi de Rome enfant dans les bras de sa nourrice. Il était à une fenêtre des Tuileries et il riait aux passants ; en me voyant il se mit à rire encore plus, par l’effet sympathique que les enfants produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon côté. »

[Une pièce de vaisselle ancienne lui sert de jouet de prédilection]

   « C’était une pièce de surtout de table assez ancienne [qui avait déjà servi de jouet à son père]. C’était une petite Vénus en biscuit de Sèvres portant deux colombes dans ses mains. Elle était montée sur un piédestal, lequel tenait à un petit plateau ovale doublé d’une glace et entouré de découpures de cuivre doré. Dans cette garniture se trouvaient des tulipes qui servaient de chandeliers, et quand on y allumait de petites bougies, la glace, qui figurait un bassin d’eau vive, reflétait les lumières, et la statue, et les jolis ornements dorés de la garniture. »

Séjour en Espagne

   Lors de la guerre d’Espagne, la famille s’installe à Madrid (deux mois environ, de mai - insurrection du 2 mai - à juin 1808 :

   « C’était dans le palais du prince de la Paix (Murat), et j’entrais là véritablement en plein dans la réalisation de mes contes de fées. Murat occupait l’étage inférieur de ce même palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime. Notre appartement était situé, je crois, au troisième étage. Il était immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, toujours comme dans les contes de fées. Il y avait d’énormes tableaux qui me faisaient peur. Une autre merveille pour moi, ce fut une glace psyché, où je me voyais marcher sur les tapis. Peut-être ce beau palais et ces riches appartements étaient-ils de fort mauvais goût, malgré l’admiration qu’ils me causaient. Ils étaient du moins fort malpropres et remplis d’animaux domestiques, entre autres de lapins.

   Aurore décrit la mode espagnole du temps : 

   « Une robe de soie noire, bordée d’un grand réseau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en crêpe noir bordée d’une large bande de velours. Ma mère sous ce costume était d’une beauté surprenante. Jamais Espagnole véritable n’avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi veloutés, un pied si petit et une taille si cambrée.»     

   Elle évoque la famine sur les routes d’Espagne : 

Des oignons crus, des citrons verts et des graines de tournesol sont le quotidien. Sur la route du retour, Aurore et sa mère traversent un camp français où un groupe de soldats mangent leur soupe avec un grand appétit : « Ma mère me poussa au milieu d’eux en les priant de me laisser manger à leur gamelle […]. Il y avait du pain et du bouillon très gras, mais certaines mèches noircies surnageaient, c’était une soupe faite avec des bouts de chandelle.

Elle attrape la gale, « ce triste fruit de la guerre et de la misère » : « Ma mère me fit une toilette à Fontarabie, et j’éprouvai un soulagement extrême à prendre un bain. Elle me soignait à sa manière, et, au sortir du bain, elle m’enduisait de soufre de la tête aux pieds, puis elle me faisait avaler des boulettes de soufre pulvérisé dans du beurre et du sucre. Ce goût et cette odeur dont je fus imprégnée pendant deux mois m’ont laissé une grande répugnance pour tout ce qui me les rappelle. »

Arrivée à Nohant fin août 1808 (pour la première fois)

   « Ce n’était pas la première fois que je voyais ma grand’mère, mais je ne me souviens pas d’elle avant ce jour-là. Elle me parut très grande quoiqu’elle n’eût que cinq pieds, et sa figure blanche et rosée, son air imposant, son invariable costume composé d’une robe de soie brune à taille longue et à manches plates, qu’elle n’avait pas voulu modifier selon les exigences de la mode de l’Empire, sa perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, son petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu, firent d’elle pour moi un être à part et qui ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu […]

   Elle m’emporta dans sa chambre. Ce lit et cette chambre, encore frais à cette époque, me firent l’effet d’un paradis. Les murs étaient tendus de toile de Perse à grands ramages, tous les meubles étaient du temps de Louis XV. Le lit, en forme de corbillard avec de grands panaches aux quatre coins, avait de doubles rideaux et une quantité de lambrequins découpés, d’oreillers et de garnitures dont le luxe et la finesse m’étonnèrent. »

   Pour aller de Paris à Nohant, il fallait traverser la forêt d’Orléans : « Traverser la forêt d’Orléans n’est plus rien. Dans mon enfance, c’était encore quelque chose d’imposant et de redoutable. Les grands arbres ombrageaient encore la route durant un parcours de deux heures, et les voitures y étaient souvent arrêtées par les brigands, accessoires obligés de toutes les émotions d’un voyage. Il fallait hâter les postillons pour y arriver avant la nuit […]. Je fus saisie tout à coup d’une terreur affreuse, lorsque j’entendis ma grand’mère dire à mademoiselle Julie : « A présent, les attaques de voleurs ne sont pas très fréquentes ici, et la forêt est très élaguée aux bords de la route, en comparaison de ce que c’était avant la Révolution. Il y avait un fourré épais et fort peu de fossés, de sorte que l’on était attaqué sans savoir par qui et sans avoir le temps de se mettre en défense |…]. Les vols et les meurtres étaient très fréquents et on avait une singulière façon de les compter et de les signaler aux voyageurs. Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l’endroit même où ils avaient commis le crime : si bien qu’on voyait ici de chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête. Quand on faisait souvent la route, on connaissait tous les pendus, et chaque année on pouvait compter les nouveaux, ce qui prouve que l’exemple ne servait pas à grand’ chose. »

L’appartement de son grand-oncle : un air d'autrefois

   « Il était situé rue Guénégaud au fond d’une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d’un caractère très homogène dans toutes ses parties. Les fenêtres étaient hautes et longues ; mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravents, de draperies et de tapis pour défendre à l’air extérieur de s’introduire par la moindre fissure, que toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L’art de se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se perdre sous l’Empire, et il s’est tout à fait perdu maintenant pour les gens d’une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de chauffage économique dont le progrès nous a enrichis.

   La mode, la nécessité et la spéculation, qui de concert nous ont amenés à bâtir des maisons percées de plus de fenêtres qu’il ne reste de parties pleines dans l’édifice ; le manque d’épaisseur des murailles, et la hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre chaude créée par ses soins assidus, dans une maison épaisse et massive, comme devraient l’être toutes les habitations dans un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu’autrefois on s’installait là pour toute sa vie, et qu’en y bâtissant son nid, on y creusait sa tombe.

   Les vieilles gens que j’ai connus à cette époque et qui avaient une existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois l’an, et où, le reste du temps, elles n’entraient jamais. Mon grand-oncle et ma grand’mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n’être pas logés s’il en eût été autrement. 

   "Le mobilier de ma grand’mère était du temps de Louis XVI, et elle n’avait point de scrupule d’y introduire de temps en temps un objet plus moderne lorsqu’il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle était trop artiste pour se permettre la moindre disparate. Tout chez lui était du même style Louis XIV que les moulures des portes ou les ornements du plafond. Je ne sais s’il avait hérité de ce riche ameublement ou s’il l’avait collectionné lui-même ; mais ce serait aujourd’hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet, jusqu’au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon, et des meubles de Boulle d’une grandeur et d’une richesse respectables. Comme tout cela n’était pas redevenu de mode et qu’on préférait à ces belles choses, véritables objets d’art, les chaises curules de l’Empire et les détestables imitations d’Herculanum en acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n’avait guère de prix que pour lui-même. J’étais loin de pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d’une semblable collection ; et même j’entendais dire à ma mère que tout cela était trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux mêmes qui ne les comprennent pas. » 

Au couvent - Les manières de cour

   Aurore alla au couvent, chez les Augustines anglaises, « la seule congrégation, dit-elle, qui ait subsisté à Paris et dont la maison ait traversé les révolutions sans trop d’orage. »

   Elle se lie au couvent avec Louise, fille de la marquise de la Rochejaquelein, « certainement une héroïne de roman historique. Ce roman vrai (les Mémoires de son époux M. de Lescure sur la première Vendée), raconté par elle, offre des narrations très dramatiques, très bien senties et très touchantes. La situation de la France et de l’Europe m’y semble complètement méconnue ; mais le point de vue royaliste accepté, il est impossible de mieux juger son propre parti, de mieux peindre le fort et le faible, le bon et le mauvais côté des éléments de la lutte. Ce livre est d’une femmes de cœur et d’esprit. Il restera parmi les documents les plus colorés et les plus utiles de l’époque révolutionnaire. L’histoire a déjà fait justice des erreurs de fait et des naïves exagérations de l’esprit de parti qui ne peuvent pas ne pas s’y trouver ; mais elle fera son profit des curieuses révélations d’un jugement droit et d’un esprit sincère qui signalent des causes de mort de la monarchie, tout en se dévouant avec héroïsme à cette monarchie expirante.

Louise avait le cœur et l’esprit de sa mère, le courage et un peu de l’intolérance politique des vieux chouans, beaucoup de la grandeur et de la poésie des paysans belliqueux au milieu desquels elle avait été élevée… J’ai été une fois chez elle et j’ai vu sa mère… C’était un grand hôtel du faubourg Saint-Germain. J’arrivai modestement en fiacre, selon mes moyens et mes habitudes, et je fis arrêter devant la porte qui ne s’ouvrait pas pour de si minces équipages. Le portier, qui était un vieux poudré de bonne maison, voulut m’arrêter au passage. « Pardon, lui dis-je, je vais chez madame de la Rochejaquelein. - Vous ? dit-il en me toisant d’un air de mépris, apparemment parce que j’étais en manteau et en chapeau sans fleurs ni dentelles. Allons, entrez ! » Et il leva les épaules comme pour dire : « Ces gens-là reçoivent tout le monde ! » … Je fus très désappointée de trouver dans l’héroïne de la Vendée une grosse femme très rouge et d’une apparence assez vulgaire… Pourtant la marquise, presque aveugle alors, me plut par son grand air de bonté et de simplicité. Il y avait autour d’elle de belles dames parées pour le bal, qui lui rendaient de grands hommages et qui, certes, n’avaient pas pour ses cheveux blancs et ses yeux bleus à demi éteints autant de vénération que mon cœur naïf était disposé à lui en accorder ; secret hommage d’autant plus appréciable que je n’étais alors ni dévote ni royaliste. Je l’écouter causer ; elle avait plus de naturel que d’esprit, du moins dans ce moment-là… Chez Louise, j’en suis certaine, tout était naïf et spontané, mais le cadre où je la voyais ainsi jouer à la châtelaine de Vendée ne se mariait point avec ces allures de fille des champs. Un beau salon très éclairé, une galerie de patriciennes élégantes et de ladies compassées, une antichambre remplie de laquais, un portier qui insultait presque les gens en fiacre, cela manquait d’harmonie et on y sentait trop l’impossibilité d’un hymen public et légitime entre le peuple et la noblesse […]     

Les leçons de danse de M. Abraham, ex-professeur de grâces de Marie-Antoinette, ne m’avaient donné aucune espèce de grâce. Cependant M. Abraham faisait son possible pour nous donner une tenue de cour. Il arrivait en habit carré, jabot de mousseline, cravate blanche à longs bouts, culotte courte et bas de soie noirs, souliers à boucles, perruque à bourse et à frimas, le diamant au doigt, la pochette en main. Il avait environ quatre-vingt ans, toujours mince, gracieux, élégant, une jolie tête ridée, veinée de rouge et de bleu sur un fond jaune, comme une vieille feuille nuancée par l’automne, mais fine et distinguée. C’était le meilleur homme du monde, le plus poli, le plus solennel, le plus convenable. Il donnait leçon par première et seconde division de quinze ou vingt élèves chacune, dans le grand parloir de la supérieure, dont nous franchissions la grille à cette occasion.

Là M. Abraham nous démontrait la grâce par raison géométrique, et après les pas d’usage il s’installait dans un fauteuil et nous disait : « Mesdemoiselles, je suis le roi, ou la reine, et comme vous êtes toutes appelées sans doute, à être présentées à la cour, nous allons étudier les entrées, les révérences et les sorties de la présentation.   

D’autre fois on étudiait des solennités plus habituelles, on représentait un salon de graves personnages. Le professeur faisait asseoir les unes, entrer et sortir les autres, montrait la manière de saluer la maîtresse de la maison, puis la princesse, la duchesse, la marquise, la comtesse, la vicomtesse, la baronne et la présidente, chacune dans la mesure du respect ou d’empressement réservée à sa qualité.  On figurait aussi le prince, le duc, le marquis, le vidame et l’abbé. M. Abraham faisait tous ces rôles et venait saluer chacune de nous, afin de nous apprendre comment il fallait répondre à toutes ces révérences, reprendre le gant ou l’éventail offert, sourire, traverser l’appartement, s’asseoir, changer de place, que sais-je ! Tout était prévu, même la manière d’éternuer, dans ce code de la politesse française. Nous pouffions de rire […]. Il faut croire que la grâce du temps du père Abraham était bien différente de celle d’aujourd’hui ; car, plus nous nous rendions à dessein ridicules et affectées, plus il était satisfait, plus il nous remerciait de notre bonne volonté […]

Tout est mode en ce monde, même les couvents. Celui des Anglaises avait eu, sous l’Empire et sous Louis XVIII, une grande vogue. Les plus grands noms de la France et de l’Angleterre y avaient contribué. Les Mortemart, les Montmorency y avaient eu leurs héritières. Les filles des généraux de l’Empire ralliés à la restauration y furent mises, à dessein sans doute d’établir des relations favorables à l’ambition aristocratique des parents ; mais le règne de la bourgeoisie arrivait, et, quoique j’ai entendu les vieilles comtesses accuser madame Eugénie d’avoir laissé encanailler son couvent, je me souviens fort bien que, lorsque j’en sortis, peu de jours après la mort de madame Canning, le tiers état avait déjà fait, par ses soins, une irruption très lucrative dans le couvent […]. Mais cette prospérité devait être et fut un feu de paille. Les gens de la haute, comme disent aujourd’hui les bonnes gens, trouvèrent le milieu trop roturier, et la vogue des beaux noms se porta sur le Sacré-Cœur et sur l’Abbaye-aux-Bois. »

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Date de dernière mise à jour : 25/03/2024