Catherine II
Catherine II femme de lettres ?
Catherine II (1729-1796), dite « la Grande », et surnommée « la Sémiramis du Nord », correspond surtout avec Diderot et Voltaire mais également avec le baron Grimm, auteur de la Correspondance littéraire et son homme de confiance à Paris, d'Alembert, l'abbé Galiani, le sculpteur Falconet (chargé d'exécuter à Saint-Pétersbourg la statue de Pierre le Grand), le prince de Ligne ou le comte de Ségur.
On sait peut-être moins qu'elle traduit en russe Bélisaire, roman de Marmontel et écrit en français des comédies (Théâtre de L'Ermitage, 1789, 2 volumes). Elle fait représenter quelques-unes de ses pièces : Oleg, drame historique, Le Chevalier du malheur, pièce satirique dirigée contre le roi de Suède Gustave III ; dans ses comédies, elle décrit les mœurs de la société russe. Elle écrit un français quelque peu bizarre, parsemé de germanismes, mais il faut reconnaître sa verve pittoresque « avec ce je ne sais quoi de brusque, de décidé, de viril, ou plutôt hommasse », comme disait le critique Lanson.
Sa culture française s'explique par le fait qu'elle fut élevée (en Allemagne) par une gouvernante française huguenote.
Catherine II et Diderot
1762 est l’année de la parution officielle du premier volume des planches et de la diffusion clandestine de la suite des volumes d’articles de l’Encyclopédie. En 1759 en effet, après la révocation du privilège de l’Encyclopédie, elle est condamnée par le pape, avec toutefois l’obtention d’un privilège pour les planches. Catherine II propose alors de poursuivre l’impression en Russie : « L’Encyclopédie trouverait ici un asile assuré contre toutes les démarches de l’envie », écrit-elle à Diderot. Celui-ci écrit à Voltaire qui l’en félicite en ces termes : « C’est un énorme soufflet pour nos ennemis que la proposition de l’Impératrice de Russie. » Mais Diderot décline l’invitation.
En 1765, sur la suggestion de Grimm - Diderot collabore à sa Correspondance littéraire, lue dans toute l’Europe éclairée -, Catherine II achète en viager la bibliothèque de Diderot (15 000 francs) et décide de lui verser une rente annuelle de 1 000 livres. Elle organise une campagne médiatique pour faire savoir son geste de générosité à travers l’Europe. Dorat compose une épître à Catherine II.
En 1766, la tsarine, en retard sur le versement de la rente à son « bibliothécaire » lui fait verser cinquante ans d’avance. En 1767, elle le nomme membre de l’Académie impériale des arts de Saint-Pétersbourg. En 1768, Diderot achète plusieurs tableaux de la collection Gaignat pour le compte de Catherine II.
Diderot part le 21 mai 1773 pour la Russie où il arrive après s'être arrêté trois mois en Hollande. Il arrive à Saint-Pétersbourg le 8 octobre. Dès lors, ils ont des entretiens quotidiens. Grimm écrit à un ami : « Il est cependant avec elle tout aussi singulier, tout aussi original, tout aussi Diderot qu’avec vous. Il lui prend la main comme à vous, il s’assied à ses côtés comme chez vous ; mais, en ce dernier point, il obéit aux ordres souverains et vous jugez bien qu’on ne s’assied vis-à-vis de Sa Majesté que quand on y est forcé. »
Catherine rapporte à Mme Geoffrin : « Votre Diderot est un homme extraordinaire ; je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires... J'ai été obligée de mettre une table entre lui et moi pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de sa gesticulation »
Il quitte la Russie le 5 mars 1774 et, après une nouvelle halte de six mois en Hollande, rentre à Paris en octobre 1774. Il ramène, entre autres, des échantillons de marbre de Sibérie ; en effet, le dauphin, duc de Berry et futur Louis XVI, s’intéresse aux sciences naturelles, notamment à la minéralogie. Angivilliers (surintendant des bâtiments du roi) a donc créé une collection de minéraux et cherche à l’accroître.
Voici la lettre que Diderot écrit à Sophie Volland le 30 mars 1774 de Hambourg, à son retour de Russie :
Hambourg, 30 mars 1774
« Je suis parti le 5 mars de Pétersbourg […]. Je serais retenu quelque temps en Hollande (1) par une commission de sa Majesté Impériale : c’est une édition française des Institutions des différents établissements (2) qu’elle a faits dans l’empire pour le bien et la gloire de ses sujets […] Mme Bouchard (3), vous en aurez menti par votre gorge, et si jamais un particulier a fait un voyage honorable et heureux, c’est moi.
J’ai vu la Souveraine, je l’ai vue tous les jours, je l’ai vue seul à seule, je l’ai vue depuis trois heures, toujours jusqu’à cinq souvent jusqu’à six.
J’ai été comblé de ses bontés.
J’aurais puisé dans son trésor si j’avais voulu, mais j’ai préféré à de l’argent mon franc-parler. Je n’ai pas voulu que les Russes disent que, sous prétexte de venir la remercier d’anciens bienfaits, j’en sois venu solliciter de nouveaux ; les Français, qu’au lieu d’entendre la vérité, ils entendaient la voix toujours suspecte de la reconnaissance.
J’ai osé lui prescrire des conditions, et elle y a souscrit.
J’ai demandé qu’elle fît la dépense de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, et elle a dit : soit fait.
J’ai demandé à un de ses officiers qui me remît sain et sauf où je voulais aller, et elle a dit : soit fait.
J’ai demandé une bagatelle, mais une bagatelle dont tout le prix fût d’avoir été à son usage, et elle a dit, en souriant : soit fait.
Elle a ordonné une voiture où je pourrais être assis ou couché. Elle m’a déposé entre les mains d’un de ses officiers qui doit lui répondre de moi sur ses yeux.
La veille de mon départ, en présence de sa cour, elle a tiré de son doigt une bague qu’elle m’a fait remettre par son chambellan Nariskin à qui elle a dit tout haut : « Il a voulu une bagatelle et c’en est une ; il a voulu que cette bagatelle ait été à mon usage, et vous lui direz que je l’ai portée, je suis sûre qu’il en sera content « ; c’était son portrait.
Je vous dis ces détails parce que vous m’aimez et qu’ils vous feront plaisir.
J’en ai à vous dire pour tout le reste de ma vie ; c’est l’âme de César avec toutes les séductions de Cléopâtre (4).
À présent que je l’ai quittée, je vous avoue que je ne sais comment on s’en tire. Si vous croyez qu’on ait jamais donné à ses parents et à ses amis une plus grande marque d’attachement, c’est que vous ne la connaissez pas.
Si elle règne jusqu’à quatre-vingt ans, comme elle me l’a promis, soyez sûre qu’elle changera la face de son empire.
Si vous entendez quelque Français médire de la Russie, pensez que cet homme n’y a porté aucune qualité qui le recommandait soit à la Souveraine soit aux grands de la cour.
Comblé d’honneurs par la Souveraine, il n’y a sortes d’affabilités que je n’aie trouvées chez les grands. L’un entraînait peut-être l’autre.
Ce voyage que vous avez tous blâmé, à l’occasion duquel vous vos être servis de la main de Mme Bouchard pour me donner un bon coup de poignard, je ne voudrais pas pour la moitié de ma fortune ne l’avoir pas fait. Il me reste la satisfaction d’avoir accompli un devoir, et une puissante protection dans toutes les circonstances de ma vie. J’oserais presque vous dire que j’ai une souveraine pour amie. »
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Notes
(1) Diderot restera cinq mois à La Haye
(2) Il s’agit des Plans et Statuts des différents établissements ordonnés par l’Impératrice Catherine II, écrit en langue russe par le maréchal Betzki, ministre des arts, et traduit en français par M. Clerc (Amsterdam, 1775).
3) Mme Bouchard, qui fait partie de l’entourage des Volland, a particulièrement critiqué le voyage de Diderot.
(4) Diderot a déjà fait cette comparaison en présence de Catherine qui, dit-on, en est choquée.
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Une autre lettre de Diderot aux dames Volland (Sophie, ses deux sœurs et sa mère), écrite de La Haye en juin 1774 :
« Ce n'est pas un voyage agréable que j'ai fait ; c'est un voyage très honorable. On m'a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C'est sous ce titre que je me regarde, lorsque, lorsque je compare les marques de distinction dont on m'a comblé avec ce que j'étais en droit d'en attendre pour mon compte. J'allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite ; et voici ce que je m'étais dit : « Tu seras présenté à l'impératrice ; tu la remercieras ; au bout d'un mois, elle désirera peut-être de te revoir, et elle te fera quelques questions ; au bout d'un autre mois, tu iras prendre congé d'elle et tu reviendras. » Ne convenez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Pétersbourg ?
Là, tout au contraire, la porte du cabinet de travail de la souveraine m'est ouverte, tous les jours, depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à cinq, et quelquefois jusqu'à six. J'entre ; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m'accordez ; et en sortant, je suis forcé de m'avouer à moi-même que j'avais l'âme d'un esclave dans le pays qu'on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l'âme d'un homme libre dans le pays qu'on appelle des esclaves.
Ah ! mes amies, quelle souveraine ! quelle extraordinaire femme ! On n'accusera pas mon éloge de vénalité, car j'ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence ; il faudra bien qu'on m'en croie lorsque je la peindrai par ses propres paroles (1) ; il faudra bien que vous disiez toutes que c'est l'âme de Brutus sous la figure de Cléopâtre : la fermeté de l'un et les séductions de l'autre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l'expression ; un amour de la vérité poussé aussi loin qu'il est possible ; la connaissance des affaires de son empire, comme vous l'avez de votre maison : je vous dirai tout cela, mais quand ? Ma foi, je voudrais bien que ce fût sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Pétersbourg à La Haye, mais Sa Majesté Impériale et le général Betzky, son ministre, m'ont chargé de l'édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l'instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets (2). J'irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu'ils peuvent l'être de me revoir. Sachez, en attendant, qu'il s'est fait quarante-cinq jours de beau temps de suite pour aller ; le second, cinq mois de suite dans une cour sans y donner prise à la malignité ; et cela avec une franchise de caractère peu commune et qui prête aux torquets ( ?) des courtisans envieux et malins ; la troisième, trente jours de suite d'une saison dont on n'a pas d'exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées : nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu : Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m'avait données ; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé que je me flatte de cette espérance. »
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Notes
(1) L'impératrice raconte qu'elle se place toujours derrière une table pour se défendre contre la gesticulation qui accompagne les propos de l'enthousiaste Diderot.
(2) Quand l'impératrice, après la mort de Diderot, prendra connaissance du manuscrit, elle s'élèvera contre l'esprit trop libéral du projet.
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En 1775, il envoie à Catherine II un Plan d’une université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences. Il y cite l’ouvrage du botaniste Tournefort (1656-1708), paru en 1694, Éléments de botanique, ou méthode pour connaître les plantes, comme un livre indispensable à l’étude des sciences naturelles. Il suggère l'interdiction de l'enseignement de Plaute, Térence, Catulle et Ovide : trop d'humour ou allusions trop licencieuses... Diderot, être paradoxal, qui écrivit Les Bijoux indiscrets, s'adonne à la morale.
En dépit de son enthousiasme de façade pour la despote éclairée, Diderot émet en privé quelques bémols : « Du climat septentrional, ma prose ni mes vers ne diront jamais rien. Je serais un ingrat si j'en disais du mal, je serais un menteur si j'en disais du bien. » (Lettre à Mme Necker)
Mi-juillet 1784, Diderot emménage dans un bel appartement loué par Catherine II rue de Richelieu et y meurt le 31 du même mois, quatre mois après Sophie Volland, comme il l'a prédit.
Catherine II et le prince de Ligne
Le prince de Ligne fait de nombreux voyages en Russie. Il écrit d'abord : « J'arrive en Russie. La première chose que j'y fais, c'est d'oublier le sujet de mon voyage - faire valoir des créances contre la cour de Russie -, puisqu'il me paraît peu délicat de profiter des grâces infinies qu'on me faisait chaque jour pour en obtenir d'autres. La simplicité confiante et séduisante de Catherine le Grand (sic) m'enchante, et c'est son génie enchanteur qui m'a conduit dans ce séjour enchanté. » Il considère que Catherine II « avait l'art d'écouter, et tant d'habitude de présence d'esprit qu'elle avait l'air d'entendre, quand même elle pensait à autre chose. Elle ne parlait pas pour parler. Elle faisait valoir ceux qui parlaient. »
Dans ses Lettres à la marquise de Coigny, apparaît le grand talent du prince de Ligne. L'ensemble est un véritable reportage sur le voyage-spectacle de Catherine II à travers la Russie en janvier 1787. Les « villages à la Potemkine » sont inventés pour décorer sa route en direction de la Crimée.
La tsarine est accompagnée des ambassadeurs de France (Ségur), d'Autriche et d'Angleterre et elle a invité Ligne à titre d'ami : son esprit lui servira à la diplomatie...
Extrait d'une lettre du prince de Ligne à la marquise de Coigny
« ... L'impératrice nous avait dit un jour, dans sa galère : « Comment fait-on des vers ? Écrivez-moi cela, Monsieur le comte de Ségur. » Il en écrivit les règles avec des exemples charmants. Et la voilà qui travaille. Et elle en fait six, avec tant de fautes que cela nous fit beaucoup rire tous les trois. Elle me dit : « Pour vous apprendre à vous moquer de moi, faites-en un tout de suite ; je n'en essayerai plus ; m'en voilà dégoûtée pour la vie. » - « C'est bien fait ! dit Fitzhebert (ambassadeur d'Angleterre) ; vous auriez dû vous en tenir aux deux que vous avez faits sur le tombeau d'une de vos chiennes :
Ci gît la duchesse Anderson
Qui mordit Monsieur Rogerson
(Note : Rogerson est le médecin personnel de Catherine II)
On m'envoya des bouts rimés, avec l'ordre de les expédier bien vite ; et voici comment je les remplis, en m'adressant à elle :
« À la règle des vers, aux lois de l'harmonie
Abaissez, soumettez la force du génie.
En vain fait-il trembler les voisins de l'État
En vain à votre empire il donne de l'éclat
Pour rimer, suspendez un moment votre gloire
C'est un nouveau chemin au temple de mémoire. »
Cela lui revint dans la tête à Barczisairi. – « Ah ! Messieurs, nous dit-elle, je m'en vais chez moi : et vous verrez. » Voici ce qu'elle nous rapporta. Elle ne put pas aller plus loin :
« Sur un sopha du Khan, sur des coussins bourrés,
Dans un kiosque d'or, de grilles entourées... »
Vous vous doutez bien que nous l'avons accablée de reproches de n'avoir pas pu sortir de là, après quatre heures de réflexion et un si beau commencement... »
Les amants de Catherine II
En ce temps, partout en Europe ce sont les favoris et favorites qui gouvernent. On parle de politique de cabinet mais on pourrait tout aussi bien parler de politique d'oreiller. La Grande Catherine dispose d'un pays entier grâce à ses compagnons de lit, faisant l'un d'eux roi de Pologne, d'autres recevant « seulement » des domaines, mais d'une étendue telle que Versailles n'en paraîtrait qu'un petit faubourg.
Le prince de Ligne poursuit :
« Je les [ses amants] ai presque tous connus. Le premier est un Soltikoff, le deuxième le roi de Pologne, le troisième Orloff, la quatrième Baziliskoff, le cinquième Potemkin, le sixième Sabatovsky, le septième Sorrisch, le huitième Korsakoff, le neuvième Landskoi, le dixième Jermolow, le onzième Mamonoff et le douzième Zouboff. »
« Pour donner une idée de la familiarité, toujours majestueuse, cependant, de Catherine II et des drôles d'idées qui lui passaient par la tête, elle nous dit un jour à dîner : « Pourquoi ne se tutoie-t-on pas ? Cela n'est pas poli de ne pas se tutoyer : puisqu'on tutoie Dieu en lui parlant, c'est une marque de respect. » Cela fut extrêmement gai. Le grand Eugène Narischkin, dont toute la personne est une farce, y allait à bras raccourcis, et lui criait : « Que feras-tu aujourd'hui ? », ce qu'il n'avait pas osé dire ni par « Vous » ni pas « Votre Majesté ». J'y mettais plus de modération et soutins le même genre de plaisanterie en lui disant d'un ton respectueux : « Ta Majesté veut-elle bien ? »... Ou, par exemple : « Que pense Ta Majesté ? »
« Un jour qu'en voiture Catherine II me parlait de la cour de France et de la reine d'après les prétendues anecdotes et les infâmes chroniques scandaleuses de ce temps-là, je luis dis : « Comment Votre Majesté peut-elle croire ce qui est écrit par les porteurs de chaises de Versailles ? C'est comme si les isvascheek ou les mouschick écrivaient l'histoire de Votre Majesté. » C'était une vraie prédiction. »
« Malgré la décence, dont j’ai parlé, de Catherine II vis-à-vis de ses amants, que j'ai vu un moment où son amour échauffé peut-être par le climat de Tauride devînt à un point que, regardant Mamonoff tout au moins avec tendresse, elle me dit : « Convenez que ce drôle-là a de bien beaux yeux. » C'est comme un jour quelle fut d'une autre façon bien gaie, et bien aimable pour moi, qu'étant dans un très léger déshabillé à cause des chaleurs excessives, elle me dit : « Mes flatteurs me disaient devant vous que je dansais comme un ange. Voyez s'ils ont tout à fait raison. Voilà comment je sautais il y a vingt ans. » La grande et imposante autocratrice (sic) se met à danser et à en rire comme une folle. « C'est que je le suis, dit-elle, du plaisir de ce voyage. » On entra, et la voilà qui prend dans l'instant son air de majesté comme auparavant. »
« Je conçois que, pour un moment et dans de certaines circonstances, on flatte le souverain, ou une femme qu'on veut avoir. Ce n'est même, dans le fond, qu'une galanterie, mais on s'en lasse quand on les voit souvent. L'humeur, surtout quand on voyage ensemble, l'amour-propre, l'envie d'avoir raison prennent bientôt le dessus. C'est ainsi que je déplus (mais cela ne dura pas) à l'impératrice de Russie, en voiture, en lui soutenant que ses Russes avaient perdu la bataille de Francfort, et que M. de Loudon, à la tête des dragons autrichiens, l'avait gagnée. »
Catherine II et ses autres correspondants
I. Mme Geoffrin
Leur correspondance est célèbre. Très liée dans sa jeunesse avec l'ambassadeur de Russie en France, Mme Geoffrin fait chez lui la connaissance de la princesse d'Anhalt-Zerbst, mère de la future tsarine. Lorsque Catherine montre sur le trône, elle souhaite gagner la sympathie des milieux intellectuels français, se souvient de Mme Geoffrin et de ses relations avec le monde des écrivains et entame avec elle un commerce épistolaire régulier. Avec bonhomie, l'impératrice semble vouloir faire oublier le fossé social qui la sépare de la petite bourgeoise française. Elle y réussit peut-être un peu trop bien : Mme Geoffrin se met à parler politique et à donner quelques conseils. Mais elle ne lui en tient pas rigueur et l'invite à venir la voir à Saint-Pétersbourg. Mme Geoffrin décline l'invitation, déjà invitée par le roi de Pologne, Stanislas Poniatowski.
II. Buffon
Pour ce qui est de la botanique, la tsarine se passionne pour les hypothèses sur la création de Buffon et lit avec intérêt les Époques de la nature : comment ? Le monde dure depuis soixante-quatorze mille ans et durera encore autant ? Surtout, Buffon place les débuts de la civilisation dans le Nord, sur des terres devenues russes, voilà qui la caresse dans le sens du poil. Il lui fait parvenir des cahiers de planches enluminées et des volumes de l’Histoire des oiseaux.
III. Voltaire
Il l'admire, ce qui n'est pas du goût de Mme du Deffand.
* Voici une lettre de Catherine II à Voltaire.
Saint-Pétersbourg, les 3-14 juillet 1769
« Tous vos compatriotes, monsieur, ne pensent pas comme vous sur mon compte ; j’en connais qui aiment à se persuader qu’il est impossible que je puisse faire quelque chose de bien ; qui donnent la torture à leur esprit pour en convaincre les autres ; et malheur à leurs satellites, s’ils osaient penser autrement qu’ils ne sont inspirés ! Comme au reste ma gloire ne dépend pas d’eux, mais bien de mes principes, de mes actions, je me console de n’avoir pas leur approbation.
Vous dites, monsieur, que vous pensez comme moi sur différentes choses que j’ai faites, et que vous vous y intéressez. Eh bien ! monsieur, sachez que ma belle colonie de Saratov monte à vingt-sept mille âmes, et qu’en dépit du gazetier de Cologne, elle n’a rien à craindre des incursions des Turcs, des Tartares, etc., que chaque canton a de règles de son rite, qu’on y cultive les champs en paix, et que de trente ans ils ne paieront aucune charge.
D’ailleurs nos charges sont si modiques, qu’il n’y a pas de paysan en Russie qui ne mange une poule quand il lui plaît, et que, depuis quelque temps, il y a des provinces où ils préfèrent les dindons aux poules ; que la sortie du blé, permise avec certaines restrictions qui précautionnent contre les abus sans gêner le commerce, ayant fait hausser le prix de cette denrée, accommode si bien le cultivateur, que la culture augmente d’année en année, que la population est pareillement augmentée d’un dixième dans beaucoup de provinces depuis sept ans. Nous avons la guerre il est vrai, mais il y a bien du temps que la Russie fait ce métier-là, et qu’elle sort de chaque guerre plus florissante qu’elle n‘y était entrée.
Nos lois vont leur train : on y travaille tout doucement. Il est vrai qu’elles sont devenues causes secondes, mais elles n’y perdront rien. Ces lois seront tolérantes, elles ne persécuteront, ne tueront, ni ne brûleront personne. Dieu nous garde d’une histoire pareille à celle du chevalier de La Barre (1) ! On mettrait aux Petites-Maisons (2) les juges qui oseraient faire de telles procédures. »
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Notes
(1) Accusé d’impiété (il aurait mutilé un crucifix et ne se serait pas découvert au passage d’une procession du saint-sacrement), il fut décapité en 1766. Voltaire réclama sa réhabilitation, décrétée par la Convention en 1793.
(2) Chez les fous.
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* Et voici une lettre de Voltaire à Catherine II du 2 novembre 1779. Voltaire admire Catherine II qui s’intéresse aux réformes (ou fait semblant…). Dans cette lettre du 2 novembre 1772, il ferme les yeux sur le partage de la Pologne. À peine une pointe malicieuse dans ces lignes flatteuses…
« Madame, il me paraît, par votre dépêche du 12 septembre, qu’il y a une de vos âmes qui fait plus de miracles que Notre-Dame de Czenstokova, nom très difficile à prononcer. Votre Majesté Impériale m’avouera que la "Santa Casa di Loreto" est beaucoup plus douce à l’oreille, et qu’elle est bien plus miraculeuse, puisqu’elle est mille fois plus riche que votre sainte Vierge polonaise (1). Du moins les musulmans n’ont pas de semblables superstitions, car leur sainte maison de la Mecque, ou Mecca, est beaucoup plus ancienne que le mahométisme, et même que le judaïsme. Les musulmans n’adorent point, comme nous autres, une foule de saints, dont la plupart n’ont point existé, et parmi lesquels il n‘y en a que quatre peut-être avec qui vous eussiez daigné souper.
Mais aussi voilà tout ce que vos Turcs ont de bon. Je suis très content, puisque mon impératrice reprend l’habitude de leur donner sur les oreilles (2).
Je remercie de tout mon cœur Votre Majesté de vous être avancée vers le Midi ; je vois bien qu’à la fin je serai en état de faire le voyage que j’ai projeté depuis longtemps ; vous accourcissez ma route de jour en jour. Voilà trois belles et bonnes têtes dans un bonnet : la vôtre, celle de l’empereur des Romains, et celle du roi de Prusse (3).
Le dernier m’a envoyé sa belle médaille de "Regno redintegrato" (4). Ce mot de "redintegrato" est singulier, j’aurais aimé "novo" (5). Le "redintegrato" conviendrait mieux à l’empereur des Romains (6) s’il voulait monter à cheval avec vous, et reprendre une partie de ce qui appartenait autrefois si légitimement, par usurpation, au trône des Césars (7), à condition que vous prendriez tout le reste, qui ne vous appartint jamais, toujours en allant vers le Midi, pour la facilité de mon voyage.
Alors je demanderai une seconde fois la protection de Votre majesté Impériale pour ma colonie, qui fournira de montres votre empire, et les coiffures de blondes aux dames de vos palais (8).
Je me mets à vos pieds avec l’enthousiasme d’un jeune homme de vingt ans, et les rêveries d’un vieillard de près de quatre-vingts. »
Remarque : Voltaire correspond avec Catherine II mais aussi avec la duchesse de Saxe-Gotha, Mme Denis, la comtesse de Bentinck, Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse et Mme d’Épinay. Au total, on recense plus de 20 000 lettres de Voltaire à plusieurs centaines de destinataires.
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Notes
(1) Le trésor de Notre-Dame de Lorette se monte alors à 250 000 millions de francs.
(2) Les Russes ont franchi le Danube et pénétré jusqu’en Bulgarie.
(3) Le premier partage de la Pologne vient d’avoir lieu le 25 juillet.
(4) Royaume recouvré.
(5) Nouveau royaume.
(6) Joseph II, co-régent de la monarchie autrichienne avec Marie-Thérèse.
(7) Voltaire désigne la péninsule des Balkans.
(8) Depuis 1770, Voltaire a monté à Ferney une fabrique d’horlogerie avec des fugitifs de Genève ; il a créé aussi une tannerie, une fabrique de dentelles (les blondes) et de bas de soie.
Anglomanie
L'impératrice Catherine II, comme toute l’Europe du XVIIIe siècle, subit l’influence anglaise.
Un de ses architectes favoris fut l’Ecossais Charles Cameron, partisan des Stuarts, émigré à Rome où il connut Clérisseau. L’attention de l’impératrice, férue d’Antiquité gréco-latine, fut attirée sur lui par l’ouvrage Les Bains romains dont la première édition en français fut publiée à Londres en 1772. Elle le fit venir à Saint-Pétersbourg et 1778 et lui confia la décoration de ses petits appartements à Tsarskoïe-Sélo, son palais d’été : on retrouve sans peine dans ce décor pompéien, dont les principaux éléments sont des médaillons en stuc et des plaques de porcelaine de Wedgwood, l’influence des frères Adam.
Elle témoigne d’un goût non moins vif pour la peinture anglaise et commande à Reynolds un portrait allégorique représentant Hercule enfant, symbole de la jeune Russie, étouffant des serpents dans son berceau. Un certain Brompton fait en 1781 le portrait de ses deux petits-fils Alexandre et Constantin. Elle envoie à Londres le sculpteur Skorodoumov pour s’initier aux procédés de gravure au pointillé et en couleurs. Le peintre Michel Bêlski fut pensionné également en Angleterre en 1773.
Ce n‘est pas tout. Catherine II commande en 1774 au célère céramiste anglais Wedgwood un service de table (rafraîchissoir ou glacière ci-dessus) destiné à La Grenouillère de Peterhof, avec des vues de châteaux et de paysages anglais peintes en camaïeu pourpre, document précieux pour la topographie artistique de la Grande-Bretagne.
C’est elle qui introduit en Russie la mode des jardins anglais. Elle écrit à Voltaire le 25 juin 1772 : « J’aime à la folie présentement les jardins à l’anglaise, les lignes courbes, les étangs en forme de lacs ; je hais les fontaines qui donnent la torture à l’eau pour lui faire prendre un cours contraire à sa nature : en un mot l’anglomanie domine dans ma plantomanie. » C’est sur ce modèle qu’elle fait dessiner les jardins de Tsarskoïe-Sélo et que son fils Paul fait tracer ceux de sa résidence de Pavlovsk.
Sources : L’Europe au siècle des Lumières, Louis Réau, Albin Michel, 1938.
Catherine II versatile, éclairée mais despote
Le chevalier de Corberon, chargé d’affaire de la France à Saint-Pétersbourg, semble donner une juste appréciation du caractère de Catherine II. Dans une lettre à Vergennes (9 avril 1778), il écrit : « Catherine II, plus femme d’esprit peut-être que grande souveraine, a saisi, je crois, l’essence propre à la nation qu’elle gouverne. Cette princesse étonnante, législatrice et guerrière successivement, mais toujours femmes, offre l’assemblage inouï et inconséquent du courage et de la faiblesse, des connaissances et de l’incapacité, de la fermeté et de l’irrésolution. Passant tour à tour par les extrêmes les plus opposés, elle présente mille surfaces diverses à l’observateur attentif, qui veut la saisir en vain sous son vrai point de vue et qui, rebuté par ses calculs inutiles, finit, dans son incertitude, par la mettre au rang des premières comédiennes, ne pouvant lui trouver une place parmi les grandes souveraines. »
Catherine II répond à Louis XVI, prisonnier aux Tuileries, qui lui avait adressé une demande d'aide : « Les rois doivent suivre leur marche sans s’inquiéter des cris des peuples, comme la lune suit son cours sans être arrêtée par les aboiements des chiens. » Hélas, le roi a le tort d'écouter les cris du peuple »... Toutefois, L'Esprit des lois de Montesquieu est son livre de chevet (comme celui de Frédéric II, autre soi-disant « despote éclairé »).
Sources diverses, principalement François Bluche, Le Despotisme éclairé, Fayard, 1969.
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Date de dernière mise à jour : 30/10/2017