Voltaire et le luxe
On sait que Voltaire aime, sinon le luxe, du moins le confort, comme nous le rappelle son long poème Le Mondain.https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mondain En atteste également cette lettre à Jean-Robert Tronchin, un Suisse établi banquier à Lyon, dont il devient le locataire à vie des Délices. En effet, l’acquisition d’immeubles dans la République de Genève est interdite aux catholiques.
Aux Délices, le 18 avril 1755
J’ai reçu, mon cher correspondant, de quoi me purger et de quoi boire. J’ai commencé par le vin de Saint-Laurent[1] et je doute que la rhubarbe soit aussi bonne, mais j’en ai malheureusement plus besoin que du vin.
Vous devez avoir reçu de moi deux lettres de change sur M. Delaleu[2], l’une de 14 000 livres, l’autre de 1 000 livres. Les Délices seront chères, mais elles mériteront leur nom[3]. Il faudra du temps et des soins. Ce qui me pique, c’est que le nécessaire manque. Je vous l’ai déjà dit. Le pressoir est avec l’orangerie, les chevaux avec les vaches, la serre sous ma chambre à coucher, le potage auprès du parterre et cela s’appelait avoir du goût. Les meubles ne sont pas plus élégants. Il a fallu faire venir trente caisses[4] de Paris et nous n’avons pas le tiers de ce qu’il ou faut. Ayez donc toujours bien pitié de nous. Figurez-vous, monsieur, qu’on ne connaît point ici les sangles pour les lits et pour les fauteuils. La propreté[5] et la commodité sont les dernières choses qui s’établissent chez les hommes. Je vous fait cette déclamation pour vous préparer à la prière de nous faire avoir quatre cents aunes[6] de sangle, pour vous bien coucher et pour vous asseoir aux délices, vous et tous les Tronchins, et nous aussi qui nous comptons Tronchins.
Je vous parlais, en qualité de bostangi[7], d’œilletons[8] d’artichaut et il se trouve que vous m’avez envoyé des fleurs au lieu de légumes. Joignez utile dulci[9] : œilletons d’artichauts à replanter, s’il vous plaît ; pieds de fraisier, et votre bonté n’est pas rebutée, et si la facilité s’y trouve, et tout ce qu’on peut mettre dans un jardin au mois de mai, et mes habits[10] et deux pièces de velours d’Utrecht cramoisi et une pièce de velours d’Utrecht mêlé. Allez, allez, courage ! vous n’êtes pas au bout. Et un sixain d’épingles n°4 et un sixain n° 18 et un douzain n°14... et puis vous m’enverrez une douzaine de fois au diable. Pour moi, j’y envoie MM. Gilly[11] et Buenos Aires et la mer du Sud[12].Mais le mal le plus grand, c’est que je n’en peux plus, tout gai que je vous parais.
Adieu, mon cher ami. Je vous demande pardon et je vous embrasse bien tendrement.
Lettres inédites aux Tronchin, édition Gagnerin
Textes littéraires français, Giart.
[1] Cru du Rhône.
[2] Notaire de Voltaire à Paris.
[3] C’est Voltaire qui donna ce nom au domaine de Saint-Jean.
[4] Ces caisses de meubles proviennent du château de Cirey (propriété de sa maîtresse, Mme du Châtelet) et de la maison parisienne de Voltaire).
[5] Remarque étrange pour ce qui est de la Suisse !
[6] Une aune mesure environ 1,20 m.
[7] Jardinier d’un sultan.
[8] Rejetons.
[9] L’utile à l’agréable.
[10] Il s’agit d’une caisse que Voltaire, qui croyait passer l’hiver à Lyon, avait envoyée à M. Tronchin.
[11] Les frères Gilly ont une banque à Cadix, port qui monopolise le commerce avec l’Amérique espagnole. Les Français ont une grande part dans le négoce et Voltaire en tire de gros profits. Il arrive d’ailleurs qu’il essuie des pertes, ce qui le mécontente fort.
[12] Il s’agit de l’Atlantique sud.
* * *
Extraits du Mondain
Sous une forme volontairement provocante, Le Mondain (1736) reflète une conception de la vie et de la civilisation déjà perceptible dans les Lettres Anglaises (ou Lettres philosophiques). S’opposant à Fénelon et par avance à Rousseau, le jeune épicurien chante le luxe et le bien être avec une certaine impertinence destinée à scandaliser les moralistes austères. En effet, le poème fit scandale parce qu’à l’idée religieuse d’une vie future, il opposait la jouissance terrestre comme le seul bonheur positif à notre portée. En réalité, Voltaire s’amuse et outre sa pensée. Par la suite, dans la Défense du Mondain et l’Ode sur l’usage de la Vie, il définira avec plus de mesure « l’art peu connu d’être heureux » qui consiste à « modérer ses feux ».
Le Mondain
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée[1]
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée[2]
Et le jardin de nos premiers parents[3] ;
Moi, je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs ;
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
Jaime le luxe et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté[4], le goût, les ornements ;
Tout honnête homme[5] a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde[6]
De voir ici l’abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source profonde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et es peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous par ces agiles vaisseaux
Qui du Texel[7], de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans[8],
Nos vins de France enivrent les sultans !
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
Ne connaissant ni le tien, ni le mien.
Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien ;
Ils étaient nus, et c’est chose très claire
Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
Sobres étaient[9]. Ah ! je le crois encor :
Martialo[10] n’est point du siècle d’or.
D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d’Ève ;
La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
Il leur manquait l’industrie et l’aisance :
Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.
Quel idiot, s’il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors[11] ? ...
*
Or maintenant, voulez-vous, mes amis,
Savoir un peu, das nos jours tant maudits,
Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.
De mille mains l’éclatante industrie
De ces dehors[12] orna la symétrie.
L’heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège[13] et du savant Poussin[14]
Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
C’est Bouchardon[15] qui fit cette figure,
Et cet argent fut poli par Germain[16].
Des Gobelins l’aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.
Tous ces objets sont vingt fois répétés
Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
De ce salon je vois par la fenêtre,
Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
Je vois jaillir les bondissantes eaux[17]...
*
Or maintenant, Monsieur du Télémaque,
Vantez-vous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d’effets et riches d’abstinence,
Manquent de tout pout avoir l’abondance :
J’admire fort votre style flatteur
Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;
Mais mon ami, je consens de grand cœur
D’être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
Huet, Calmet[18], dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.
[1] Déesse de la justice qui habita la Terre durant l’âge d’or qu’avait fait régner Saturne et son épouse Rhée.
[2] Saturne et Rhée furent détrônés par leur fils Jupiter. Rhée quitta la Terre à la fin de l’âge d’or.
[3] Le paradis terrestre.
[4] L’élégance, le raffinement.
[5] Au sens classique : cultivé, joignant la noblesse des sentiments à la raison.
[6] Impur.
[7] Ile de Hollande, patrie des navigateurs.
[8] Victoire sur le fanatisme, le vin leur étant interdit par le Coran.
[9] Tournure dite « marotique ».
[10] Auteur du Cuisinier français. (Note de Voltaire).
[11] Voltaire évoque alors la dure vie d’Adam et Ève.
[12] L’extérieur de la maison.
[13] Peintre italien du 16e siècle.
[14] Peintre français du 17e siècle.
[15] Sculpteur du 18e siècle.
[16] « Excellent orfèvre » (note de Voltaire).
[17] Voltaire décrit alors l’existence dorée d’un gentilhomme : vie de société, plaisirs, beaux-arts, danse, musique, repas fin, champagne.
[18] Évêque et bénédictin connus par leurs études bibliques.
Date de dernière mise à jour : 02/08/2023