Proust contre l'intelligence classique ?
« On ne sait plus écrire depuis la fin du XVIIIe siècle », écrivait Anatole France.
Ce qui s’avère faux, évidemment. Non pas parce que les grands classiques n’étaient pas maîtres du style, mais parce que le style, au moment où selon Anatole France il s’était perdu (avec les premiers romantiques), avait plutôt assumé un caractère différent, un caractère dans lequel Proust lui-même se reconnaissait, esquissant une théorie invitant à saboter l’intelligence. Comme il le dit dans son Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. »
Il poursuit : « Dans tous les arts, il semble que le talent soit un rapprochement de l’artiste vers l’objet à exprimer. Tant que l’écart subsiste, la tâche n’est pas achevée [...] Dans tous les autres siècles, il semble qu’il y ait toujours eu une certaine distance entre l’objet et les plus hauts esprits qui discourent sur lui [...]. Cette transformation de l’énergie où le penseur a disparu et qui traîne devant nous les choses, ne serait-ce pas le premier effort de l’écrivain vers le style ? »
Il s’agit pour Proust de démonter et désarticuler une certain figure de la psyché désormais acceptée, fixée et sous-entendue, à l’époque, entre Sainte-Beuve et Taine, aussi intelligents l’un que l’autre certes, mais pour cela aussi délétères dans la mesure où ils visaient à réduire l’économie de la psyché au devoir de tracer « les premiers linéaments d’une sorte de botanique littéraire. » Le plan de Proust était au contraire de détrôner la souveraineté stérile de l’intelligence amère. Il profita d’un faux pas d’Anatole France qui avait offert comme exemple d’une prose française parfaite la Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires de Racine. « Rien de si sec, de si pauvre, de si court », commentait Proust et, coup de grâce final, « Une forme où l’on enferme si peu de pensée, il n’est pas difficile qu’elle soit légère et gracieuse. » Si Racine était cela, nous l’aurions vite oublié. Mais heureusement il y avait en lui quelque chose d’autre : « une hystérique de génie se débattait-elle en Racine, sous le contrôle d’une intelligence supérieure, et simula-t-elle pour lui dans ses tragédies, avec une perfection qui n’a jamais été égalée, les flux et les reflux, le langage multiple, et malgré cela totalement saisi, de la passion. »
Sources : La Folie Baudelaire, Roberto Calasso, Gallimard, 2011.
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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023