Le Paris de Louis-Sébastien Mercier
Tableaux de Paris (Sébastien Mercier)
Les Tableaux de Paris, chef-d’œuvre méconnu, paru en plusieurs volumes de 1781 à 1788. Tableau d'un Paris vivant, varié et très juste à une certaine époque de son histoire.
Méconnu ? Pas par tout le monde ! Nombreux sont ceux qui y ont puisé (sans donner leurs références) pour écrire leurs romans historiques...
Extrait de la Préface
« Je vais parler de Paris, non de ses édifices, de ses temples, de ses monuments, de ses curiosités, etc. : assez d'autres ont écrit là-dessus. Je parlerai des mœurs publiques et particulières, des idées régnantes, de la situation actuelle des esprits, de tout ce qui m'a frappé dans cet amas bizarre de coutumes folles ou raisonnables, mais toujours changeantes. Je parlerai encore de sa grandeur illimitée, de ses richesses monstrueuses, de son luxe scandaleux. On a dans la capitale des passions que l'on n'a point ailleurs. La vue des jouissances invite à jouir aussi. Tous les acteurs qui jouent leur rôle sur ce grand et mobile théâtre vous forcent à devenir acteur vous-même. » (8 octobre 1780).
Pas de plan dans cet ouvrage, et c'est volontaire : nous suivons Louis-Sébastien Mercier au gré de ses promenades où il croque des scènes de la vie de tous les jours. Les titres de chapitres donnent une idée de ses intérêts :
- les greniers, « partie la plus curieuse de Paris »
- les cheminées
- les chambres garnies
- les fiacres
- les porteurs d'eau
- les espions
- les colporteurs
- le guet
- les réverbères (on y apprend tout sur « l'impôt du clair de lune »), voir infra
- les enseignes
- les aigrefins
- les écrivains des Charniers Innocents (cimetière des Saints-Innocents)
- les bouquinistes
- les lorgneurs
- promenons-nous
- le convoi
- les mendiants
- les courses de chevaux
- les journaux
- les visites
- l'encan
- les portes cochères
- les tréteaux des boulevards
- le bal de l'Opéra (« la seule chose que l'on exécute à Paris gravement, c'est un quadrille »)
- le Carnaval
- nos grands-mères
- l'indolent
- les nouvellistes
- les comédiens
- les filles d'Opéra
- la vie d'un homme en place
- du ton militaire
- le triomphe de Voltaire
- Jeannot
- Gluck
- de l'idole de Paris
- le joli (« J'entreprends de prouver que le joli, dans tous les genres, est la perfection du beau, et même du sublime »)
- sur le mot goût
- le ton du monde
- la civilité
- la langue du maître aux cochers
- la loterie royale de France (« autre source de grands maux et nouvellement ouverte » ; il ignore qu'il en sera l'administrateur sous le Directoire...)
- la Bastille (« prison d'État, c'est assez la qualifier »)
- les Académies
- la paroisse Saint-Sulpice (modèle de bienfaisance)
- les boulevards
- les carrières
- de l'air vicié (voir infra)
- le faubourg Saint-Marcel (vision fort sombre)
- la rue de la Huchette
- l'île Saint-Louis (qui « semble avoir échappé à la corruption de la ville »)
- les consommations
- Paris Port
- Que deviendra Paris ?
- etc.
Pollution de Paris
Au 18e (et même avant), l'air de Paris est déjà vicié. Voici ce qu'en dit Sébastien Mercier (Tableau de Paris, 1782) :
« Dès que l'air ne contribue plus à la conservation de la santé, il tue ; mais la santé est le bien sur lequel l'homme se montre le plus indifférent.
Des rues étroites et mal percées, des maisons trop hautes et qui interrompent la libre circulation de l'air, des boucheries, des poissonneries, des égouts, des cimetières, font que l'atmosphère se corrompt, se charge de particules impures, et que cet air renfermé devient pesant et d'une influence maligne. Les maisons d'une hauteur démesurée sont cause que les habitants du rez-de-chaussée et du premier étage sont encore dans une espèce d'obscurité lorsque le soleil est au plus haut point de son élévation. Les maisons élevées sur les ponts, outre l'aspect hideux qu'elles présentent, empêchent le courant d'air de traverser la ville d'un bout à l'autre, et d'emporter avec les vapeurs de la Seine tout l'air corrompu des rues qui aboutissent aux quais.
Lorsque le citoyen veut, les fêtes et les dimanches, respirer l'air pur de la campagne, à peine a-t-il mis le pied hors des barrières, qu'il trouve les exhalaisons infectes qui sortent des gadoues et autres immondices : elles couvrent les campagnes à une demi lieue de la capitale. Ses promenades sont infectées, parce qu'on n'a pas eu l'attention de porter les boues un peu plus loin : les beaux boulevards s'en ressentent et perdent ainsi leur agrément. Aucun soin paternel ne veille à dédommager le citadin de ses fatigues journalières, et de l'argent qu'il donne.
On sait que les végétaux tendent à conserver l'atmosphère dans un état de salubrité, à la purger même de toute corruption : voilà pourquoi les anciens environnaient leurs temples et leurs places publiques de grands arbres : pourquoi ne les imiterions-nous pas ?
L'odeur cadavéreuse se fait sentir dans presque toutes les églises ; de là l'éloignement de beaucoup de personnes qui ne veulent plus y mettre le pied. Le vœu des citoyens, les arrêts du parlement, les réclamations, tout a été inutile : les exhalaisons sépulcrales continuent à empoisonner les fidèles. On prétend néanmoins que l'on prend une odeur de moisi ou de cave qui règne dans ces amas énormes de pierres, pour une odeur de mort. L'on m'a certifié que les cadavres sont transportés dans les cimetières la nuit qui suit l'enterrement, et qu'il n'en reste pas un seul dans les caveaux des églises, à moins qu'ils ne soient murés ; distinction rarement accordée. Mais enfin, ces vingt mille cadavres ne sortent pas de la capitale ; et quand on songe que dans le cimetière des innocents on enterre des morts depuis mille ans, que l'on n'attend pas que la terre ait achevé de consumer ces déplorables restes ; l'imagination révoltée repousse les tableaux qui viennent l'assaillir. Indépendamment des cimetières, faut-il s'étonner que l'air soit vicié ?
Les maisons sont puantes, et les habitants perpétuellement incommodés. Chacun a dans sa maison des magasins de corruption ; il s'exhale une vapeur infecte de cette multitude de fosses d'aisance. Leurs vidanges nocturnes répandent l'infection dans tout un quartier, coûtent la vie à plusieurs malheureux, dont on peut apprécier la misère par l'emploi périlleux et dégoûtant, auquel ils se livrent. Ces fosses, souvent mal construites, laissent échapper la matière dans les puits voisins. Les boulangers qui sont dans l'habitude de se servir de l'eau des puits, ne s'en abstiennent pas pour cela ; et l'aliment le plus ordinaire est nécessairement imprégné de ces parties méphitiques et malfaisantes. Les vidangeurs aussi, pour s'épargner la peine de transporter les matières fécales hors de la ville, les versent au point du jour dans les égouts et dans les ruisseaux. Cette épouvantable lie s'achemine lentement le long des rues vers la rivière de Seine, et en infecte les bords, où les porteurs d'eau puisent le matin dans leurs seaux l'eau que les insensibles parisiens sont obligés de boire.
Quelque chose de plus incroyable encore, c'est que les cadavres que volent ou qu'achètent les jeunes chirurgiens pour s'exercer dans l'anatomie, sont souvent coupés par morceaux, et jetés dans les fosses d'aisance. à leur ouverture, œil est quelquefois frappé de ces horribles débris anatomiques, qui réveillent des idées de forfaits. Le travail, indépendamment de l'effroi qu'il inspire, devient plus redoutable aux vidangeurs. La mite, le plomb, les terrasse ou les tue, et l'humanité vivante est encore plus outragée que l'humanité qui n'est plus.
Ô superbe ville ! Que d'horreurs dégoûtantes sont cachées dans tes murailles !
Mais n'arrêtons pas plus longtemps les regards du lecteur sur ces épouvantables résultats d'une nombreuse société. Les belles et neuves expériences, faites sur la décomposition et la recomposition de l'air, nous offrent des secours utiles, inconnus à toute l'antiquité ; et pour peu que l'administration se porte à favoriser ces curieuses découvertes, (qui nous en promettent d'autres) les grandes villes auront un fléau de moins à supporter. Il n'est pas possible que l'indolence et l'insensibilité ferment les yeux de l'administration sur les miracles de la chimie. Cette science, débarrassée de ses vieilles formules, paraît venir enfin au-devant de l'humanité souffrante, et lui apporter les vrais remèdes sur lesquels l'art s'était trompé lui-même. Quoi de plus important que la santé des citoyens ? La force des générations futures et conséquemment celle de l'état ne sont-elles pas dépendantes de ces soins municipaux ? Mais les meilleures institutions sont soumises à des lenteurs et à des ménagements, parce que le bien n'est jamais aussi prompt, aussi aisé à faire que le mal. Une ordonnance du règne d’Henri IV les appelle maîtres sisi. L'ancienne méthode des vidangeurs vient d'être abolie par le gouvernement, et ils sont obligés de se conformer à une méthode nouvelle, confirmée par l'expérience et approuvée de l'académie des sciences. L'opération qui est en usage depuis peu, n'a aucun des inconvénients de l'ancienne. Au moyen du feu l'on purifie les vapeurs méphitiques, et l'on doit beaucoup de reconnaissance au corps illustre qui n'a pas dédaigné de s'occuper de tels objets.
Les travaux des chimistes ont diminué les accidents occasionnés par la vidange des fosses d'aisance, puits et puisards. On sait aujourd'hui ce qu'on avait si longtemps ignoré, ce qu'est l'air méphitique et de quelle manière on peut combattre ses influences dangereuses et meurtrières. Les bienfaits de la chimie deviennent chaque jour plus nombreux, et donnent des moyens qui intéressent essentiellement l'humanité. L'administration consulte plus que jamais ces utiles physiciens. C'est par eux qu'on a proscrit l'ancien usage de n'employer que des vaisseaux de cuivre pour transporter à Paris le lait qui s'y consomme, ainsi que les balances de cuivre, dont les débitants de sel, de tabac et de fruits étaient dans l'habitude de se servir ; car la moindre décomposition de ce métal est funeste et cause des ravages cachés dans l'économie animale ; et il a fallu non-seulement l'apprendre au peuple, mais l'en garantir encore par autorité. C'est à la recommandation des mêmes chimistes que la police a fait prohiber chez les marchands de vin les comptoirs ainsi que les tables de plomb, qui offraient à la liqueur incessamment versée une dissolution fatale et aisée. Le vin ne s'adoucissait, en passant sur ces comptoirs, que pour se transformer en poison, et l'abus antique et dangereux a été enfin supprimé.
Ainsi je dis le bien comme le mal.
La profession des vidangeurs n'est devenue libre que depuis le nouvel édit : auparavant elle ne l'était pas. Qui l'eût cru ? Il n'y a pas de loi, sans doute, qui pût condamner les hommes et même les criminels à descendre journellement dans l'intérieur des fosses, à y respirer un air impur, à livrer tous leurs sens aux vapeurs fétides et empoisonnées qui les minent, les rongent, les dessèchent, et qui donnent à leur visage la pâleur livide et anticipée des tombeaux. Eh bien, ce que la tyrannie et la contrainte n'auraient pu faire exécuter, un peu d'argent le fait sans violence ni contrainte. Mais la police a jeté un regard de juste compassion sur ces malheureux qui sont forcés de combattre le poison qui les tue par l'habitude, et même l'abus des liqueurs spiritueuses. Il faut qu'ils s'étourdissent pour braver audacieusement ces miasmes pestilentiels, et la dépense nécessaire d'eau-de-vie les met hors d'état de sortir de l'indigence à la suite de ces travaux que rien assurément ne saurait payer. Ces victimes de la société ne gagnaient, après avoir si bien mérité d'elle, qu'une vieillesse douloureuse et prématurée. La police est venue réparer l'injustice atroce des hommes : elle a ménagé à ces courageux infortunés, des ressources, des secours pour eux et pour leurs familles. Ils trouveront un lit dans les hôpitaux lorsqu'ils seront malades ; ils auront la subsistance lorsque le travail leur manquera ; ils pourront enfin satisfaire aux besoins journaliers. Cette attention donnée à une classe d'hommes plongés dans l'état le plus humiliant, et de qui les derniers citoyens détournent leurs regards avec mépris, mérite ici les plus grands éloges.
On voit que l'art de raisonner les différentes parties de l'administration se forme enfin ; car n'est-on pas heureux de rencontrer des hommes qui se dévouent à des opérations aussi dégoûtantes, à l'appât de quelques pièces de monnaie ? Et ne leur doit-on pas quelque dédommagement dans l'ordre de la simple équité ? »
Numérotation des rues
Dans son article « Réverbères » des Tableaux de Paris, Sébastien Mercier évoque la numérotation des maisons :
« Il y a quelques années qu’on entreprit de numéroter les maisons ; mais, comme beaucoup d’autres, cette besogne est restée à moitié chemin. Ces numéros avaient pourtant bien leur utilité, surtout dans les rues d’une certaine longueur. Ils guidaient les pas incertains et épargnaient bien des courses en pure perte aux malheureux piétons. En général, ces numéros sont mal placés, ne ressortent point assez et devraient être plus frappants, particulièrement pour la nuit. La plupart des bourgeois ignorent le numéro de leur maison et même si elle en a un, tant ils sont peu apparaissants (sic). »
Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses, s’est intéressé à ce problème et publia dans le Journal de Paris en juin 1787 un projet de numérotage des rues de Paris : « Il me paraît qu’il ne serait pas sans utilité de fournir à tous les habitants de cette ville immense un moyen de la parcourir et de s’y reconnaître ; en sorte que chacun pût être sûr d’arriver où il entreprend d’aller. Je crois aussi qu’il ne peut y avoir de moment plus favorable à cette opération que celui où les limites de Paris paraissent être fixées pour longtemps par la nouvelle enceinte qu’on vient de construire. » Suit un système de quadrillage géométrique de Paris et de repérage des maisons par lettres et chiffres.
« Les heures du jour »
« Les différentes heures du jour offrent tour à tour, au milieu d’un tourbillon bruyant et rapide, la tranquillité et le mouvement. Ce sont des scènes mouvantes et périodiques, séparées par des temps à peu près égaux.
À sept heures du matin, tous les jardiniers, paniers vides, regagnent leurs marais, affourchés sur leurs haridelles. On ne voit guère rouler de carrosses. On ne rencontre que des commis de bureaux qui soient habillés et frisés à cette heure-là.
Sur les neuf heures, on voit courir les perruquiers saupoudrés des pieds à la tête – ce qui les fait appeler merlans – tenant d’une main le fer à toupet et de l’autre la perruque. Les garçons limonadiers, toujours en vestes, portent du café et des bavaroises dans les chambres garnies. On voit en même temps des apprentis écuyers suivis d’un laquais qui, montés sur des chevaux, courent battre les boulevards et font payer quelquefois aux passants leur malheureuse inexpérience.
Sur les dix heures, une nuée noire de suppôts de la justice s’achemine vers le Châtelet et vers le Palais ; vous ne voyez que des rabats, des robes, des sacs et des plaideurs qui courent après.
À midi, tous les agents de change et les agioteurs se rendent en foule à la Bourse, et les oisifs au Palais-Royal. Le quartier Saint-Honoré, quartier des financiers et hommes en place, est très battu et le pavé n’est rien moins que libre. C’est l’heure des sollicitations et des demandes de toute espèce.
À deux heures, les dîneurs en ville, coiffés, poudrés, arrangés, marchant sur la pointe du pied de peur de salir leurs bas blancs, se rendant dans les quartiers les plus éloignés. Tous les fiacres roulent à cette heure ; il n’y en a plus sur la place. On se les dispute, et il arrive quelquefois que deux personnes ouvrent en même temps la portière, montent et se placent. Il faut aller chez le commissaire pour qu’il décide à qui restera.
À trois heures, on voit peu de monde dans les rues, parce que chacun dîne : c’est un temps de calme, mais qui ne doit pas durer longtemps.
À cinq heures et un quart, c’est un tapage affreux, infernal. Toutes les rues sont embarrassées, toutes les voitures roulent en tous sens, volent aux différents spectacles ou se rendent aux promenades. Les cafés se remplissent.
À sept heures, le calme recommence, calme profond et presque universel. Tous les chevaux frappent en vain le pavé du pied. La ville est silencieuse et le tumulte paraît enchaîné par une main invisible. C’est en même temps l’heure la plus dangereuse, vers le milieu de l’automne, parce que le guet n’est pas encore à son poste ; et plusieurs violences se sont commises à l’entrée de la nuit.
Le jour tombe, et tandis que les décorations de l’Opéra sont en mouvement, la foule des manœuvres, des charpentiers, des tailleurs de pierre, regagnent en bandes épaisses les faubourgs qu’ils habitent. Le plâtre de leurs souliers blanchit le pavé, et on les reconnaît à leurs traces.
À neuf heures du soir, le bruit recommence. C’est le défilé des spectacles. Les maisons sont ébranlées par le roulis des voitures, mais ce bruit est passager. Le beau monde fait de courtes visites en attendant le souper.
À onze heures, nouveau silence. C’est l’heure où l’on achève de souper. C’est l’heure aussi où les cafés renvoient les oisifs, les désœuvrés et les rimailleurs à leurs mansardes.
À minuit et un quart on entend les voitures de ceux qui ne jouent pas et qui se retirent.
À une heure du matin, dix mille paysans arrivent, portant la provision des légumes, du fruit et des fleurs. Ils s’acheminent vers la Halle : leurs montures sont lasses et fatiguées ; ils viennent de sept à huit lieues.
La halle est l’endroit où jamais Morphée n’a secoué ses pavots. Là, point de silence, point de repos, point d’entracte. Aux mareyeurs (1) succèdent les poissonniers, et aux poissonniers les coquetiers, et à ceux-ci les détailleurs car tous les marchés de Paris ne tirent leurs denrées que de la Halle, c’est l’entrepôt universel. La hotte, qui s’élève en pyramide, transporte tout ce qui se mange, d’un bout e la ville à l’autre. Des millions d'œufs sont dans des paniers qui montent, qui descendent, qui circulent ; et, ô miracle, il ne s’en casse pas un seul.
L’eau-de-vie alors coule à grands flots dans les tavernes. Cette eau-de-vie est mélangée d’eau, mais fortement aiguisée par du poivre long (2). Les forts de la halle et les paysans s’abreuvent à cette liqueur ; les plus sobres boivent du vin. C’est un bourdonnement continu. Ces marchés nocturnes se passent dans les ténèbres. On dirait voir un peuple qui fuit les rayons du soleil et qui l’a en horreur.
Les commis de la marée ne voient jamais, pour ainsi dire, l’astre du jour et ne se retirent que quand les réverbères pâlissent : mais si l’on ne se voit pas, on s’entend, car l’on crie à tue-tête ; et dans la confusion de ces clameurs universelles, il faut bien posséder l’idiome du lieu pour savoir d’où part la voix qui vous interpelle. Les mêmes scènes se passent à la même heure, au quai de la Vallée (3). Il s’agit là de lièvres, de pigeons au lieu de saumons et de harengs.
Ce tumulte non interrompu forme un contraste avec le sommeil qui occupe le reste de la ville, car à quatre heures du matin, il n’y a plus que le brigand et le poète qui veillent.
À six heures, les boulangers de Gonesse (4), nourriciers de Paris, apportent deux fois la semaine une très grande quantité de pains : il faut qu’ils se consomment dans la ville, car il ne leur est pas permis de les remporter.
_ _ _
Notes
(1) Mareyeurs : le poisson était transporté des ports de la Manche par des charrettes ou des chevaux munis de paniers. On appelait les uns et les autres : chasse-marée. La distance Dieppe-Paris était franchie en 14 heures.
(2) poivre long : piment à saveur très piquante.
(3) Quai de la Vallée : Quai des Grands-Augustins. La partie située au débouché de la rue des Grands-Augustins a été occupée à partir de 1679 par un marché en plein air pour la volaille, le gibier et les agneaux.
(4) Gonesse, aujourd’hui dans le Val-d’Oise, fournissait un pain très apprécié.
(5) Persillade : tranches de viande avec une sauce à base de persil.
« Le mur murant Paris rend Paris murmurant »
De 1784 à 1787 se construisit le mur dit des Fermiers généraux, qui enserrait Paris. En pierres, haut de 3m 30 et long de 23 km, il était percé d’une soixantaine de portes, les barrières, où les commis de l’octroi percevaient les taxes et contrôlaient l’entrée des marchandises. Paris, intra-muros, comptait alors 600 000 habitants environ. On doit à Ledoux la construction, à chaque entrée, des « bureaux » monumentaux, tous différents et de style antique. Il est évident que les travaux suscitèrent l’inquiétude des Parisiens, d’où ce jeu de mots : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant. » Necker en fit suspendre la construction en mai 1789. Des barrières furet incendiées durant les journées révolutionnaires. La destruction se poursuivit au 19e siècle. Ne restent aujourd’hui de cette enceinte que les « bureaux » de La Villette, de la Nation, de Denfert-Rochereau et de Monceau.
Mercier témoigne : « J’aperçus une vilaine muraille, empreinte humiliante de servitude, qui coupait désagréablement et gâtait de belles promenades, qui interceptait l’air et la vue et parquait les citoyens comme on fait des moutons. Jadis la Chine éleva une muraille contre l’invasion des Tartares qui avaient bâti la muraille odieuse. Or, comme un système financier est toujours petit, puéril, misérable, qu’il n’y a rien de bas, de si cruel que cette espèce d’homme qui apportent les plus grands obstacles à la tranquillité et à la prospérité nationale, je condamnai tous les gens de finances à démolir cette muraille qui chagrinait le bon peuple, lequel était assez soumis et donnait assez d’argent pour qu’on lui épargnât cette douloureuse humiliation ; car on la regardait comme un malheur et comme un outrage. » (Sébastien Mercier, Songes et visions philosophiques, 1788).
On peut lire dans le Courrier de l'Europe du 4 juillet 1785 les lignes suivantes : « On assure que M. de Buffon a publiquement dit que ce projet serait nuisible à la salubrité de l’air de la capitale, en empêchant les courants d’air de porter hors de cette ville les évaporations malsaines d’une aussi grande population. Tous les médecins ont confirmé le dire du philosophe de Montbard et prétendent que cela ne peut être que très dangereux pour la capitale. Il paraît que le public verrait avec la plus grande satisfaction la cessation des travaux pour cette muraille. »
L’an 2440 (Louis-Sébastian Mercier)
Il se considérait comme « le plus grand livrier de France ». Ce terme péjoratif semble convenir à cet écrivain fécond qui publia plus de cent titres dont un Tableau de Paris sur lequel est encore fondé sa réputation.
L’An 2440 paraît sans nom d’auteur en 1770. Complété en 1786, il est présenté comme un « rêve s’il en fut jamais » et décrit le Paris transformé dont rêve en effet le narrateur. Ce roman est moins une utopie qu’un récit d’anticipation. Mercier imagine ce que pourra devenir la France si elle emprunte les voies d’un certain progrès. On visite un Paris amélioré au cours des siècles. Proche de l’idéologie des Lumières, il considère que l’Histoire peut favoriser le bonheur des hommes, pour peu que ceux-ci obéissent à certaines exigences de la raison.
Au chapitre 30, le songe introduit le lecteur dans « la bibliothèque du roi » (il y en a encore un, mais éclairé) de dimensions modestes. Car on a brûlé de nombreux ouvrages « frivoles, ou inutiles, ou dangereux ». Entassés, leur pyramide composa « une nouvelle tour de Babel » : ce « sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût » avait aussi pour but d’empêcher toute discorde et d‘unifier les textes préservés en un discours cohérent et univoque.
Se profile donc un penchant pour la pensée unique. Ont été ainsi livrés aux flammes Hérodote, Aristophane, Lucrèce, Cicéron, Catulle, Pétrone, Bossuet et d’autres sceptiques ou historiens. On a conservé Homère, Sophocle, Platon, Démosthène, Virgile, Pline, Tite-Live, Milton, Shakespeare, Descartes, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Rousseau, Voltaire (épuré), Montaigne (allégé).
La bibliothèque sauvée par Mercier exclut tout ce qui pourrait inciter l’esprit à l’incertitude et au doute. Mercier expulse les poètes de la société future.
L’An 2440 est mis à l’index en 1773, ô ironie !
Sources : Jean-Claude Bonnet, Louis-Sébastien Mercier, un hérétique en littérature, Mercure de France, 1995.
* * *
Date de dernière mise à jour : 02/08/2023