« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Diderot, un précurseur (Jacques le Fataliste)

Jacques le Fataliste : incipit

Jacques le Fataliste (Diderot)   Jacques le Fataliste relève du conte philosophique et fourmille de références allusives à des prédécesseurs souvent subversifs : la gourde de Jacques fait écho à la Dive Bouteille de Rabelais, par exemple. Il s’inspire également de Tristram Shandy, roman de Sterne, qu’il appelle « le Rabelais des Anglais ». Kundera adapte l’ouvrage dans Jacques et son maître.

 Incipit

    « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

Le maître - C’est un grand mot que cela.

Jacques - Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet [1].

Le maître - Et il avait raison…

Après une courte pause, Jacques s’écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !

Le maître - Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.

Jacques - C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy [2] ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.

Le maître - Et tu reçois la balle à ton adresse... »

   Dans cet incipit énigmatique, Diderot brouille les codes. Le lecteur entre in medias res : il saisit une conversation, sans savoir qui parle. Il comprend plus tard que Diderot met en scène un lecteur fictif, son double. Il interroge un narrateur peu amène et impatient (« que vous importe ») qui joue avec lui et brise, dès le début du roman, toute illusion romanesque. Il s’agit d’une œuvre subversive, moderne, avec une remise en cause littéraire : Diderot refuse l’identification aux personnages et l’investissement dans la fiction au profit d’une interrogation sur la visée et la singularité de l‘entreprise romanesque. Diderot, à sa manière, annonce le Nouveau Roman.

   Il se moque du lecteur épris du roman d’aventures, arrête l’action au moment pathétique par des récits secondaires et montre que les choses auraient pu tourner autrement dans une histoire inventée, il affirme respecter scrupuleusement la vérité.

   Ces constantes interventions de meneur de jeu nous rappellent sans cesse (paradoxalement) qu’il s’agit d’une fiction mais il nous interdit toute illusion. Plus loin dans l'ouvrage, Diderot écrit : « Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n’est pas poli ; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques [...]. Il faut sans doute que j’aille quelquefois à votre fantaisie ; mais il faut que j’aille quelque fois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s’engage d’entendre la fin. » D’une manière générale, Diderot apostrophe le lecteur tout au long du récit. Il reprend ces vieilles ficelles de la rhétorique « captation benevolentia » (attirer l’attention du lecteur) pour mieux les détourner. Pour le suivre, le lecteur doit y mettre du sien. Il continue : « Lecteur, vous êtes d'une curiosité bien inommmode ! Et que diable ela vous fait-il ? »

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Notes

[1] Reprise textuelle de Tristram Shandy de Laurence Sterne. Le billet est un ticket d’accès permettant l’accès à certains lieux.

[2] Le 11 mai 1745, les Français (avec le maréchal de Saxe) l’emportent sur les Anglais, les Autrichiens et les Hollandais, mettant fin ainsi à la guerre de Succession d’Espagne.

Jacques le Fataliste : allons plus loin

    Au-delà de la remise en cause du roman, Diderot aborde le problème philosophique de la liberté et la comédie absurde du destin.

   Le maître se sent libre et croit à la liberté. Jacques, qui suit les leçons de son capitaine (qui a lu Spinoza) pense que la liberté est une pure illusion et que tout ce qui nous arrive est marqué par le « grand rouleau ». Mais ce fatalisme ne l’empêche pas d’agir « comme vous et moi ». Les deux ont tort, selon Diderot : on ne peut vivre en se disant constamment, comme Jacques, que tout est écrit : notre vie nous deviendrait en quelque sorte étrangère et se déroulerait comme un spectacle auquel nous assisterions avec angoisse ou ironie, selon notre tempérament. L’impression d’être libre, même illusoire, est indéracinable. Reste une liberté indifférente, comme le Maître ? Diderot ne trouve pas de solution rationnelle à ce conflit. Il écrit dans sa Correspondance : « Il est dur de s’abandonner aveuglément au torrent universel ; il est impossible de lui résister. Les efforts impuissants ou victorieux sont aussi dans l’ordre. Si je crois que je vous aime librement, je me trompe. Il n’en est rien. O le beau système pour les ingrats ! J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver, ni mon cœur de démentir. Je ne puis souffrir que mes sentiments pour vous, que vos sentiments pour moi soient assujettis à quoi que ce soit au monde, et que Naigeon les fasse dépendre du passage d’une comète. »

   La solution pratique de Diderot est sans doute son humanisme : goût pour les individualités marquées et les passions fortes, revendication des droits exceptionnels du génie, autonomie de la personne humaine au sein de la collectivité, sens moral et efficacité de l’éducation, bref confiance en l’homme. Là aussi, un grand modernisme : Diderot pose des antinomies sans les résoudre (cœur / raison, individu / société), renonce à découvrir des certitudes et place la dignité de l’homme dans la recherche plutôt que dans la découverte de la vérité.

Extraits

* Le fatalisme en action

   « Jacques ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de vertu ; il prétendait qu'on était heureusement ou malheureusement né [1]. Quand il entendait prononcer les mots récompense ou châtiment, il haussait les épaules. Selon lui, la récompense était l'encouragement des bons ; le châtiment, l'effroi des méchants [2]. Qu'est-ce autre chose, disait-il, s'il n'y a point de liberté et que notre destinée soit écrite là-haut ? Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l'ignominie qu'une boule qui aurait la conscience d'elle-même suit la pente d'une montagne ; et que, si l'enchaînement des causes et des effets qui forment la vie d'un homme depuis le premier instant de sa naissance jusqu'à son dernier soupir nous était connu, nous resterions convaincus qu'il n'a fait que ce qu'il était nécessaire de faire. Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit. En effet, que répliquer à celui qui vous dit : Quelle que soit la somme des éléments dont je suis composé, je suis un ; or une cause une n'a qu'un effet ; j'ai toujours été une cause une ; je n'ai donc jamais eu qu'un effet à produire ; ma durée n'est donc qu'une suite d'effets nécessaires. C'est ainsi que Jacques raisonnait d'après son capitaine. La distinction d'un monde physique et d'un monde moral lui semblait vide de sens. Son capitaine lui avait fourré dans la tête toutes ces opinions qu'il avait puisées, lui, dans son Spinoza qu'il savait par cœur. D'après ce système, on pourrait imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien ; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur, pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste ; et quand on lui objectait qu'il ressemblait alors au chien qui mord la pierre qui l'a frappé : 'Nenni, disait-il, la pierre mordue par le chien ne se corrige pas ; l'homme injuste est corrigé par le bâton'. Souvent il était inconséquent comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes, excepté dans quelques circonstances où sa philosophie le dominait évidemment ; c'était alors qu'il disait : 'Il fallait que cela fût, car cela était écrit là-haut'. Il tâchait à prévenir le mal ; il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence. Lorsque l'accident était arrivé, il en revenait à son refrain ; et il était consolé. Du reste, bon homme, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très têtu, encore plus bavard […]. »

On peut s’interroger sur les points suivants :

  1. Ce texte obéit-il aux règles classiques de la composition ? Dans quel ordre Diderot expose-t-il les idées et la conduite de Jacques ?
  2. Quelles sont les notions morales traditionnelles éliminées ? Et pourquoi ? Par quoi sont-elles remplacées ? Un tel système moral est-il souhaitable ?
  3. Jacques est-il fataliste au sens ordinaire du mot ? Qu’entend Diderot par ce terme ?
  4. L’art avec lequel Diderot rend vivantes et accessibles des idées abstraites.

* Contre le libre arbitre

Le Maître - A quoi penses-tu ?

Jacques - Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous répondais sans le vouloir.

Le Maître -Après ?

Jacques - Après ? Et que nous étions deux vraies machines [3] vivantes et pensantes.

Le Maître - Mais à présent que veux-tu ?

Jacques - Ma foi, c'est encore tout de même. Il n'y a dans les deux machines qu'un ressort de plus en jeu.

Le Maître - Et ce ressort-là ?

Jacques - Je veux que le diable m'emporte si je conçois qu'il puisse jouer sans cause. Mon capitaine disait : « Posez une cause, un effet s'ensuit ; d'une cause faible un faible effet ; d'une cause momentanée un effet d'un moment ; d'une cause intermittente un effet intermittent ; d'une cause contrariée un effet ralenti ; d'une cause cessante un effet nul [4]. »

Le Maître - Mais il me semble que je sens au-dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense [5].

Jacques - Mon capitaine disait : « Oui, à présent que vous ne voulez rien ; mais veuillez vous précipiter de votre cheval ? »

Le Maître - Eh bien ! je me précipiterai.

Jacques - Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu'il vous plaît d'en descendre à la porte d'une auberge ?

Le Maître - Pas tout à fait, mais qu'importe, pourvu que je me précipite et que je prouve que je suis libre ?

Jacques - Mon capitaine disait : « Quoi ! vous ne voyez pas que sans ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou ? C'est donc moi qui vous prends par le pied et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou. » Mon capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque [6].

Le Maître - Cela est trop fort pour moi, mais, en dépit de ton capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.

Jacques - Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon, et que n'avez-vous cessé d'aimer Agathe [7] toutes les fois que vous l'avez voulu ? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir sans faire.

Le Maître - Il est vrai.

Jacques - Et à faire sans vouloir.

Le Maître - Tu me démontreras celui-ci ?

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Notes

[1] On peut préciser le sens de cette formule et sa portée.

[2] Inversement, on peut indiquer ce que ne sont pas récompense et châtiment, aux yeux de Jacques.

[3] Diderot pousse parfois le déterminisme jusqu’au mécanisme (« machines », « ressort »)

[4] Règles du raisonnement expérimental, substituées par Bacon à celles de la logique formelle.

[5] Le sentiment intime de notre liberté ne peut être détruit par aucun raisonnement.

[6] Il faut distinguer l’acte libre et l’acte non motivé (ou gratuit).

[7] Le Maître l’aimait malgré lui, alors qu’elle ne méritait aucune estime.

Diderot, grand romancier selon Milan Kundera (L'Art du roman)

   Dans L’Art du roman (Gallimard, 1986), Milan Kundera s’interroge sur la genèse du roman, évoquant souvent deux romans du 18e siècle, Jacques le fataliste (Diderot) et Tristram Shandy (Laurence Sterne), « les deux plus grandes œuvres romanesques du 18e siècle, deux romans conçus comme un jeu grandiose », dit-il.

   Il poursuit : « Ce sont deux sommets de la légèreté jamais atteints ni avant ni après. Le roman ultérieur se fit ligoter par l’impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la rigueur de la chronologie. Il abandonna les possibilités contenues dans ces deux chefs-d’œuvre, qui étaient en mesure de fonder une autre évolution du roman que celle qu’on connaît (oui, on peut imaginer une autre histoire du roman européen...).

* L’aventure est le premier grand thème du roman

   « Le premiers romans européens sont des voyages à travers le monde, qui paraît illimité. Le début de Jacques le Fataliste surprend les deux héros au milieu du chemin ; on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ils se trouvent dans un espace qui n’a ni commencement ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de frontières, au milieu de l’Europe pour laquelle l’avenir ne peut jamais finir. »

* C’est par l’action que l’homme se distingue des autres et devient un individu

   Kundera cite Dante : « En toute action, l’intention première de celui qui agit est de révéler sa propre image. » L’action (au début du genre romanesque) est comprise somme l’autoportrait de celui qui agit. Mais Diderot est plus sceptique : « Son Jacques le Fataliste séduit la fiancée de son ami, il se soûle de bonheur, son père lui file rune raclée, un régiment passe par là, de dépit il s’enrôle, à la première batille il reçoit une balle dans le genou et boite jusqu’à sa mort. Il pensait commencer une aventure amoureuse, alors qu’en réalité il avançait vers son infirmité. Il ne peut jamais se reconnaître dans son acte. [...] Le caractère paradoxal de l’action, c’est une des grandes découvertes du roman. Mais si le moi n’est pas saisissable dans l’action, où et comment peut-on le saisir ? Le roman [...] dut se détourner du monde visible de l’action et se pencher sur l’invisible de la vie intérieure. »

* Un roman n’est pas un essai

   « Une pensée dogmatique devient hypothétique. Ce qui échappe aux philosophes quand ils s’essaient aux romans. Une seule exception. Diderot. Son admirable Jacques le Fataliste ! Après avoir franchi la frontière du roman, cet encyclopédiste sérieux se transforme en penseur ludique ; aucune phrase de son roman n’est sérieuse, tout y est jeu. C’est pourquoi en France ce roman est scandaleusement sous-estimé. En effet, ce livre concentre tout ce que la France a perdu et refuse de retrouver. On préfère aujourd’hui les idées aux oeuvres. Jacques le Fataliste est intraduisible dans le langage des idées. »

Le Père de famille et autres drames bourgeois

   Diderot est non seulement un précurseur dans le domaine romanesque mais également théâtral. Il codifie le drame bourgeois dans ses Entretiens avec Dorval sur le Fils naturel (1757). Il spécifie précisément quelques règles : retour à des sujets actuels, personnages de tous les jours, situations réalistes, mélange des tons et portée édifiante.

   Le Père de famille (1758), drame bourgeois proche de la comédie larmoyante représente les hommes et femmes ordinaires. Diderot leur attribue des sentiments courants, mis en valeur par la simplicité du dialogue.

   Un père de famille resté veuf aime ses deux enfants, Saint-Albin et Cécile. Victime des préjugés sociaux, il s’oppose au mariage de son fils avec Sophie, une lingère pauvre et sans famille. Le jeune homme se révoltant, il le maudit. Le conflit entre le caractère et la condition se résoudra grâce à un événement opportun : Sophie retrouve son père et pourra donc épouser Saint-Albin. Ce dénouement heureux permet à Diderot de proposer une morale sociale plus juste répondant aux sentiments « naturels » de l‘homme.

   Aux critiques lancés par le parti antiphilosophique contre Le Fils naturel, Diderot répond en présentant cette nouvelle pièce, comblant ainsi une lacune qu’il déplorait dans ses Entretiens avec Dorval : la condition de père de famille n’avait tenté aucun dramaturge. Poursuivant sa démonstration, il adjoint à la pièce un Discours de la poésie dramatique où il expose la théorie du genre sérieux. Il écrit dans l'Épilogue du Fils naturel : « Une pièce est moins faite pour être lue que pour être représentée. »

   Le Père de famille est joué au Théâtre Français en 1761. Une reprise triomphale en 1769 permet à un mémorialiste de compter dans la salle « plus de mouchoirs que de spectateurs ». Témoignage sur la sensibilité de cette fin de siècle, ce drame annonce aussi bien la comédie de mœurs moderne que le goût pour les pièces à thèse.

   Pour Diderot, le théâtre est une affaire d'utilité publique et « l'objet d'une composition dramatique est d'inspirer aux hommes l'amour de la vertu, l'horreur du vice » grâce aux émotions fortes. (Entretiens sur Le Fils naturel, 1757)

   Sophie Chauveau, dans son ouvrage Diderot, le génie débraillé (Télémaque, 2010) narre une anecdote à propos des réactions de la salle : « Il faut pourtant évacuer du parterre une femme évanouie » et rapporte ce commentaire : « Diderot, le grand maître des émotions, car c'est bel et bien d'émotion que son épouse a défailli. Elle a cru mourir. [...] Une si belle émotion que son cœur n'en a pas supporté davantage, c'est si rare des émois de cette qualité... »

   Notons que Diderot est un grand sensible qui manifeste volontiers ses émotions. Il écrit dans une lettre à sa chère Sophie Volland : « Heureux celui qui a reçu de la nature une âme sensible et mobile ! Il porte en lui la source d'une multitude d'instants délicieux que les autres ignorent. Tous les hommes s'affligent, mais c'est lui seul qui sait se plaindre et pleurer. »

   Voltaire ne semble pas apprécier l'ouvrage. Pour ménager la susceptibilité de Diderot, il lui écrit dans une lettre : « L'ouvrage que vous m'avez envoyé, monsieur, ressemble à son auteur. Il me paraît plein de vertu, de sensibilité et de philosophie. »

Entretiens sur Le Fils naturel (Diderot, 1757) : la dignité d'une mère selon Diderot.  

   "Quoi donc ? Pourrait-il y avoir rien de trop véhément dans l'action d'une mère dont on immole la fille ? Qu'elle coure sur la scène comme une femme furieuse ou troublée ; qu'elle remplisse de cris son palais ; que le désordre ait passé jusque dans ses vêtements ; ces choses conviennent à son désespoir. Si la mère d'Iphigénie se montrait un moment reine d'Argos et femme du général des Grecs, elle ne me paraîtrait que la dernière des créatures. La véritable dignité, celle qui me frappe, qui me reverse, c'est le tableau de l'amour maternel dans toute sa vérité."

Diderot selon Michelet et Taine

Michelet

   Dans son Histoire de France, après avoir éreinté le siècle de Louis XIV, Michelet exalte Diderot en qui il voit le génie même de la Révolution.

   « Voltaire l’appelle Panto-phile, amant de toute la nature, ou plutôt amoureux de tout.

   Il n’est pas moins Pan-urge, l’universel faiseur. C’est un fils d’ouvrier (comme Rousseau, Beaumarchais et tant d’autres). Langres, sa ville, fabrique de bons couteux et de mauvais tableaux, l’inspire aux métiers et aux arts[1].

   De son troisième nom qui lui va mieux encore, c’est le vrai Prométhée. Il fit plus que ses œuvres. Il fit surtout des hommes. Il souffla sur la France, souffla sur l’Allemagne. Celle-ci l’adopta plus que la France encore, par la voix solennelle de Goethe[2].

   Grand spectacle de voir le siècle autour de lui. Tous venaient à la file puiser au puits de feu. Ils y venaient d’argile, ils en sortaient de flamme. Et, chose merveilleuse, c’était la libre flamme de la nature propre à chacun. Il fit jusqu’à ses ennemis les grandit, les arma de ce qu’ils tournèrent contre lui.  

   Il faut le voir à l’œuvre et travaillant pour tous. Aux timides chercheurs, il donnait l’étincelle et souvent la première idée. Mais l’idée grandiose les effrayait ? Ils avaient peu d’haleine ? Il leur donnait le souffle, l’âme chaude et la vie par torrents. Comment réaliser ? S’il les voyait en peine, de sibylle et prophète, il était tout à coup, pour les tirer de là, ouvrier, maçon, forgeron ; il ne s’arrêtait par que l’œuvre ne surgît, brusquement ébauchée, devant son auteur stupéfait.

   Les plus divers esprits sortirent de Diderot ; d’un de ses essais, Condillac[3] ; d’un mot, Rousseau dans ses premiers débuts[4]. Grimm le suça vingt ans. De son labeur immense et de sa richesse incroyable coula le fleuve trouble, plein de pierres, de graviers, qu’on appelle du nom de Raynal[5].

   Un torrent révolutionnaire. On peut dire davantage. La Révolution même, son âme, son génie, fut en lui[6]. Si de Rousseau vint Robespierre, « de Diderot jaillit Danton[7] ».

   « Ce qui reste, c’est ce que j’ai donné. » Ce mot que le Romain généreux dit en expirant, Diderot aussi pouvait le dire. Nul monument achevé n’en reste, mais cet esprit commun, la grande vie qu’il a mise en ce monde, et qui flotte orageuse en ses livres incomplets. Source immense et sans fond. On y puisa cent ans. L’infini reste encore.

   Dans l’année même (1746) où Vauvenargues publia ses Essais[8], ses vues sur l’action, Diderot publia ses Pensées[9], où il dit un mot admirable. Il demande que Dieu ait sa libre action, qu’il sorte de la captivité des temples et des dogmes, et qu’il se mêle à tout, remette en tout la vie divine : « Élargissez Dieu[10] ! »   

Taine

  Dans les Origines de la France contemporaine, Taine s’oppose à Michelet :

   « Diderot, dit Voltaire, est un four trop chaud qui brûle tout ce qu’il cuit ; ou plutôt, c’est un volcan en éruption qui, pendant quarante ans dégorge les idées de tout ordre et de toute espèce, bouillonnantes et mêlées, métaux précieux, scories grossières, boues fétides ; le torrent continu se déverse à l’aventure, selon les accidents du terrain, mais toujours avec l’éclat rouge et les fumées âcres d’une lave ardente. Il ne possède pas ses idées, mais ses idées le possèdent : il les subit ; pour en réprimer la fougue et les ravages, il n’a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intérieure de prudence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Voltaire, barre la voie aux débordements. Tout déborde chez lui, hors du cratère trop plein, sans choix, par la première fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d’une lecture, d’une lettre, d’une conversation, d’une improvisation, non pas en petits jets multipliés comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui roulent aveuglément sur le versant le plus escarpé du siècle. »


[1] Cf. l’Encyclopédie.

[2] Le Neveu de Rameau fut d’abord connu par la traduction de Goethe.

[3] Il existe des rapports indiscutables entre le sensualisme de Condillac et les idées de Diderot (dans la Lettre sur les Aveugles, par exemple).

[4] « En arrivant à Vincennes, j’étais dans ne agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la Prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sou un chêne. Il m‘exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. » (Les Confessions, II, 8).

[5] Auteur d’une Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, à laquelle collabora Diderot.

[6] Tendance de Michelet à incarner une idée ou u mouvement dans un homme.

[7] Auguste Comte.

[8] Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

[9] Pensées philosophiques.

[10] « Les hommes ont banni la Divinité d’entre eux ; ils l’ont reléguée dans un sanctuaire. Détruisez ces enceintes, élargissez Dieu, voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est pas. » Michelet ajoute u peu plus loin : « Après la longue mort des trente dernières années du règne de Louis XIV, il y eut un réveil violent de toutes les énergies cachées. Dieu s’élargit, on peut le dire, il s’échappa. La vie parut partout. Des lettres aux arts, des arts à la Nature, tout s’anima, tout devint force vive. » 

Diderot et ses apostrophes au lecteur

   Diderot apostrophe ses lecteurs, notamment dans Jacques le Fataliste et son maître, et ceci tout au long du récit[1] : « Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n’est pas poli ; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques [...] Il faut sans doute que j’aille quelquefois à votre fantaisie ; mais il faut que j’aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s’engage d’entendre la fin. »

   Il n’est pas le seul.    

   Dans quel but ?

   Celui d’un détournement et afin de nous mener par le bout du nez. Ainsi Beaumarchais dans sa préface au Barbier de Séville qui s’adresse ainsi au lecteur : « Et vous sentez bien, Monsieur, que si, pour éviter ce tracas ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principes au-dessous de vos lumières : n’étant pas mon lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s’adresse ma requête. »  En somme, il demande la bienveillance du lecteur tout en s’amusant du paradoxe.

   On voit bien que les apostrophes au lecteur vont à l’encontre du pacte de lecture : l’apostrophe de Diderot nous rappelle que nous sommes en train de lire. Il s’amuse de nous, alors que nous sommes pris par l’intrigue qu’il suspend volontairement. Il dit ailleurs : « Lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? »

   Il s’agit de ne pas oublier notre statut de simple lecteur et que celui qui mène la danse, c’est bien l’auteur, le créateur d’une œuvre qui, de toute manière, nous dépasse et nous ennoblit en même temps.  

Sources : Petite philosophie du lecteur, Frédérique Pernin, Milan, 2008.  

          


[1] Il en est de même pour Laurence Sterne. En revanche, Balzac dans Le Père Goriot, le fait au début, ainsi que Baudelaire dans Les Fleurs du mal.  

Dernière remarque

   Diderot (comme Cervantès avec son Don Quichotte) remet le roman en question : le personnage de Jacques ne peut arriver au bout de son récit et le narrateur, dès l"ouverture du roman, se moque des règles de l'illusion romanesque et dénonce le caractère artificiel du récit.

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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023