A propos de René (Chateaubriand)
La mélancolie que Chateaubriand a concentrée dans le personnage de René (1802) n’est pas uniquement une création personnelle. C’était en quelque sorte une maladie diffuse qui pesait sur les imaginations et les cœurs, et à laquelle il a donné consistance et force en la décrivant avec précision dans ses symptômes, son évolution et ses conséquences.
Les sources de la mélancolie sont nombreuses et lointaines mais tenons-nous en aux plus récentes et accessibles, celles de la jeunesse de Chateaubriand.
Dégoût des hommes et de soi-même, désir d’une destinée extraordinaire et impossible, amour maladif de la solitude, on trouve déjà tout cela chez Rousseau qui en parle longuement et avec complaisance dans les Confessions et dans les Rêveries d’un promeneur solitaire. Goethe a emprunté cette attitude pour son Werther : avec plus de pédanterie, de mysticisme philosophique et moins de spontanéité, il cherche à devenir un élément du « Grand Tout ». Dans cette rêverie déprimante, le jeune Werther use ses facultés d’action tout en conservant sa soif de jouissance, si bien que le suicide apparaitra comme la conséquence inévitable de sa manière d’être et de sentir.
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Du reste, dans sa préface de René (1805), Chateaubriand dénonce lui-même l’influence ou la dépendance à ses prédécesseurs :
« L’auteur y combat le travers particulier des jeunes gens du siècle, le travers qui mène directement au suicide. C’est Rousseau qui introduit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison. L’auteur du Génie du christianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son apologie quelques tableaux pour l’imagination a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau et peindre les funestes conséquences de l’amour outré de la solitude. »
Ainsi, René, comme Werther, cueille un bouquet qu’il effeuille au fil d’un ruisseau (lettre XXVIII) ; il est aussi question d’Ossian, le « dernier barde, sur les monts de la Calédonie », qui chante à René les strophes mélancoliques de Colna que Werther faisait déjà lire à Charlotte, juste avant le suicide qui clôt le livre II.
_ _ _ Fin de citation
Sources : Précis de littérature comparée, F. Claudon et K. Haddad-Wotling, Armand Colin, 1992 pour la première édition.
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C’est entre quatorze et dix-huit ans que Chateaubriand lut les Confessions, les Rêveries et Werther, au fond de la lande bretonne, dans ce manoir de Combourg où son adolescence rêveuse se livra sans défense à une solitude malsaine. Il suffit de relire les pages de ses Mémoires où il raconte sa jeunesse à Combourg pour s’en convaincre : père hypocondriaque, mère effacée, chambre isolée dans la tour du Nord, terreurs de l’enfance et des fantômes. Sa sœur Lucile devient la confidente de ses rêves. Lucile est exaltée, déséquilibrée et un peu folle et se perd volontiers dans une rêverie mélancolique, riche de poésie et de mystérieux désirs, détachée de la réalité. Le jeune homme y voit en quelque sorte le génie de la solitude, la Muse.
Les sentiments de René sont donc empruntés à ses lectures et à son expérience. A vingt-deux ans, Chateaubriand s’embarque pour le Nouveau-Monde ; ce départ s’explique par l’inquiétude d’une Révolution commençante ainsi que par la mission scientifique dont il est chargé. En réalité, il obéit à son imagination et à son cœur : dégoût des hommes et de la vie civilisée avant d’avoir vécu, il va chercher dans un monde plus jeune cette nature Vierge sont Rousseau lui a inspiré le culte, sans oublier ces « bons sauvages » qui devaient être vertueux et doux puisqu’ils ignoraient les vices de la société. Mais le voyage est bref et Chateaubriand revenu en France, est emporté dans le remous de l’émigration. Réfugié à Londres, il se met à écrire, retrouve les rêves de sa vingtième année et les souvenirs de son périple en Amérique.
René est un Européen mystérieux que des malheurs inconnus ont obligé à quitter son pays et qui vient demander asile aux sauvages des bords du Meschacebé, les Natchez. Il est accueilli et adopté par Chactas, le vieux sachem aveugle, qui lui raconte son histoire. Après s’être fait longtemps prier, René lui raconte aussi la sienne, dans le mois de la lune des fleurs, au pied d’un sassafras, qui se résume aux tribulations d’un cœur mélancolique.
Sa naissance fut un malheur puisqu’il coûta la vie à sa mère ; on le négligea dans son enfance parce qu’il n’était pas l’aîné de la famille et que, par ailleurs, son caractère impétueux le rendait insupportable. Il prit donc de bonne heure l’habitude et le goût de la solitude, prétexte à rêveries. La compagnie de sa sœur Amélie, au lieu de l’arracher à ses rêves, l’y enfonce plus profondément :
« Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles ; promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de délices. Ô illusions de l’enfance et de la patrie, ne perdez-vous jamais vos douceurs ! Tantôt nous marchions tout pensifs, prêtant l’oreille au silence de l’automne, ou au bruit des feuilles séchées que nous traînions tristement sous nos pas. Tantôt nous murmurions quelques vers où nous cherchions à peindre la nature. »
Cette tristesse de l’enfance pourrait se dissiper mais René la justifie par des raiosn empruntées à la philosophie et à l’histoire. Après la mort de son père, il se met à voyager ; dans le monde, vaste nécropole des civilisations qui ne sont plus, il ne trouve que des motifs de tristesse :
« Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus, je m’en allai, m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce ; pays de forte et d’ingénieuse mémoire où les palais des rois sont ensevelis dans la pourpre et leurs mausolées cachés sous les ronces. Force de la nature et faiblesse de l’homme, un brin d’herbe perce souvent le marbre le plus dur de ces tombeaux que tous ces morts si puissants ne soulèveront jamais… »
La mélancolie que provoquent chez René ces spectacles du passé et du présent a quelque chose de théorique et de littéraire ; elle n’est pas encore pessimisme mais plutôt l’exercice d’un esprit désenchanté qui se nourrit de ses songes et les entretient avec des mots : rhétorique un peu désuète, attitudes convenues devant les spectacles illustres. René prend une pose à la Byron (né en 1788). A-t-il vraiment gravi les sommets de l’Etna ?
« Un jour, j’étais monté au sommet de l’Etna […]. Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d’un volcan, et pleurant sur les mortels infortunés dont il voyait à ses pieds les étroites demeures, n’est sans doute, vertueux vieillards, qu’un objet digne de votre pitié : mais quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre une vive image de son caractère et de sa triste existence : c’est ainsi que toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés. »
René se dérobe à l’action. Certes, il rejoint la société, se fixe à Paris mais s’abandonne aux caprices de l’oisiveté. Le semblant d’activité qu’il faut déployer dans la vie sociale pour conserver relations et amis lui devient bientôt une charge et il aspire à la solitude. Cependant, on le défend contre lui-même jusqu’à ce que le voisinage des hommes lui devienne odieux et où il se décide à vivre dans la nature solitaire. Il cherche à expliquer et excuser son choix :
« On m’accuse d’avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination avide, qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur courte durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je ne puis atteindre. Hélas ! je cherche seulement un bien inconnu dont le vague instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? »
Etrange explication. Elle emprunte un certain prestige à cette soif de l’infini qui a été le point de départ de belles démarches mystiques ; mais explication équivoque : ce n’est par l’infini que René va chercher au fond des bois ; c’est la liberté absolue de s’abandonner à ses rêveries, drogue malsaine. En effet, la nature lui offre plusieurs avantages : elle ne le surveille pas, ne le contraint pas à se contrôler lui-même, elle se prête à ses fantaisies ; par ses couleurs, ses sons et ses parfums, elle agit sur ses sens (et son âme ?) avec une étrange puissance de dissociation si bien que, peu à peu, il a l’impression de se fondre en elle. Dans cette sorte de destruction, il éprouve une vive jouissance morbide.
Relisons cet extrait qui inspira toute la génération romantique :
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur […] Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie. »
Mais au moment de « quitter la vie », problème : il fait part à sa sœur de son désir de lui abandonner sa fortune ; elle comprend son dessein, accourt près de lui et lui fait jurer de ne jamais attenter à ses jours. Pendant quelques semaines, en compagnie de sa sœur, René retrouve les joies de son enfance. Trêve dangereuse. En fait, Amélie est plus malade que René. Elle le quitte brusquement, lui laissant une lettre où elle lui annonce aller prendre le voile au monastère de B.
La perte de sa sœur précipite René dans le désespoir. Il décide d’aller la revoir mais en passant devant la maison de son enfance, son cœur se déchire :
« Couvrant un moment mes yeux de mon mouchoir, j’entrai sous le toit de mes ancêtres. Je parcourus les appartements sonores où l’on n’entendait que le bruit de mes pas. Les chambres étaient à peine éclairées par la faible lumière qui pénétrait entre les volets fermés ; je visitai celle où ma mère avait perdu la vie en me mettant au monde, celle où se retirait mon père, celle où j’avais dormi dans mon berceau, celle enfin où l’amitié avait reçu mes premiers vœux dans le sein d’une sœur. Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de ces lieux, je m’en éloignai à grands pas, sans oser tourner la tête. Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides, les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour ; le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. À peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui : il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »
La résolution d’Amélie est inébranlable : elle se réfugie dans le cloître pour échapper au mal mystérieux qui la ronge.
René, disciple de Rousseau et de son vicaire savoyard s’imagine guérir au contact de la nature sauvage. Après avoir assisté à la profession de foi de sa sœur, il s’embarque pour la Louisiane, arrive chez les Natchez et est accueilli sous la tente de Chactas. Celui-ci est bouleversé par son récit, se souvient des passions de sa jeunesse et se montre indulgent pour des troubles qu’il a connus.
Mais le Père Souël, fin connaisseur des âmes, juge René sans ménagement :
« Rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin… »
Il semble que René s’apaise et mène une vie normale : il épouse l’Indienne Céluta, établit une cabane. Mais l’amour naïf de la jeune femme l’exaspère et il trouve une amère joie à faire souffrir. René s’abandonne de plus en plus à la mélancolie, qu’il répand autour de lui : « Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s’étendait aux êtres environnants : c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir ou respirer sans mourir. » Séparé de Céluta par les hasards de la guerre, il lui écrit une lettre passionnée, insolente, cruelle. René a perdu tout contrôle sur lui-même et côtoie la folie. Le sauvage Ondouré le tue d’un coup de hache.
Mais la maladie dont il avait souffert se répandit comme la peste et son mal devint le fameux « mal du siècle ».
C’est ainsi que pendant plus de trente ans, les héros à la mode, ceux que la littérature exalte, sont des éplorés, des incompris, des ténébreux, des maudits. On peut citer l’Oberman de Senancour, l’Adolphe de Benjamin Constant, l‘Amaury et le Joseph Delorme de Sainte-Beuve, l’Olympio et l’Hernani de Victor Hugo. Même chose pour Lamartine qui, à vingt-cinq ans, imite dans ses Méditations les lamentations de René.
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Les demeures de Chateaubriand
A propos de Combourg, Chateaubriand écrit dans ses Mémoires d'Outre-Tombe :
- "Partout silence, obscurité, visage de pierre : voilà le château de Combourg."
- Il le compare à "un char à quatre roues" planté au milieu des bois.
- "C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commencé à sentir les premières atteintes de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité."
- "Le berceau de mes songes aura disparu comme mes songes", prophétise-t-il.
A propos de la Vallée-aux-Loups :
- C'est une "simple maison de jardinier" lorsqu'il l'achète. Il en fera un paradis.
- De ses voyages, il rapporte des plants : "C'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle."
Date de dernière mise à jour : 14/03/2024