Manon Lescaut et Sainte-Beuve
Comme toujours, Sainte-Beuve explique l'œuvre par l'homme, attitude critiquée par Proust dans Contre Sainte-Beuve. Toutefois, il n'est pas inintéressant de lire ce passage qui nous permet de saisir quelques vérités sur Manon Lescaut. Quant au style suranné du 19e siècle, il a son charme...
« ... J’ai relu le roman [Manon Lescaut] sur la première édition, ou du moins sur celle qui passe pour telle (1) (1733) : j’ai été frappé des différences qu’elle offre avec les éditions suivantes. Dans ce premier jet, le style moins correct, moins court, est peut-être encore plus naturel, plus lié, et offre des traits qui se rapprochent davantage de la réalité telle quelle : l’auteur, sans viser ensuite à rien ennoblir, a pourtant songé évidemment à adoucir certains tours ou certains mots qui avaient semblé trop bas. Revenu en France et à Paris, il a remis quelques endroits au ton d’un monde plus poli, plus prompt au dégoût. Il y a une trace de respect humain : vers la fin, dans la première version, le chevalier des Grieux était montré comme sur la voie de la pénitence dans le sens chrétien et dans l’idée de Grâce, et comme se livrant entièrement aux exercices de la piété. Dans la seconde forme et la rédaction définitive, le chevalier annonce simplement qu’il est revenu aux inspirations de l’honneur ; le caractère de l’homme du monde y est observé sans rien de plus. Il manque dans la première édition un ravissant passage, la description de la vie heureuse à Chaillot, pendant les semaines qui suivirent la sortie de Saint-Lazare. Manon s’amusant gaiement à coiffer de ses mains le chevalier, et choisissant ce singulier moment pour recevoir le prince italien qu’elle veut berner et à qui elle montre le miroir en disant : « Voyez, regardez-vous bien, faites la comparaison vous-même (2)... » ; cette tendre et folâtre espièglerie n’était pas dans le premier récit, et c’est un petit épisode que Prévost a voulu ajouter après coup, un souvenir sans doute qui lui sera revenu. Car plus on lit Manon Lescaut, et plus il semble que tout cela soit vrai, de cette vérité qui n’a rien d’inventé et qui est toute copiée sur nature. S’il y a un art, c’est qu’il est impossible au lecteur de sentir l’endroit où la réalité cesse et où la fiction commence. Ce livre, avec tous ses étranges aveux et avec l’espèce de mœurs si particulières qu’il présente, ne plaît tant que par le parfait naturel et cet air d’extrême vérité. Si l’on pouvait supposer que l’auteur en a conçu un moment le projet, l’invention avec un but quelconque, on ne le supporterait pas. Ce qui le sauve du reproche d’immoralité, c’est qu’il n’a fait évidemment que dire ce qu’il a vu et entendu. On ne comprend pas, disait quelqu’un, que l’abbé Prévost ait eu l’idée d’une pareille histoire. C’est qu’il n’en a pas eu l’idée : il l’a sue, il l’a sentie, il l’a racontée.
Le mérite du style lui-même est d’être si coulant, si facile, qu’on peut dire en quelque sorte qu’il n’existe pas. Ce sont les expressions les plus simples de la langue ; les mots de tendresse, de charme, de langueur, y reviennent souvent et ont sous la plume de l’abbé Prévost une douceur et une légèreté de première venue qu’ils semblent n’avoir qu’une fois : par exemple, au moment où, au sortir de sa captivité, des Grieux revoir Manon et où, accompagné de son libérateur, M. de T ., il s’empresse d’aller pour la délivrer à son tour : « ... Elle comprit que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants... » Et ce qui suit : « Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre... » [...]
Ne demandez pas au roman de l’abbé Prévost de ces descriptions, ni de ces couleurs dont on a tant usé et abusé depuis : s’il peint, c’est en courant et sans appuyer ; ses personnages n’ont de couleur que la carnation même de la vie dans la première jeunesse. [...]
Le premier malheur de l’abbé Prévost fut, ce me semble, d’avoir en lui et de concevoir un double idéal du bonheur, dont l’un excluait sans cesse et troublait l’autre. Combien de fois ne s’est-il pas dit dans sa jeunesse comme son chevalier des Grieux, en rêvant aux moyens de fixer son âme et d’apaiser ses inquiétudes : « Je mènerai une vie sainte et chrétienne ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour... » [ou encore] « J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin ; une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre [simple, correcte], mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques ; moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes... » (Portraits littéraires et Causeries du lundi)
Sources : Sainte-Beuve, Portraits et Causeries (Panorama de la littérature française, textes présentés, choisis et annotés par Michel Brix, La Pochothèque, le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 2004).
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Notes
(1) On reprend plus volontiers aujourd’hui l’édition de 1753.
(2) Citation incomplète.
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