Manon Lescaut et les Goncourt
Voici l'analyse des Goncourt au style délicieusement suranné :
« ... Gardons-nous pourtant des séductions d'un chef-d'œuvre. Démêlons la vérité, l'observation de la création, de l'invention de l'écrivain. Manon Lescaut est un type romanesque, avant d'être un type historique ; et il faut se défendre de voir en elle une représentation complète de la prostitution galante du dix-huitième siècle, une image fidèle du caractère moral de la courtisane du temps. Sans doute, il y a toute une partie de sa figure, toute une moitié de vie, éclairée par les bougies des tripots et des lustres des soupers que, Prévost a saisies sur le vrai, sur le vif. Qu'on la suive, depuis la cour du coche d'Arras à Amiens jusque sur la route de l'exil, elle agit, elle parle, elle charme comme la fille du temps ; elle en a les jolis côtés de fraîcheur, les premières apparences de grisettes, puis les facilités, les naïvetés d'impudeur, les faiblesses devant l'argent, les perfidies naturelles et comme ingénues. Elle descend peu à peu, elle enfonce dans le vice, naturellement, sans remords ; elle cède sans révolte instinctive, sans répugnance d'âme aux nécessités de la vie, aux leçons de son frère, aux offres de M.G.M. Elle va du rire aux larmes, de la délicatesse à l'infamie, gardant pour l'homme qu'elle entraîne un fond d'attachement sincère mais sensuel, et qui ne l'élève point jusqu'au remords. Cette Manon, la Manon qui ne veut que du plaisir et des passe-temps, Prévost l'a peinte d'après nature, et c'est l'âme de la fille que l'on retrouve en elle. Mais arrêtez-vous à la transfiguration, à l'expiation par le malheur, la torture, l'humilité, la honte, l'agonie : la Madeleine que des Grieux suit sur la route d'Amérique, la femme dont il creuse la fosse avec cette épée qui est tout ce que son amour lui a laissé du gentilhomme, cette courtisane qui expire en se confessant à l'amour dans un dernier souffle de passion, cette Manon repentie et martyre, Prévost l'a tirée de son cœur, de son génie : le dix-huitième siècle ne l'a pas connue... » (Goncourt, La Femme au XVIIIe siècle, Flammarion, réédition 1982).
Élisabeth Badinter termine sa Préface à la réédition de cet ouvrage par ces lignes : « ... On redécouvre, un siècle après les Goncourt, qu'à défaut d'être sujets politiques, les femmes ont, plus souvent qu'on ne le croit, été maîtres des mœurs. Pour cette brillante intuition, nous leur pardonnerons le reste. »
Lecture intégrale de Manon Lescaut ici
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