Manon Lescaut, de la courtisane à l'héroïne littéraire
Quelques généralités
Cet ouvrage de l'abbé Prévost, dont le titre exact est Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, paraît en 1733. Il joue le même rôle que Les Liaisons dangereuses pour la fin du 18e siècle, nous restituant les mœurs du temps, tout un milieu social, immoral et corrompu, caractéristique de l'époque.
Le chevalier des Grieux, jeune homme fort bien sous tous rapports, sombre dans une déchéance progressive (jusqu'au drame final) car il a le malheur de tomber amoureux d'une jeune prostituée, Manon Lescaut.
Nous sommes plongés dans une société qui ne vit que pour l'argent et le plaisir, dénuée de tous principes moraux et de tout sens du bien et du mal.
Manon est gracieuse, charmante, frivole, amorale et inconsciente, comme bien de ses consœurs. Certes, elle aime sincèrement des Grieux mais elle lui est bien infidèle ! Il le sait : « Je connaissais Manon ; je n'avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu'elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l'abondance et le plaisirs pour me les sacrifier. »
Finalement, Manon est déportée en Amérique avec d'autres filles de mauvaise vie, comme c'est la coutume. Il faut bien peupler le Nouveau Monde ! Elle y meurt.
L'abbé Prévost (tout comme Laclos d'ailleurs) affirme que son roman a une portée morale et peut servir à l'instruction des mœurs : « Le public verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions. J'ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d'être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; [...] qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes qu'on lui offre sans cesse... ». Il écrit ailleurs : « Il n’est pas nécessaire qu’un auteur comprenne ce qu’il écrit. Les critiques se chargeront de le lui expliquer. »
Le 6 avril 1734, Montesquieu note (Mélanges et fragments inédits) : « Je ne suis pas étonné que ce roman plaise parce que toutes les mauvaises actions du héros, le chevalier Des Grieux, ont pour motif l'amour qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi ; ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère. »
Et Voltaire, dans sa Correspondance (1735) écrit : « Je n'ai jamais parlé de l'abbé Prévost que pour le plaindre d'avoir manqué de fortune [...]. Il me paraît que la langue des passions est sa langue maternelle. »
Exemple de la scélératesse de Manon
Le couple a été dépouillé de son argent. Manon feint d’être malade et se couche. Le lendemain le chevalier des Grieux se réveille seul et trouve cette lettre :
« Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l’idole de mon cœur et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise [erreur] fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant en pousser un d’amour Je t’adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi, pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux. Mon frère t’apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu’elle a pleuré de la nécessité de te quitter. »
Texte argumentatif s’il en est, où il s’agit pour Manon de convaincre et de persuader son lecteur. Elle fait appel au registre pathétique, notamment au début et à la fin de la lettre. Mais son argumentation ne manque pas de logique. Remarquons également la fin de la dernière phrase où Manon utilise la troisième personne pour parler d’elle, prenant en quelque sorte une certaine distance par rapport au chevalier : elle est déjà partie.
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Date de dernière mise à jour : 09/02/2018