La mort de Manon
On peut noter la précision des détails et la sobriété du pathétique. Aucun débordement de sensibilité. Certes, les sentiments et certains gestes violents sont étrangers à l’idéal du 17e siècle annonçant ainsi le romantisme ou le réalisme, mais l’analyse, réservée et lucide, reste typique du classicisme. On peut relever toutefois une hyperbole : « Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. »
Voici l'extrait.
« ... Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment[1] de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit ; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert[2]. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte.
Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffais[3] ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer !
Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple ; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure.
Je ne pris d’abord ce discours[4] que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.
N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva sans doute point assez rigoureusement puni [5]; il a voulu que j’aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse ; j’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience.
Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation[6] profonde où j’étais, et le dessein déterminé de mourir, avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur. Aussi ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restaient... »
On peut noter la précision des détails et la sobriété du pathétique. Aucun débordement de sensibilité. Certes, les sentiments et certains gestes violents sont étrangers à l’idéal du 17e siècle annonçant ainsi le romantisme ou le réalisme, mais l’analyse, réservée et lucide, reste typique du classicisme. On peut relever toutefois une hyperbole : « Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. »