Sensibilité et remise en cause du libertinage dans Les Liaisons
À l’exemple de La Nouvelle Héloïse, Les Liaisons dangereuses mettent en scène des personnages sensibles.
Valmont lui-même cite l’ouvrage dans la lettre CX à la marquise de Merteuil : « Puissances du Ciel, j’avais une âme pour la douleur : donnez-m’en une pour la félicité (1) ! C’est, je crois, le tendre Saint-Preux qui s’exprime ainsi. »
Danceny n’évite pas les poncifs sentimentaux, faisant figure de jeune homme rêveur et déjà romantique quand il écrit à Cécile dans la lettre LXXII : « languissant loin de vous, je traînerai ma pénible existence entre les regrets et le malheur. »
Les larmes coulent dans le roman, ainsi dans la scène de déclaration de Valmont à Mme de Tourvel (lettre XXIII à Mme de Merteuil) : « Cependant, j’étais à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l’expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s’écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m’étais livré à tel point, que je pleurais aussi ; et, reprenant ses mains, je les baignais de pleurs. »
Mme de Tourvel vivra sa passion jusqu’à la mort. Elle avoue dans la lettre CXLIII à Mme de Rosemonde : « La funeste vérité m’éclaire et ne me laisse voir qu’une mort assurée et prochaine, dont la route m’est tracée entre la honte et le remords. Je la suivrai »
Quant à Mme de Merteuil, qui connaît la passion de la vengeance, elle rappelle à Valmont dans la lettre CXXXIV qu’il s’est laissé gagner par l’amour : « Or, est-il vrai, Vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à Madame de Tourvel ? C’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vos le niez bien de cent façons ; mais vous le pouvez de mille […]. En effet, ce n’est plus l’adorable, la céleste Madame de Tourvel, mais c’est une femme étonnante, une femme délicate et sensible, et cela à l’exclusion de toutes les autres ; une femme rare enfin, et telle qu’on n’en rencontrerait pas une seconde. Il en est de même de ce charme inconnu qui n’est pas le plus fort […]. Ou ce sont là, Vicomte, des symptômes assurés d’amour, ou il faut renoncer à en trouver aucun. »
On le voit, Laclos n’oublie pas les enseignements de Rousseau mais introduit distance et ironie : les Liaisons sont aussi une critique du style sensible et des ravages de la sensibilité et du sentimentalisme, forts à la mode dans la deuxième moitié du 18e siècle.
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Notes
(1) Sur le manuscrit, Laclos avait cité de mémoire et d’abord écrit « infortune » à la place de « douleur » qu’il rétablit ensuite.
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