Le discours amoureux (Lettre 48 des Liaisons dangereuses)
Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel
« C’est après une nuit orageuse, & pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, & dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées ; & déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, sans être obligé de l’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; & malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes ; elles ne m’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour, & d’oublier, dans le délire qu’il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, & cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est brûlant de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j’éprouve. Je devrais peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, & qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, Madame, & sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. À quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre ? Après tant d’efforts réitérés, la confiance & la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, & je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de l’obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; & ce serait le faire, que d’employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, & de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments. »
Écrite de P… daté de Paris, ce 30 août.
Pistes de lecture
Cette lettre figure dans toutes les anthologies au titre de performance érotico-littéraire, puisqu’écrite à Mme de Tourvel sur le dos d’Émilie… Elle contient tous les clichés de la passion amoureuse. Valmont n’y va pas avec le dos de la cuillère et utilise systématiquement tous les topoï du discours amoureux.
* Vocabulaire abstrait conforme au code classique et aux bienséances chères à la Présidente, alors qu’il se réfère en vérité à des troubles du corps : « anéantissement, facultés de mon âme, calme, ardeur dévorante, froide tranquillité, sommeil de l’âme, bonheur, passions actives, tourments, rigueurs désolantes, transport, désespoir, exil », etc.
* Forte présence énonciative de Valmont : surabondance de questions oratoires, tournures interronégatives, récurrence des exclamations et des interjections supposées traduire son état amoureux. Soulignons le « Quoi ! »
* Hyperboles de règle : « rigueurs désolantes », « délire » de l’amour, etc.
* Utilisation de l’absolu : « sans cesse », « entier anéantissement », « ardeur dévorante ». L’assonance plaintive en |an| est typique de l’élégie amoureuse.
* Images-clichés : « nuit orageuse », « je n’ai pas fermé l’œil », etc. Insomnie, aliénation, trouble physique manifesté dans l’oxymore « émotion si douce et si vive ».
* Structure des phrases : accumulation qui dit le trop-plein du cœur.
* Aposiopèse : « Il faut vous quitter… Je reviens à vous » (pause érotique avec Émilie). Une aposiopèse est une figure de discours par laquelle le propos s’interrompt sous l’effet d’une émotion forte. Mme de Tourvel s’imagine qu’il a le souffle coupé par son amour…
Valmont fait lire cette lettre à Émilie qui en rit beaucoup. Mme de Merteuil la lira aussi. Gageons qu’elle saura apprécier les effets de style…
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Date de dernière mise à jour : 07/11/2017