Analyse des Liaisons dangereuses (Revue des Sciences humaines)
Cet ouvrage essentiel est la quintessence des relations amoureuses du siècle, pourrait-on dire. En outre, les types féminins abordés symbolisent les divers comportements proposés à la femme du XVIIIe siècle : le libertinage avec Mme de Merteuil, la chasteté avec Mme de Tourvel, l’innocence juvénile avec Cécile. Ci-dessous deux résumés d’articles.
1/ Henri Duranton, « Les Liaisons dangereuses ou le miroir ennemi », Revue des Sciences humaines, n° 153, pp. 125-143.
Le critique remarque d’abord l’anomalie des liens entre Mme de Merteuil et Valmont. Leurs rapports d’égalité et de confiance sont contraires à l’éthique profonde du libertin pour qui tout se joue en relation entre maîtres et esclaves. Aussi la critique, et le texte y invite, voit-elle souvent dans leur liaison antérieure, présentée par la Merteuil comme de l’amour, la base paradoxale de la confidence mutuelle des deux libertins : « Dans le temps où nous nous aimions car je crois que c’était de l’amour, j’étais heureuse » (Lettre 131) ; et un peu plus tard, avec une jalousie plus explicite : « Ne dirait-on pas que jamais vous n’en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heureuse ? » (Lettre 134). Mais cet amour exista-t-il jamais et la Merteuil ne le met-elle pas en avant, de manière tardive, par jalousie du sentiment que Valmont manifeste pour la Tourvel ?
Dans sa grande lettre explicative (Lettre 81), la Merteuil parle plutôt d’un combat « corps à corps » – l’expression hardie peut être prise dans tous les sens -, combat désiré à cause de la qualité de l’adversaire, combat qui produisit du plaisir mais dont l’essentiel est sans doute qu’il n’y eut ni vainqueur ni vaincu, chacun ayant barre sur l’autre. Depuis, entre les deux, existerait un pacte de non-agression dont le modèle est fourni par l’histoire des tricheurs qui, s’étant reconnus, quittent la partie (Lettre 131) plutôt que de s’affronter. Mais pourquoi passe-t-on de la non-agression au pacte d’association ? C’est, selon Duranton, qu’ils ont découvert que, seuls, ils sont incomplets. La marquise a surtout un besoin urgent de liaison avec Valmont car elle ne saurait comme lui se vanter ailleurs de ses succès sans y perdre l’indispensable verni de vertu imposé aux femmes. Si ses amants peuvent profiter de ses talents amoureux, ils ne peuvent pas l’admirer dans sa gloire de libertine sublime. Elle doit même supporter qu’ils s’installent dans une conjugalité de propriétaires : « Il [Belleroche] m’excède par son enchantement éternel. Je remarque surtout l’insultante confiance qu’il prend en moi, et la sécurité avec laquelle il mer regarde comme à lui pour toujours ; j’en suis vraiment humiliée. » (Lettre 113). Elle reprochera la même chose à Valmont : « Vous m’écrivez la lettre la plus maritale qu’il soit possible de voir. » (Lettre 152).
Il lui faudra manœuvrer pour se débarrasser de cet amant encombrant en lui laissant croire qu’il est à l’origine de la rupture. Au fond, seul Prévan a pu reconnaître ses mérites, mais c’est à ses dépens, dans une aventure qui l’a disqualifié puisqu’il s’est révélé inférieur en rouerie. La Merteuil resterait donc un libertin incomplet, privé de public pour admirer ses triomphes, s’il n’y avait Valmont.
Celui-ci, nous l’avons dit, pourrait à la rigueur se passer d’admirateur puisqu’il a déjà un public. Mais quel public ? Il ne cesse de le mépriser, ne reconnaissant qu’à la seule Merteuil, femme exceptionnelle qui ne cesse de le piquer en faisant des réserves sur sa valeur, le droit d’apprécier la subtilité de ses exploits.
Au bout du compte, ils forment à eux seuls une sorte de contre-société secrète, un couple maudit en marge et au-dessus de la société proprement dite. Valmont déclare à Merteuil : « En vérité, plus je vais et plus je suis tenté de croire qu’il n’y a que vous et moi dans le monde, qui valions quelque chose. » (Lettre 100).
Mais cette reconnaissance d’une égalité entre les deux roués et la transparence (rousseauiste) entre eux est une utopie. En tout cas, elle ne peut durer parce que l’alliance de la Merteuil et de Valmont ne fait que dissimuler la réalité du combat qu’ils se livrent, combat entre les sexes que leur impose la société et qui apparaîtra de plus en plus dans leurs relations. Dans le schéma pseudo égalitaire, chacun des deux roués est invité à jouer le rôle narcissique du miroir pour l’autre, rôle passif que tous deux vont refuser car si chacun peut espérer y trouver avantage, chacun peut se rendre compte aussi de l’avantage que l’autre en escompte. En tout cas, il n’y a rien dans cette réaction complexe, qui ressemble à un échange désintéressé dans la transparence. Ce que révèle la communauté entre Valmont et la Merteuil, c’est un commun appétit de puissance souvent érotisé car, dans la guerre des sexes, qui sert de toile de fond, celui qui admire s’avoue en quelque sorte sexuellement dominé. Autrement dit, la réalité sexuelle continue sournoisement et c’est bien sur ce domaine qu’il existe un « compte ouvert entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont ».
Il n’y a donc pas, comme le dit Todorov dans Littérature et Signification, simple contradiction des libertins lorsqu’ils écrivent pour permettre au roman d’advenir mais le commerce épistolaire apparaît comme une nécessité logique. Entre les libertins, écrire est une rame qui manifeste une volonté de puissance sur leur lecteur. De là, le ton toujours tendu des lettres qui minimisent la victoire de l’autre ou prétendent le convaincre de sa propre victoire. Les actes eux-mêmes ne sont accomplis, au fond, que pour être racontés et jugés. Mais le juge dénigre, ne répond pas, ou fait sans cesse de la surenchère : Mme de Merteuil ridiculise Prévan. Aussitôt, Valmont séduit Cécile, etc. Tous deux, la Merteuil surtout (Lettre 33 par exemple), mais aussi Valmont, comme en témoigne la réponse de la marquise (Lettre 81), donnent à l’autre avec une certaine condescendance des conseils impatiemment supportés. Valmont accuse la Merteuil d’être « l’esclave » de son amant du moment : « Vous le croyez dans vos chaînes ! C’est bien vous qui êtes dans les siennes. » (Lettre 15). Elle lui répond à maintes reprises qu’il est amoureux de la Tourvel et tout aussi esclave. D’ailleurs a-t-il jamais été autre chose ? « […] jamais vous n’êtes ni l’amant ni l’ami d’une femme ; mais toujours son tyran ou son esclave. » (Lettre 141).
Selon Duranton, « tout leur jeu consiste en somme à se répéter à l’envi : vous êtes esclave des autres et de vous-même. Reprenez-vous. Soyez libre, ce qui en profondeur signifie : soyez mon esclave. »
De fait, c’est bien toujours de la guerre entre les sexes qu’il s’agit dans la correspondance entre Valmont et Mme de Merteuil et, à la fin, le conflit dégénèrera en affrontement mortel où chacun acceptera de se saborder pour empêcher l’autre de vaincre. Chacun utilisera alors l’ancienne correspondance où le sujet s’est dénudé, comme une rame pour nuire à l’autre. Dès lors, les défenses mises en place ne seront plus de saison. Blessé à mort, Valmont n’a plus à craindre la révélation du secret, évoqué dans la lettre 81 puis surtout dans la lettre 152, par laquelle la Merteuil se mettait à l’abri. Quant à elle, tout entière à sa vengeance, peu lui importent les conséquences. Certes, à un moment donné, la marquise a pu souhaiter que cesse le combat : « Croyez-moi, ne soyons qu’amis, et restons-en là. » (Lettre 134).
Mais est-il possible que les deux complices adversaires restent simplement amis quand l’un des deux, Valmont, risque de connaître avec une autre femme un amour que la marquise n’a précisément peut-être connu qu’avec lui ? Structure tragique traditionnelle qui met en jeu la jalousie. Comment échapperait-on à la lutte puisque Valmont humilie la Merteuil en s’obstinant à coucher avec elle en récompense de l’humiliation faite à une autre ? Problème pas nouveau. Le renouvellement réside dans l’intrication des deux problématiques.
2/ Monique Rosselin, « Bonheur et plaisir dans Les Liaisons dangereuses », Revue des Sciences humaines, janvier-mars 1970, pp. 75-85
Bonheur et plaisir sont des termes clefs importants au 18e siècle mais qui peuvent s’articuler fort différemment.
* Un dilemme : ou le bonheur ou le plaisir
Les conformistes comme Mme de Volanges présentent le bonheur comme un état permanent et objectif qui se manifeste extérieurement et résulte de conditions plus ou moins matérielles. Comment la Présidente, avec figure, fortune, jeunesse ne serait-elle pas heureuse ? Aussi le dit-elle : « je suis heureuse, je dois l’être » (Lettre 56) dans un mariage organisé par Mme de Volanges qui envisage de même de bien placer sa fille auprès de M ; de Gercourt. Mme de Merteuil fait, parodiquement, du mariage arrangé une garantie de bonheur : « Le véritable, le solide bonheur repose sur cette douce amitié, jointe à l’estime peu à peu fortifiée par l’habitude » (Lettre 104). L’amour passe, « goût frivole qu’un moment voit naître et qu’un autre voir mourir » (Lettre 104) est donc proscrit.
Il va falloir choisir entre intensité éphémère et durée dans le repos. Mme de Tourvel, comme Mme de Clèves, préfère d’abord sa tranquillité (Lettres 50 et 56) à la déraison orageuse ou au délire du plaisir lié aux sens. Mais, de même, la marquise refuse les « dérèglements » (Lettre 104) et ce n’est pas simple hypocrisie de sa part : « ce n’est pas à l’illusion d’un moment à régler le choix de toute notre vie » (Lettre 104).
La lettre 81 ne dit pas autre chose. L’amour, quand il se fonde sur l’ivresse, est condamné. Le bonheur, doux repos de l’âme, est le résultat d’un calcul judicieux, lucide, exigeant et vertueux alors que la vivacité du désir rend aveugle sur son propre intérêt. Sans nul doute, Laclos partage ce point de vue même s’il implique le renoncement : « le bonheur parfait est une chimère dont l’amour nous abuse. » (Lettre 130).
Finalement, l’amour n’est-il pas toujours une illusion ? Pour la présidente : « le voile est déchiré, sur lequel était peinte l’illusion de mon bonheur. » (Lettre 143). En tout cas, il est vain d’espérer une plénitude illusoire : avatar du néo-stoïcisme cartésien.
* Les naïvetés du confusionisme
Cécile et Danceny, dénués d’expérience, confondent les exigences du cœur et celles des sens : « … et puis, je sens un feu, une agitation. C’est comme un tourment et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable. » (Lettre 55).
Cécile oscille du bonheur au plaisir et use des deux mots indifféremment. Elle n’est même pas capable de distinguer les deux sens fondamentaux du verbe aimer : « … sûrement, je n’aime pas M. de Valmont et il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. » (Lettre 97). Danceny fait de même après sa première nuit avec Mme de Merteuil, décrivant pêle-mêle « le délire des sens » (Lettre 148) et « l’ivresse » de l’amour : «l’amitié unie au plaisir ressemble tant à l’amour » (lettre 137). Mais la confusion existe aussi chez la présidente (après la lettre 90) et chez Valmont. Le bonheur est alors placé dans la « volupté de l’âme » (lettre 137) ou « l’ivresse de l’âme » (lettre 125). L’ivresse dépasse la satisfaction charnelle : « L’ivresse fut réciproque et pour la première fois, la mienne survécut au plaisir » (Lettre 131), dit Valmont. Et la présidente croit aussi jouir d’un amour parfait, partagé, hautement affirmé en dépit de la sanction sociale tant il semble réaliser la plénitude d’une réconciliation avec soi-même, le bonheur dans la vibration de tout l’être : cœur, âme, esprit, sens.
* La rage de ne pouvoir être heureux ou le plaisir des roués
Valmont ne confond pas bonheur ou charme d’une part et plaisir ou jouissance d’autre part : « Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jour pour être heureux ; « dans nos arrangements aussi froids que faciles, ce que nous appelons un bonheur est à peine un plaisir » (Lettre 6)...
Remarque : texte incomplet.
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