« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Analyse des Liaisons dangereuses par Baudelaire

   Cette analyse des Liaisons dangereuses figure aujourd’hui dans L’Art romantique (1968, Garnier-Flammarion) et nous la reproduisons telle qu’elle y figure. Datant de 1856, elle est publiée par E. Champion en 1903.

Baudelaire commence par la biographie de Laclos

BIOGRAPHIE

Biographie Michaud. — Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, né à Amiens en 1741.

À 19 ans, sous-lieutenant dans le corps royal du génie.

Capitaine en 1778, il construit un fort à l’île d’Aix.

Appréciation ridicule des Liaisons dangereuses par la Biographie Michaud, signée Beaulieu, édition 1819.

En 1789, secrétaire du duc d’Orléans. Voyage en Angleterre avec Philippe d’Orléans.

En 91, pétition provoquant la réunion du Champ de Mars.

Rentrée au service en 92, comme maréchal de camp.

Nommé gouverneur des Indes françaises, où il ne va pas.

À la chute de Philippe, enfermé à Picpus.

(Plans de réforme, expériences sur les projectiles.)

Arrêté de nouveau, relâché le 9 Thermidor.

Nommé secrétaire général de l’administration des hypothèques.

Il revient à ses expériences militaires et rentre au service, général de brigade d’artillerie. Campagnes du Rhin et d’Italie, mort à Tarente, 5 octobre 1803.

Homme vertueux, « bon fils, bon père, excellent époux ».

Poésies fugitives.

Lettre à l’Académie française en 1786 à l’occasion du prix proposé pour l’éloge de Vauban (1.440 millions).

France Littéraire de Quérard. — La première édition des Liaisons dangereuses est de 1782.

Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor, par Vilate, ex-juré au tribunal révolutionnaire. Paris, 1795.

Continuation aux Causes secrètes, 1795.

Louandre et Bourquelot. — Il faut, disent-ils, ajouter à ses ouvrages Le Vicomte de Barjac.

Erreur, selon Quérard, qui rend cet ouvrage au marquis de Luchet.

Hatin. — 31 octobre an II de la Liberté, Laclos est autorisé à publier la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins.

Journal des Amis de la Constitution.

En 1791, Laclos quitte le journal, qui reste aux Feuillants.

Puis vient la partie titrée Notes

NOTES

Ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la manière de la glace.

Livre d’histoire.

Avertissement de l’éditeur et préface de l’auteur (sentiments feints et dissimulés).

— Lettres de mon père (badinages).

La Révolution a été faite par des voluptueux.

Nerciat (utilité de ses livres).

Au moment où la Révolution française éclata, la noblesse française était une race physiquement diminuée. (De Maistre.)

Les livres libertins commentent donc et expliquent la Révolution.

— Ne disons pas : Autres mœurs que les nôtres, disons : Mœurs plus en honneur qu’aujourd’hui.

Est-ce que la morale s’est relevée ? non, c’est que l’énergie du mal a baissé. — Et la niaiserie a pris la place de l’esprit.

La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus immorales que cette manière moderne d’adorer et de mêler le saint au profane ?

On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu’on avouait être une bagatelle, et on ne se damnait pas plus qu’aujourd’hui.

Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas.

Georges Sand.

Ordure et jérémiades.

En réalité, le satanisme a gagné, Satan s’est fait ingénu. Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant. G. Sand inférieure à de Sade.

Ma sympathie pour le livre

Ma mauvaise réputation

Ma visite à Billaut

Tous les livres sont immoraux

Livre de moraliste aussi haut que les plus élevés, aussi profond que les plus profonds.

— A propos d’une phrase de Valmont (à retrouver) :

Le temps des Byron venait.

Car Byron était préparé, comme Michel-Ange.

Le grand homme n’est jamais aérolithe.

Chateaubriand devait bientôt crier à un monde qui n’avait pas le droit de s’étonner :

« Je fus toujours vertueux sans plaisir ; j’eusse été criminel sans remords. »

Caractère sinistre et satanique.

Le satanisme badin.

Comment on faisait l’amour sous l’ancien régime.

Plus gaîment, il est vrai.

Ce n’était pas l’extase, comme aujourd’hui, c’était le délire.

C’était toujours le mensonge, mais on n’adorait pas son semblable. On le trompait, mais on se trompait moins soi-même.

Les mensonges étaient d’ailleurs assez bien soutenus quelquefois pour induire la comédie en tragédie.

— Ici comme dans la vie, la palme de la perversité reste à [la] femme.

(Saufeia.) Fœmina simplex dans sa petite maison.

Manœuvres de l’Amour.

Belleroche. Machines à plaisir.

Car Valmont est surtout un vaniteux. Il est d’ailleurs généreux, toutes les fois qu’il ne s’agit pas des femmes et de sa gloire.

— Le dénouement.

La petite vérole (grand châtiment).

La Ruine.

Caractère général sinistre.

La détestable humanité se fait un enfer préparatoire.

— L’amour de la guerre et la guerre de l’amour. La gloire. L’amour de la gloire. Valmont et la Merteuil en parlent sans cesse, la Merteuil moins.

L’amour du combat. La tactique, les règles, les méthodes. La gloire de la victoire.

La stratégie pour gagner un prix très frivole.

Beaucoup de sensualité. Très peu d’amour, excepté chez Mme de Tourvel.

— Puissance de l’analyse racinienne.

Gradation.

Transition.

Progression.

Talent rare aujourd’hui, excepté chez Stendhal, Sainte-Beuve et Balzac.

Livre essentiellement français.

Livre de sociabilité, terrible, mais sous le badin et le convenable.

Livre de sociabilité.

[Note manuscrite, non de la main de Baudelaire, mais en tête de laquelle Baudelaire a écrit : Liaisons dangereuses.] :

Cette défaveur surprendra peu les hommes qui pensent que la Révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la noblesse.

De Saint-Pierre observe quelque part, dans ses Études sur la Nature, que si l’on compare la figure des nobles français à celles de leurs ancêtres, dont la peinture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit à l’évidence que ces races ont dégénéré.

Considérations sur la France, page 197 de l’édition sous la rubrique de Londres, 1797, in-80.

Dans la troisième partie, Baudelaire analyse l’intrigue et les caractères

III. INTRIGUE ET CARACTÈRES

INTRIGUE. — Comment vint la brouille entre Valmont et la Merteuil.

Pourquoi elle devait venir.

La Merteuil a tué la Tourvel.

Elle n’a plus rien à vouloir de Valmont.

Valmont est dupe. Il dit à sa mort qu’il regrette la Tourvel, et de l’avoir sacrifiée. Il ne l’a sacrifiée qu’à son Dieu, à sa vanité, à sa gloire, et la Merteuil le lui dit même crûment, après avoir obtenu ce sacrifice.

C’est la brouille de ces deux scélérats qui amène les dénouements.

Les critiques faites sur le dénouement relatif à la Merteuil.

CARACTÈRES. — A propos de Mme de Rosemonde, retrouver le portrait des vieilles femmes, bonnes et tendres, fait par la Merteuil.

Cécile, type parfait de la détestable jeune fille, niaise et sensuelle.

Son portrait, par la Merteuil, qui excelle aux portraits.

(Elle ferait bien même celui de la Tourvel, si elle n’en était pas horriblement jalouse, comme d’une supériorité.) Lettre XXXVIII.

La jeune fille. La niaise, stupide et sensuelle. Tout près de l’ordure originelle.

La Merteuil. Tartuffe femelle, tartuffe de mœurs, tartuffe du XVIIIe siècle.

Toujours supérieure à Valmont et elle le prouve.

Son portrait par elle-même. Lettre LXXXI. Elle a d’ailleurs du bon sens et de l’esprit.

Valmont, ou la recherche du pouvoir par le Dandysme et la feinte de la dévotion. Don Juan.

La Présidente. (Seule appartenant à la bourgeoisie. Observation importante.) Type simple, grandiose, attendrissant. Admirable création. Une femme naturelle. Une Ève touchante. — La Merteuil, une Ève satanique.

D’Anceny, fatigant d’abord par la niaiserie, devient intéressant. Homme d’honneur, poète et beau diseur.

Madame de Rosemonde. — Vieux pastel, charmant portrait à barbes et à tabatière. Ce que la Merteuil dit des vieilles femmes.

Baudelaire y ajoute une partie titrée « Citations pour servir aux caractères » :

Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connaît rien… Vingt autres y peuvent réussir comme moi. Il n’en est pas ainsi de l’entreprise qui m’occupe ; son succès m’assure autant de gloire que de plaisir. L’Amour, qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier… Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.

J’ai bien besoin d’avoir cette femme pour me sauver du ridicule d’en être amoureux… J’ai, dans ce moment, un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui me ramène naturellement à vos pieds. Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.

Conquérir est notre dessein ; il faut le suivre. Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.

(Note : car c’est aussi le dessein de Mme de Merteuil. Rivalité de gloire.)

Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Lettre IV. — Valmont à la Merteuil.

Rapprocher ce passage d’une note de Sainte-Beuve sur le goût de la passion dans l’École Romantique.

Depuis sa plus grande jeunesse, jamais il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n’eut [un projet qui ne fût malhonnête ou criminel].

Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fougueuses [si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite, je plaindrais sa personne, et j’attendrais, en silence, le temps où un retour heureux lui rendrait l’estime des gens honnêtes].

Mais Valmont n’est pas cela… etc. Lettre IX. — Mme de Volanges à la Présidente de Tourvel.

Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté, où le plaisir s’épure par son excès, ces biens de l’amour ne sont pas connus d’elle… Votre présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et, dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on est toujours deux. Lettre V. — La Merteuil à Valmont.

(Source de la sensualité mystique et des sottises amoureuses du XIXe siècle.)

J’aurai cette femme. Je l’enlèverai au mari, qui la profane [G. Sand]. J’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore [Valmont satan, rival de Dieu]. Quel délice d’être tour à tour l’objet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent. Ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie… Qu’alors, si j’y consens, elle me dise : « Je t’adore !  » Lettre VI. — Valmont à la Merteuil.

Après ces préparatifs, pendant que Victoire s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre d’Héloïse, et deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. Lettre X. — La Merteuil à Valmont.

Je suis indigné, je l’avoue, quand je songe que cet homme sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l’instinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai ! Lettre XV. — Valmont à la Merteuil.

J’avouerai ma faiblesse. Mes yeux se sont mouillés de larmes… J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien… Lettre XXI.- Valmont à la Merteuil.

Don Juan devenant Tartuffe et charitable par intérêt. Cet aveu prouve à la fois l’hypocrisie de Valmont, sa haine de la vertu, et, en même temps, un reste de sensibilité par quoi il est inférieur à la Merteuil, chez qui tout ce qui est humain est calciné.

J’oubliais de vous dire que, pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces beaux yeux de prier Dieu pour le succès de mes projets. Lettre XXI. — Valmont à la Merteuil.

(Impudence et raffinement d’impiété.)

Elle est vraiment délicieuse… Cela n’a ni caractère, ni principes. Jugez combien [sa société sera douce et facile]… En vérité, je suis [presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé]. Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont.

(Excellent portrait de la Cécile.)

Il est si sot encore qu’il n’en a pas seulement obtenu un baiser. Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d’esprit son bêtes ! Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont.

(Commencement du portrait de D’Anceny, qui attirera lui-même la Merteuil.)

Je regrette de n’avoir pas le talent des filous… Mais nos parents ne songent à rien. Suite de la Lettre XL. — Valmont à la Merteuil.

Elle veut que je sois son ami.

(La malheureuse victime en est déjà là)…

Et puis-je me venger moins d’une femme hautaine qui semble rougir d’avouer qu’elle adore ? Lettre LXX. — Valmont à la Merteuil.

À propos de la Vicomtesse :

Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends ; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu’elle m’exerce ou m’amuse. Lettre LXXI. — Valmont à la Merteuil.

(Portrait de la Merteuil par elle-même.)

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous !… Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources !

(La femme qui veut toujours faire l’homme, signe de grande dépravation.)

Imprudentes qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur… Je dis : mes principes… Je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. Ressentais-je quelque chagrin… J’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et [je ne me trouvais encore qu’aux premier éléments de la science que je voulais acquérir]. La tête seule fermentait. Je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir. Lettre LXXXI. — La Merteuil à Valmont.

(George Sand et autres.)

Encore une touche au portrait de la petite Volanges par la Merteuil :

Tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue [nous n’en ferions qu’une femme facile]… Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir. Lettre CVI. — La Merteuil à Valmont.

Cette enfant est réellement séduisante ! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie ne laisse pas de faire de l’effet ; et, je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent. Lettre CX. — Valmont à la Merteuil.

Valmont se glorifie et chante son futur triomphe.

Je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs… Je ferai plus, je la quitterai… Voyez mon ouvrage et cherchez-en dans le siècle un second exemple !… Lettre CXV. — Valmont à la Merteuil.

(Citation importante.)

La note et l’annonce de la fin.

Champfleury.

Lui écrire.

Signature de Baudelaire

Remarque

   Il semble que ces notes datent des années 1856-1857, ainsi que des dernières années de Baudelaire. Il remarque (et là est son génie) l’énergie des personnages, leur conscience du mal, les règles stratégiques de leur libertinage, leur sensualité, leur vanité, la nécessité psychologique de la brouille entre Valmont et Merteuil, l’analyse quasiment racinienne faite par Laclos, la portée historique et sociale du roman, le caractère aristocratique de la corruption.

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