Sexualité implicite
Au fil des pages
L'érotisme présent reste discret, compte-rendu du vocabulaire et des convenances de l’époque.
Saint-Preux parle de « trouble », « délire », « embrasement », « feux », « charmes », « voix de la nature ». Julie devient sa maîtresse ; les mots qu’il emploie sont évocateurs : « ivresse », « délices », « délires », « égarement », « flammes », « désirs ».
Julie semble plus sage mais c’est elle qui propose à Saint-Preux de la rejoindre dans un chalet isolé… Son discours raisonneur masque son désir et satisfait aux convenances du temps : la femme doit être vertueuse. Elle se justifie ainsi : « Le cœur ne suit point les sens ; il les guide ; il couvre leurs égarements d’un voile délicieux. […] Le mystère, le silence, la honte craintive aiguisent et cachent ses doux transports ; la décence et l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même et lui seul sait tout accorder aux désirs sans rien ôter à la pudeur. »
Relisons quelques passages :
« … Un autre usage qui ne me gênait guère moins, c’était de voir, même chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout derrière ma chaise, servir à table comme des domestiques. […] Je fus un peu choqué de l’énorme ampleur de leur gorge qui n’a dans sa blancheur éblouissante qu’un des avantages du modèle que j’osais lui comparer ; modèle unique et voilé dont les contours furtivement observés me peignent ceux de cette coupe célèbre à qui le plus beau sein du monde servit de moule. »
Saint-Preux décrit ici la société du Valais. Dans un univers où règnent la simplicité et l’innocence des mœurs primitives, les jeunes filles servent « comme des domestiques », ce qui va à l’encontre de l’égalité naturelle, exhibant en outre des poitrines où le vice (ou du moins son attrait) ne devrait pas avoir cours. Ainsi, Rousseau condamne l’inégalité sociale et sexuelle.
En même temps, Saint-Preux est renvoyé à son manque essentiel, l’absence de Julie : la « blancheur éblouissante » des seins offerts est comparée au « modèle unique », ceux de Julie, que Saint-Preux n’a vu que voilés.
Il fait allusion à l’anecdote de Pline dans Histoire naturelle, selon laquelle une coupe, dans un temple, aurait été moulée sr le sein de la belle Hélène. Une coupe… La voit-il ou y boit-il ?
Il poursuit : « Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystères que vous cachez si bien. […] L’œil avide et téméraire s’insinue impunément sous les fleurs d’un bouquet ; il erre sous a chenille et la gaze et fait sentir à la main la résistance élastique qu’elle n’oserait éprouver. »
Ainsi la vue remplace le toucher (interdit) et le vêtement en est le vecteur, d’où sans doute son fétichisme, flagrant dans la Lettre LIV de la première partie (voir infra) où Saint-Preux, juste avant de consommer son amour avec Julie, écrit seul dans son cabinet de toilette : « Toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent : cette coiffure légère que parent de grands cheveux blonds qu’elle feint de couvrir ; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n’aurai point à murmurer ; ce déshabillé élégant et simple qui marque si bien le goût de celle qui le porte ; ces mules si mignonnes qu’un pied souple remplit sans peine ; ce corps si délié qui touche et embrasse… quelle taille enchanteresse !… au-devant deux légers contours… O spectacle de volupté !… la baleine a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux ! dieux ! que sera-ce quand… Ah ! je crois déjà sentir ce tendre cœur battre sous une heureuse main ! Julie ! ma charmante Julie ! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l’air que tu as respiré ; tu pénètres toute ma substance : que ton séjour est brûlant et douloureux pour moi ! »
Cette scène, stratagème littéraire, remplace la scène d’amour proprement dite qui doit la suivre : Saint-Preux ne peut lui écrire pendant qu’ils s’ébattent ensemble et les convenances interdisent de décrire tout ébat amoureux.
Analyse de la Lettre LIV (première partie)
« J’arrive plein d’une émotion qui s’accroît en entrant dans cet asile. Julie ! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore. Le flambeau de l’amour guidait mes pas, et j’ai passé sans être aperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vis tant réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlants ; toi, qui vis naître et nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner ; témoin de ma constance immortelle, sois le témoin de mon bonheur, et voile à jamais les plaisirs du plus fidèle et du plus heureux des hommes.
Que ce mystérieux séjour est charmant ! Tout y flatte et nourrit l’ardeur qui me dévore. O Julie ! il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s’y répand sur tous tes vestiges : oui, tous mes sens y sont enivrés à la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose et plus léger que l’iris, s’exhale ici de toutes parts, j’y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent : cette coiffure légère que parent de grands cheveux blonds qu’elle feint de couvrir ; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n’aurai point à murmurer ; ce déshabillé élégant et simple qui marque si bien le goût de celle qui le porte ; ces mules si mignonnes qu’un pied souple remplit sans peine ; ce corps si délié qui touche et embrasse… quelle taille enchanteresse !… au-devant deux légers contours… O spectacle de volupté !… la baleine (1) a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux ! dieux ! que sera-ce quand… Ah ! je crois déjà sentir ce tendre cœur battre sous une heureuse main ! Julie ! ma charmante Julie ! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l’air que tu as respiré ; tu pénètres toute ma substance : que ton séjour est brûlant et douloureux pour moi ! Il est terrible à mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu.
Quel bonheur d’avoir trouvé de l’encre et du papier ! J’exprime ce que je sens pour en tempérer l’excès ; je donne le change à mes transports en les décrivant.
Il me semble entendre du bruit ; serait-ce ton barbare père ? Je ne crois pas être lâche… Mais qu’en ce moment la mort me serait horrible ! Mon désespoir serait égal à l’ardeur qui me consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j’abandonne le reste de mon être à ta rigueur. O désirs ! ô craintes ! ô palpitations cruelles !… On ouvre !… on entre !… c’est elle ! c’est elle ! je l’entrevois, je l’ai vue, j’entends refermer la porte. Mon cœur, mon faible cœur, tu succombes à tant d’agitations ; ah ! cherche des forces pour supporter la félicité qui t’accable ! »
L’émotion au service de l’imagination et de la rêverie – Champ lexical de l’affectif
L’incipit de la lettre est clair : l’« émotion » est au rendez-vous, une émotion superlative avec « plein de », une émotion hyperbolique puisqu’elle « s’accroît ».
Les exclamations se multiplient : « Julie ! », « O Julie », « Julie ! ma charmante Julie ! ». Combinées aux points de suspension, elles traduisent le comble de l’émotion et l’impossibilité à s’exprimer. À la fin du texte, les exclamations se multiplient.
Avec « Serait-ce ton barbare père ? », l’interrogation remplace l’exclamation pour susciter la présence de l’autre, évoquant le dialogue.
Il faut noter aussi, dès l’ouverture, l’emploi du présentatif, qui suscite la proximité : « me voici dans ton cabinet ». Avec Saint-Preux, le lecteur pénètre dans le cabinet de toilette de Julie, le lieu le plus intime d’une femme, un « sanctuaire » pour lui puisque Julie est bien sa déesse. Rousseau n’épargne aucun détail de sa toilette, comme si Saint-Preux, en décrivant ses vêtements, caressait le corps même de Julie, vêtements « négligés » d’une femme d’intérieur coquette, sans oublier le corset dont les baleines ont gardé l’empreinte de la taille…
Dans sa passion, il personnifie le cabinet, le tutoie, l’apostrophe, esquisse en somme une forme de dialogue. Le cabinet de toilette devient Julie elle-même.
L’utilisation de la première personne et du présent rendent le discours très personnel et immédiat : le lecteur entre dans l’intériorité du personnage. Le temps vécu se substitue au temps de la narration.
Ainsi la fonction expressive (2) du langage est-elle pleinement utilisée.
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Notes
(1) Du corset.
(2) La fonction expressive (dite aussi émotive) manifeste l’engagement du locuteur dans son énoncé, son attitude morale ou psychologique.
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Date de dernière mise à jour : 30/10/2017