« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Amour vertueux entre Julie et Saint-Preux

   Lettre de Julie à Saint-Preux

   [Au début de la lettre, Julie, après avoir rappelé ses anciennes faiblesses, raconte son mariage et surtout la révélation qu’a été pour elle la cérémonie religieuse.]


   « … Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie ; la révolution de vos sentiments pour elle est inévitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J’ai dans la mémoire un passage d’un auteur (1) que vous ne récuserez pas : ‘L’amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le cœur s’y complaise et qu’il nous élève en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime, et l’amour n’est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu’elle doit mépriser ? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur ? Aussi bien ils se mépriseront mutuellement. L’amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce. Ils auront perdu l’honneur, et n’auront point trouvé la félicité. » Voilà notre leçon, mon ami ; c’est vous qui lavez dictée. Jamais nos cœurs s’aimèrent-ils plus délicieusement, et jamais l‘honnêteté leur fut-elle plus chère que dans les temps heureux où cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd’hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l’âme ! L’horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s’étendrait bientôt sur le complice de nos fautes ; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l’amour s’éteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence ? N’est-ce pas conserver tout ce qu’il eut de plus charmant ? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l’un à l’autre. Oublions tout le reste, et soyez l’amant de mon âme. Cette idée est si douce qu’elle console de tout... » (La Nouvelle Héloïse, troisième partie, lettre XVIII).     

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Note

(1) Saint-Preux lui-même qui écrivit ces lignes à Julie six ans plus tôt au début de leur liaison (première partie, lettre XXIV).

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