Marivaux d'après Lanson
Je ne peux résister au plaisir nostalgique et quelque peu amusé de transcrire ci-dessous ce que dit Lanson de Marivaux dans son Manuel illustré d'histoire de la littérature française (en collaboration avec P.Tuffrau).
Marivaux, peintre de l’amour
« Le théâtre de Marivaux est avant tout un théâtre de fantaisie. Sa première comédie, Arlequin poli par l’amour, est une féerie sentimentale dont la poésie ingénieuse, alambiquée, brillante, rappelle avec moins de puissance et plus de délicatesse les féeries de Shakespeare. Ainsi seront toutes les comédies de Marivaux : elles se déroulent au pays du rêve, dans une société toute idéale, où les personnages ont la souveraine élégance, l’exquise finesse des jeunes seigneurs de Watteau.
Mais dans ces conditions artificielles, dans ce cadre irréel, il place un sentiment naturel, un sentiment vrai : l’amour profond et tendre, tel que l’éprouvent la majorité des hommes pour lesquels il n’est point le principe de folie, de crime et de mort qu’a décrit Racine, mais simplement un principe de souffrance intime ou de joie secrète. Cet amour-là, Molière l’avait noté de-ci de-là en quelques traits vifs et justes. Mais ces esquisses étaient restées très sommaires, en marge du sujet principal qui était autre. Marivaux isole au contraire le sentiment de l’amour et en fait résolument l’unique objet de son étude.
Il a découvert et décrit tout ce réseau de sentiments entrecroisés qui forment l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs.
Il a posé l’un en face de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant, donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre, craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie et bonheur. Il y a là, sous les exquis raffinements du langage, - le « marivaudage », comme on dit depuis - un subtil marchandage qui exclut le pur amour, le don absolu de soi ; c’est ce marchandage même, cette défense du moi, qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.
Il en est du théâtre de Marivaux comme du théâtre de Racine : l’action est toute intérieure. Il ne s’agit là à l’ordinaire que d’un oui à faire dire : mais comment ce oui sortira-t-il ? C’est toute la pièce. On y arrive, à ce oui considérable, lentement, sinueusement, mais en marchant toujours.
Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Amarinte, ses Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. Elles sont plus franches et plus faibles que les hommes. Ceux-ci, plus positifs, plus conscients, pace que, généralement, ils sont chargés de l’attaque, sont aussi sincères. Ni les uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » ; ils représentent des « moments » de la vie : ces moments de la jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa plénitude ou du sentiment qu’elle en a. Tous les hommes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Dorante et Lucidor ; toutes les femmes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Angélique, Silvia, Amarinte. »
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Date de dernière mise à jour : 27/02/2020