La Colonie
Donnée en 1750, La Colonie (1750), comédie en un acte n’est pas sans rappeler L’Île des esclaves (1725), du moins en ce qui concerne la situation géographique et la situation des personnages : des exilés (hommes et femmes) se retrouvent sur une île déserte et décident de s’organiser.
Extrait de la scène 13
TIMAGÈNE, HERMOCRATE, UN AUTRE HOMME, PERSINET, ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, UNE FEMME avec un tambour, et LINA, tenant une affiche.
[Timagène est noble, Sorbin artisan. Les femmes, aussi bien la noble Arthénice que Mme Sorbin et sa fille Lina se révoltent car les femmes sont exclues des décisions.]
ARTHÉNICE
Messieurs, daignez répondre à notre question ; vous allez faire des règlements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert ? À quoi nous destinez-vous là-dessus ?
HERMOCRATE
À rien, comme à l'ordinaire.
UN AUTRE HOMME
C'est-à-dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous ôter cela, c'est votre lot.
MADAME SORBIN
Est-ce là votre dernier mot ? Battez tambour ; (et à Lina) et vous, allez afficher l'ordonnance à cet arbre. (On bat le tambour et Lina affiche.)
HERMOCRATE
Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, sachez de quoi il est question.
TIMAGÈNE
Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?
MADAME SORBIN
Lisez l'affiche, l'explication y est.
ARTHÉNICE
Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d'épée.
HERMOCRATE
D'épée, Madame ?
ARTHÉNICE
Oui, d'épée, Monsieur ; sachez que jusqu'ici nous n'avons été poltronnes que par éducation.
MADAME SORBIN
Mort de ma vie ! Qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.
ARTHÉNICE
Il n'y a que de l'habitude à tout.
MADAME SORBIN
De même qu'au Palais à tenir l'audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate.
UN HOMME
Des femmes avocates ?
MADAME SORBIN
Tenez donc, c'est que nous n'avons pas la langue assez bien pendue, n'est-ce pas ?
ARTHÉNICE
Je pense qu'on ne nous disputera pas le don de la parole.
...
Remarques
Bien entendu, ce sont les femmes qui dominent le débat : unies et solidaires, elles révèlent leur force pour entrer en rébellion contre la prédominance masculine. Marivaux ridiculise les hommes. Ce texte est un plaidoyer féministe.
Notons l’emploi des modes et des temps qui montrent la détermination des femmes : impératif (« daignez, battez tambour, allez afficher, lisez, sachez, qu’on nous donne, tenez donc »), phrases interrogatives, présent (« nous voulons », « je veux »), énumérations des fonctions qu’elles veulent exercer. Par ailleurs, les hommes expriment leur stupéfaction en reprenant leurs propos : « D’épée, Madame ? », « Des femmes avocates ? »
L’extrait se termine par deux répliques pleines d’ironie de Mme Sorbin et Arthénice à propos de la « langue assez bien pendue » et du « don de la parole » des femmes, défauts que leur reproche trop souvent la gent masculine mais qui en feraient... de bons avocats !
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