« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

L'Île des esclaves

Bon à savoir sur L’Île des esclaves.

L'Île des esclaves (Marivaux)   Après son demi-échec au Théâtre-Français (ainsi nommait-on au 18e siècle notre Comédie-Française), Marivaux revient aux Italiens (théâtre des Italiens, tourné davantage vers la comédie) avec L’Île des esclaves. Le genre est nouveau pour lui, mais il a déjà été illustré maintes fois sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne. L’Arlequin sauvage de De Lisle de la Drévetière où Arlequin, en bon sauvage qui débarque à Marseille avec son maître, symbolise « la nature toute simple, opposée parmi nous aux lois, aux arts et aux sciences », figure encore au répertoire des Italiens, au même titre, par exemple, que La Surprise de l’amour. Le Mercure de janvier 1722 a parlé, à propos d’une autre comédie philosophique du même De Lisle, Timon le misanthrope, « d’un nouveau genre de comédie qui a été inconnu aux anciens et aux modernes, et qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu jusqu’à présent. Tout est simple, naïf, et la métamorphose est employée avec tant d’art qu’elle fit sortir la vérité toute nue du sein de la nature, et le comique de la nature et de la vérité. »

   Dès la fin du 17e siècle, Dufresny a déjà fait se promener des Siamois dans les rues de Paris sur la scène de l’Ancien Théâtre italien, et Montesquieu vient de reprendre, avec le plus grand succès, ce procédé de « distanciation » dans ses Lettres persanes (1721) : l’exotisme est à la mode et permet d’évoquer des sujets actuels et souvent brûlants (censure) sous un orient de convention.

   C’est dire que le sujet et la forme de L’Île des Esclaves sont dans l’air. Et il ne faut pas non plus surestimer la singularité de cette pièce dans l’œuvre de Marivaux. Ses données ne diffèrent pas beaucoup de celles de La Double inconstance ou du Prince travesti. Seule la façon de les traiter a changé : ce n’est plus le jeu de l’amour qui vient au premier plan, mais celui des maîtres et des valets. Maintenant l’éducation l’emporte sur la jouissance : on joue encore mais c’est pour se corriger, pour avoir « le cœur bon, de la vertu et de la raison » et non pour obéir à ce jeu déraisonnable qu’est notre vie en société.

   Créée le 5 mars 1725, L’Île des esclaves recueille « beaucoup d’applaudissements ». Le Mercure commente : « M. de Marivaux qui en est l’auteur est accoutumé à de pareils succès, et tout ce qui sort de sa plume lui acquiert une nouvelle gloire. » La pièce connaît 21 représentations (c’est beaucoup à l‘époque). Jouée devant la Cour dès le 13 mars 1725, elle figure encore, avec La Double inconstance, au programme de la saison d’automne du Nouveau Théâtre Italien à Fontainebleau (séjour de la cour pour les chasses). Les Comédiens Italiens la reprennent souvent par la suite : en janvier 1736, Mlle Clairon y fait ses débuts dans le rôle de Cléanthis.

   Sainte-Beuve parlera de « saturnales de l’âge d’or » et de « bergerie révolutionnaire ». C’est peut-être faire beaucoup d’honneur à cette pièce, même si c’est à la mode de voir en Marivaux le précurseur de la Révolution… Même remarque pour L’Ile de la Raison ou les Petits Hommes créée le 11 septembre 1727. Une troisième île (sur le même thème), La Colonie, ne passe pas le cap de la première représentation (18 juin 1729).

   Négligée pendant tout le 19e siècle, la pièce, l’une des préférées de Marivaux, n’entre au répertoire de la Comédie-Française qu’en 1939. Mais en 1934, elle figure dans un spectacle donné par une troupe d’étudiants de la Sorbonne destiné à illustrer « l’esprit de Figaro avant Beaumarchais. »

Scènes 1 et 2

   On peut analyser ces extraits (extrait des scènes 1 et 2) de L’Île des esclaves (1725) dans le cadre de l’objet d’étude « Le texte théâtral et sa représentation » en classe de Première. Il semble important de d’interroger ici sur l’enjeu de l’affrontement, ressort dramatique important, et son intensité. La problématique et les pistes de lecture (ainsi que pour la scène 6) proviennent d'un ouvrage de révision pour l'E.A.F.

   La scène se passe sur une île ; Iphicrate, citoyen d’Athènes, vient d’y être jeté par la tempête en compagnie de son esclave Arlequin. Ils sont apparemment les seuls survivants du naufrage. Nous sommes dans une antiquité de convention.

Scène 1

(Extrait - Ne manque que le tout début)                                                                                               

IPHICRATE. − Eh ! ne perdons point notre temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l'île des Esclaves.

ARLEQUIN. − Oh ! oh ! Qu’est-ce que c'est que cette race-là ?

IPHICRATE. − Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.

ARLEQUIN. − Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l'ai entendu dire aussi ; mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.

IPHICRATE. − Cela est vrai.

ARLEQUIN. − Eh ! encore vit-on.

IPHICRATE. − Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin, cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?

ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. − Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.

IPHICRATE. − Suis-moi donc.

ARLEQUIN siffle. – Hu, hu, hu.

IPHICRATE. − Comment donc ! que veux-tu dire ?

ARLEQUIN, distrait, chante. − Tala ta lara.

IPHICRATE. − Parle donc ; as-tu perdu l'esprit ? à quoi penses-tu ?

ARLEQUIN, riant. − Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure ! je vous plains, par ma foi ; mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.

IPHICRATE, à part les premiers mots. − Le coquin abuse de ma situation : j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.

ARLEQUIN. − J'ai les jambes si engourdies !...

IPHICRATE. − Avançons, je t'en prie.

ARLEQUIN. − Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil [1] et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.

IPHICRATE. − Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et, en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.

ARLEQUIN, en badinant. − Badin [2], comme vous tournez cela ! (Il chante.)

L'embarquement est divin,

Quand on vogue, vogue, vogue,

L'embarquement est divin,

Quand on vogue avec Catin [3].

IPHICRATE, retenant sa colère. − Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.

ARLEQUIN. − Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.

IPHICRATE. − Eh ne sais-tu pas que je t'aime ?

ARLEQUIN. – Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge [4].

IPHICRATE, un peu ému. − Mais j'ai besoin d'eux, moi.

ARLEQUIN, indifféremment. − Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !

IPHICRATE. − Esclave insolent !

ARLEQUIN, riant. − Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n’entends [5] plus.

IPHICRATE. − Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?

ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. − Je l'ai été, je le confesse à ta honte, mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s'éloigne.

IPHICRATE, au désespoir, courant après lui, l'épée à la main. − Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.

ARLEQUIN. – Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.

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Notes

 [1] Courtois.

 [2] Badiner, badin : plaisanter, plaisantin.

 [3] Diminutif de Catherine.

 [4] Je m’en moque.

 [5] Comprends.

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Scène 2 (début)

   Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive, conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.

TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. − Arrêtez, que voulez-vous faire ?

IPHICRATE. − Punir l'insolence de mon esclave.

TRIVELIN. − Votre esclave ! vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade ; elle est à vous...

Pistes de lecture 

Problématique : l'enjeu et l'intensité du texte

   * Rappelons qu’un enjeu est ce que l’on peut gagner ou perdre dans une situation et les conséquences d’un affrontement. Pensons en effet à la phrase d’Eugène Ionesco dans Notes et Contre-notes (1962), où il écrit : « Il faut aller au théâtre comme on va à un match de football, de boxe, de tennis. Le match nous donne en effet l’idée de ce qu’est le théâtre à l’état pur : antagonismes en présence, oppositions dynamiques, heurts [...] de volontés contraires. »

   * Définir l’identité et les rapports des personnages, le sujet de l’affrontement et les risques encourus.

   * Texte tendu, intense ? Réfléchir au tempérament et à l’identité des personnages, le domaine traité (social, politique ou moral) et la question débattue, l’intérêt pour un spectateur actuel, l’écriture théâtrale.

   Enjeux

   Cette scène est très ancrée dans son siècle, celui des Lumières. Elle oppose un maître et son valet. L’enjeu est social : il s’agit de savoir à qui va revenir le pouvoir, qui sera « l’esclave » de l’autre. Iphicrate le dit lui-même : « Je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie », ce qu’Arlequin confirme : « on va te faire esclave à ton tour. »

   Intensité

   L’enjeu social, ancré dans le 18e siècle, n’est plus le nôtre => distance. Intérêt intellectuel où l’émotion n’a pas de part : l’antagonisme entre les deux personnages s’accompagne d’une nette opposition d’identité sociale qui n’existe plus aujourd’hui ; maîtres et valets ont disparu) ; bien entendu, les classes sociales existent toujours avec des exploitants et des exploités mais c’est un autre problème qui nous ferait sortir du sujet, en tout cas du texte. Par ailleurs, les nombreuses didascalies orientent le spectateur vers les jeux de scène, l’action, les mouvements (relever les verbes de mouvement) et l’échange rapide des répliques qui accélère le rythme. L’émotion est absente. Toutefois, on peut insister sur l’engagement de Marivaux, conscient des problèmes sociétaux du temps.

   Remarques : tout texte étant argumentatif, on peut inclure ces extraits dans l’objet d’étude « La question de l’homme dans l’argumentation » et, bien évidemment, s'interroger sur la vision de l'homme au siècle des Lumières. 

Scène 3 : critique des femmes

   Marivaux aborde la question des rapports entre maîtres et serviteurs sur le mode de l’utopie morale et sociale.

   Nous sommes en Grèce, à une époque indéterminée de l’Antiquité. En débarquant dans cette île après un naufrage, les maîtres deviennent valets et les valets maîtres. Ainsi Iphicrate et son valet Arlequin, Euphrosine et sa soubrette Cléanthis échangent leur condition, leurs vêtements et leur nom. Entre autres humiliations que les maîtres ont à subir – pour leur bien -, ils s’entendent dire leurs vérités par leurs serviteurs.

   Dans la scène 3, le gouverneur de l’île, Trivelin, explique ce rite à Cléanthis et Euphrosine. La satire sociale fait alors place à celle des femmes, coquettes minaudières et soubrettes malines.     

Scène 3 - Trivelin, Cléanthis, esclave, Euphrosine, sa maîtresse.

TRIVELIN

Ah çà ! ma compatriote, - car je regarde désormais notre île comme votre patrie -, dites-moi aussi votre nom.

CLÉANTHIS, saluant.

Je m'appelle Cléanthis ; et elle, Euphrosine.

TRIVELIN

Cléanthis ? passe pour cela.

CLÉANTHIS

J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de les savoir ?

TRIVELIN

Oui-da. Et quels sont-ils ?

CLÉANTHIS

J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et cætera.

EUPHROSINE, en soupirant.

Impertinente que vous êtes !

CLÉANTHIS

Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.

TRIVELIN

Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément.

EUPHROSINE

Hélas ! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve ?

CLÉANTHIS

Oh ! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode ; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? « Faites cela, je le veux ; taisez-vous, sotte… » Voilà qui était fini. Mais à présent, il faut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ; elle l'apprendra avec le temps ; il faut se donner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer.

TRIVELIN, à Cléanthis.

Modérez-vous, Euphrosine. (À Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir : je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous.

CLÉANTHIS

Hum ! Elle me trompera bien si elle amende.

TRIVELIN

Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice.

CLÉANTHIS

Oh ! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien ; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait ; ce qui viendra, nous le prendrons.

TRIVELIN

Doucement, point de vengeance.

CLÉANTHIS

Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe ; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant ; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle ; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera ? Ne suis-je pas la maîtresse une fois ? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune ; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait : qu'elle attende !

EUPHROSINE, à Trivelin.

Quels discours ! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre ?

CLÉANTHIS

Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos œuvres.

TRIVELIN

Allons, Euphrosine, modérez-vous.

CLÉANTHIS

Que voulez-vous que je vous dise ? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous ! quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte ; mais il me faut cela.

TRIVELIN, à part, à Euphrosine.

Il faut que ceci ait son cours ; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. (À Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.

CLÉANTHIS

Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort.

EUPHROSINE, doucement.

Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.

TRIVELIN

Hélas ! ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous ; il faut que vous soyez présente.

CLÉANTHIS

Restez, restez ; un peu de honte est bientôt passée.

TRIVELIN

Vaine, minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?

CLÉANTHIS

Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh ! voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble comme son visage.

EUPHROSINE

N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?

TRIVELIN

Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ?

CLÉANTHIS

En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ; je vous ai dit de m'interroger ; mais par où commencer ? je n'en sais rien, et je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente ; c'est vanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse ; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela.

EUPHROSINE

Je n'y saurais tenir.

TRIVELIN

Attendez donc, ce n'est qu'un début.

CLÉANTHIS

Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendue belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? vite, sur les armes ; la journée sera glorieuse. « Qu'on m'habille ! » Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées ; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre.

TRIVELIN, à Euphrosine.

Elle développe assez bien cela.

CLÉANTHIS

Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? « Ah qu'on m'apporte un miroir ; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! » Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus, un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser du visage de Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. « Comment vous portez-vous, Madame ? -  Très mal, Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n'ai fermé l'œil ; je n'ose pas me montrer, je fais peur. » Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd'hui ; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration !… Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous.

TRIVELIN, à Euphrosine.

Courage, Madame ; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle.

EUPHROSINE

Je ne sais où j'en suis.

CLÉANTHIS

Vous en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas.

TRIVELIN

Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le reste.

CLÉANTHIS

Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait ? j'étais dans la chambre ; vous vous entreteniez bas ; mais j'ai l'oreille fine : vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. « Cette femme-là est aimable, disiez-vous ; elle a les yeux petits, mais très doux ; » et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit ; il vous offrit son cœur. « À moi ? lui dîtes-vous. - Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. - Continuez, folâtre, continuez », dîtes-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, il la baisa ; cela anima sa déclaration ; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?

TRIVELIN, à Euphrosine.

En vérité, elle a raison.

CLÉANTHIS

Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : « Oh ! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. » Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela ne prit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.

EUPHROSINE

Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage.

TRIVELIN

En voilà donc assez pour à présent.

CLÉANTHIS

J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut ; crac ! la vapeur (1) arrive.

TRIVELIN

Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire ; elle ira vous rejoindre ensuite.

CLÉANTHIS, s'en allant.

Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami ; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle ; on y dit aux gens : « Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là » ; et d'un autre côté on veut leur dire aussi : « Voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il n'y a point de coquetterie dans mon fait (2). »

TRIVELIN

Mais je vous ai priée de nous laisser.

CLÉANTHIS

Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant ; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser ; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.

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Tout est bien qui finit bien. Trivelin conclut ainsi la pièce : « Je n’ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. » Voici une phrase qui n’eût pas déparé le Figaro de Beaumarchais !

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Notes

(1) Il était de bon ton de passer pour « vaporeuse ». Cf. Mme du Deffand, Julie de Lespinasse.

(2) Allusion aux négligés du matin, toilettes à la mode.

Scène 6 (extrait) ou les amoureux ridicules

ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis : Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?

CLEANTHIS : Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.

ARLEQUIN : Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.

CLEANTHIS : Comment ! Vous lui ressemblez ?

ARLEQUIN : Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ? (À ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh !

CLEANTHIS : Qu'avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.

ARLEQUIN : Oh ! ce n'est rien : c'est que je m'applaudis.

CLEANTHIS : Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes galant ; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.

ARLEQUIN : Et moi je vous remercie de vos dispenses.

CLEANTHIS : Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.

ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux : Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?

CLEANTHIS : Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange.

ARLEQUIN, riant à genoux : Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.

CLEANTHIS : Oh ! vous riez, vous gâtez tout.

ARLEQUIN : Ah ! ah ! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense ?

CLEANTHIS : Quoi ?

ARLEQUIN : Premièrement, vous ne m’aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.

CLEANTHIS : Pas encore, mais il ne s’en fallait plus que d’un mot, quand vous m’avez interrompue. Et vous, m’aimez-vous ?

ARLEQUIN : J’y allais aussi, quand il m’est venu une pensée.

Pistes de lecture

* Décalage entre le couple Arlequin/Cléanthis et le couple traditionnel d’amoureux au théâtre.

* Ils veulent agir comme leurs maîtres mais leur condition de valet et de servante l’emporte : conversation qui se veut raffinée sur « la clarté du jour », le « jour tendre » (parodie du langage galant, « marivaudage ») qu’Arlequin compare aux « grâces » de Cléanthis

* Ils se vouvoient, s’appellent « Madame et « Monsieur ».

* La jeune femme veut jouer le jeu, à la différence d’Arlequin => communication brouillée qui prête à rire. Arlequin s’amuse de son rôle et dénonce le caractère artificiel de leur amour : « Vous ne m’aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde. »

* Les jeux de scène comiques d’Arlequin accentuent la dimension parodique : « Il saute de joie ». Déclaration d’amour à genoux en riant vs « flamme », « feux » => « Nous sommes aussi bouffons que nos patrons. »

Citations

   Dans ses Causeries du lundi, Sainte-Beuve écrit : « Dans une petite pièce intitulée L’Île des esclaves, Marivaux est allé jusqu’à la théorie philanthropique ; il a supposé une révolution entre les classes, les maîtres devenus serviteurs et vice versa. »

   À l’inverse, Luc Decaunes écrit dans le Programme du T.E.P. (1963) : « Marivaux ne remet pas en cause les structures de la société, l’inégalité des conditions ; il rêve seulement d’humaniser les rapports entre les riches et les pauvres, les dominants et les dominés. Il faut en somme aménager l’injustice pour la faire accepter. »

A discuter...

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A noter

Au programme du CAPES de Lettres 2024

Date de dernière mise à jour : 10/04/2023