Allons plus loin dans l’œuvre de Marivaux
[Extraits de l’introduction à l’ouvrage référencé plus bas].
Longtemps, on a dénié à Marivaux un quelconque sérieux. Pour Voltaire, il pesait des riens dans des balances de toiles d’araignée. Et le mot de marivaudage prend, dès l’origine, une valeur péjorative.
Pour La Harpe, en revanche, le marivaudage ne serait qu’un revêtement trompeur : « Jamais on n’a mis autant d’apprêt à vouloir paraître simple. » Le critique Faguet n’est pas d’accord : « On n’a jamais su s’il est le plus joli des défauts ou la plus périlleuse des qualités, ou une bonne grâce qui s’émancipe ou un mauvais goût qui se modère. »
On voit aujourd’hui dans le marivaudage un manège, une escrime, une coquetterie amoureuse partagée sans conflit réel, une ingéniosité ne cachant pas qu’elle prétend se cacher, le tout sur un mode souriant ; en somme, un langage convenu.
Celui qui marivaude est à la fois véridique et menteur. Voilà ce que dit Marivaux à travers d’Alembert : « J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches. » On peut donc en déduire l’intériorisation de l‘action dramatique, la diversité réelle de ces comédies qu’on a tant dites semblables, la richesse de l’inépuisable théâtre amoureux ainsi que l’ambivalence fondamentale de cet amour, présent et absent à la fois, ressenti et nié.
Jouvet disait : « Le procédé de Marivaux, c’est l’utilisation du mensonge comme procédé de démonstration, pour nous révéler plus clairement les caractères essentiels de l’amour. » Mais le théâtre n’est-il pas mensonge en soi, en effet ? Jouvet poursuit : « le lieu d’élection du mensonge, l’édifice où il est reconnu, patenté, exploité, où ses fidèles et ses sectateurs peuvent tenir leurs assises avec délices et sécurité, c’est le théâtre... L’art du théâtre est une communion dans le mensonge. » Il ajoute à propos de Marivaux : « Théâtre d’abstraction et de démonstration, il est la plus haute expression de la convention théâtrale. »
Que démontre le théâtre de Marivaux et quelle est la vérité qu’il fait voir ?
Arlequin et Silvia apportent des jeux nouveaux à la tradition des pièces de Molière. Leurs personnages ne sont pas des individus mais des types permanents (que désigne souvent le port du masque) caractérisés une fois pour toutes dans une image attendue par le public. Quant à leur habitude de l’improvisation, elle donne à leur diction et à leur invention même une grande fluidité, pleine de naturel et de virtuosité à la fois. Ces acteurs de la Comédie-Italienne apportent une vie et une gaieté que la Comédie-Française ignorait, formatée par une société étroitement corsetée par les bienséances qui interdisent aux femmes et rendent difficile aux hommes toute expression de vie sentimentale.
En 1720, Marivaux se joint aux Comédiens-Italiens et leur fait jouer son premier succès parisien en un acte, Arlequin poli par l’amour. Thomassin, l’Arlequin de la troupe, s’exprime sur un mode naturel qui ajoute à la balourdise et à l’acrobatie la finesse et même la grâce. Avec plus de retenue et de féminité, Silvia charme les spectateurs de l’époque. Marivaux la comprend bien et sait allier le personnage et l’interprète. Alors qu’en général au théâtre on ment parce qu’on combat, ici les deux personnages jouent sur l’emploi exceptionnel de la vérité. Silvia dit : « Je ne mens jamais. » Arlequin guère plus, moins par vertu que par ignorance : il ignore qu’on peur mentir. S’il s’ennuie, il le dit : « Je m’ennuie. » Sincérité outrageante sans doute mais conforme aux origines du personnage. Avec son masque brun et poli et ses contorsions simiesques, Arlequin est l’image humanisée d’un animal confronté malgré lui à la société des hommes, organisée et menteuse. Il a pour rôle essentiel de dire la vérité, une vérité dissonante, provocante et dénonciatrice dans l’univers de mensonge que peint la comédie. Arlequin peut triompher car la comédie châtie les mœurs en riant et permet parfois à l’ennemi mythique des humains qu’est le clown d’avoir une fonction didactique. C’est l’un des personnages essentiels des trois premières pièces que Marivaux fait jouer aux Italiens. Par la suite, son rôle décroit. Marivaux préfère à ses saillies une analyse toujours plus acérée de la psychologie féminine et s’approche du réalisme. Mais la fonction de la vérité n’est pas liée à Arlequin. Elle apparaît sous d’autres déguisements, toujours paradoxale, surprenante et initiatrice Dans L‘Île de la raison ou les Petits Hommes, elle fait grandir les hommes réduits par leurs préjugés à l’état de pygmée.
Incarnée par des personnages, la vérité se dévoile plus encore dans les mots qui servent indifféremment à mentir ou à dire le vrai.
Dans ce siècle qui fit de la conversation un art subtil, Mariaux est un virtuose, apprécié par d’Alembert qui loue sa « brillante et abondante volubilité. » Silvia, née à Toulouse, parle un meilleur français que ses camarades italiens, a des facilités de diction. L’auteur et son interprète s’accordent sur le plaisir de parler. En outre, prenant les mots au sérieux, Marivaux en fait les relais et les étapes mêmes du fondement de l’action dramatique. Marmontel note de son côté : « C’est sur le mot qu’on réplique, et non sur la chose. » L’action progresse ainsi de mot à mot. La convergence stylistique est donc la matière même de l’action dramatique et le vêtement de la pensée de l’auteur. Impossible de résumer une comédie de Marivaux : on la réduirait à une grande pauvreté.
La réalité théâtrale du langage entraîne ainsi de nombreuses conséquences. Facteur de socialisation d’abord, avec l’expression la plus juste possible. Facteur de création ensuite : le langage est en effet créateur, du moins chez Marivaux où l’on ne parle jamais pour ne rien dire. Parler, chez lui, engage une action, un fait : être, c’est dire. Ainsi, dans Le Triomphe de l’amour, Phocion affirme : « Ce n’est pas le tout que d’aimer, il faut avoir la liberté de se le dire. »
Marivaux utilise trois instruments langagiers : le portrait, le miroir et le masque ou déguisement. Le jeu de l’amour et du hasard, plus que d’autres œuvres peut-être, multiplie les jeux de miroirs et de sincérités. Et le langage se masque et s’adapte aux divers déguisements. Certes, leur emploi est banal dans la tradition théâtrale, mais elle s‘insère ici dans un ordre personnel.
Les actions ont une valeur mythique. Comme la comédie d’Aristophane, les moralités françaises du 15e siècle ou l’œuvre de Molière, les pièces de Marivaux donnent à leurs personnages un sens qui dépasse leur individualité et les placent dans des situations que l‘on peut généraliser. Dans Arlequin poli, il est affirmé qu’Arlequin est l’Amour lui-même. Silvia, avant de connaître Arlequin, est insensible à l’amour. Leur encontre a donc une valeur didactique et leur histoire renvoie à un mythe primitif à l’atmosphère raréfiée et pure. Marivaux les place dans la situation initiale de vacance parfaite, l’un des postulats préférés de toute la pensée philosophique du 18e, et qui alimentera la réflexion de Condillac et de Rousseau.
Un quart de siècle après Arlequin, il présentera dans La Dispute une autre mise en scène des origines : pour savoir si ce sont les hommes ou les femmes qui ont commencé à être infidèles, un prince a fait élever deux garçons et deux filles au berceau dans un isolement absolu ; une vingtaine d’années plus tard on les met en présence et on assiste à leurs réactions. C’est également comme des mythes mais intégrés à une psychologie plus réaliste et mieux située socialement que l’on doit interpréter La Double Inconstance, Le Jeu de l’amour et du hasard ou Les Fausses Confidences.
Dans des œuvres mineures, Marivaux s’abandonne davantage à sa tendance moralisante. Le Chemin de la Fortune ou le saut du fossé montre un héros qui, pour parvenir au palais de la Fortune, doit sauter un large fossé décoré de mausolées élevés aux vertus qu’ont perdues les ambitieux qui l’ont précédé ; le Scrupule le dissuade de sauter, la Cupidité l’encourage.
Le dénouement de ces comédies n’est pas facile : il faut échapper aux mots dont le réseau a enfermé et guidé l’action, resserrer les discours infinis, abréger et retrouver, dans une situation novelle, le silence primitif. Les âmes simples ne savent pas le faire. Frontin, dans L’Heureux Stratagème, proclame : « Je ne finis point quand j’abrège. » Toutefois, certains êtres d’élite de ces comédies aristocratiques peuvent accéder au dénouement par abréviation. Il suffit d’un agenouillement Dans La Surprise de l’amour, d’une rougeur dans La Seconde Surprise, d’un silence dans La Mère confidente, d’un simple regard dans Le Préjugé vaincu pour le personnage, échappant aux mots, devenu transparent pour lui-même, confesse sa vérité. Ainsi éclate l’aveu qui détruit le langage. Le dénouement est atteint au moment précis où il n’est plus nécessaire de parler.
Soulignons aussi ce théâtre de la rigueur : implacable nécessité de chaque réplique, sans nulle fadeur ni monotonie. Ne pas confondre l’effet produit avec les moyens de le produire. Il ne s’agit pas d’un Marivaux doux et rose à la Watteau. Complaisance, attendrissement et sourire sont fatals au théâtre de Marivaux. Il exige au contraire une grande lucidité. En ce sens, il se rapproche de notre temps. Son théâtre, comme celui de Pirandello, démontre que la fiction est tout aussi efficace que la réalité. On pense aussi à Brecht avec les deux notions essentielles de didactisme et de distanciation. Cette rigueur et cette modernité de Marivaux ont été mises en relief non par des historiens ou des critiques mais par des metteurs en scène (Barrault, Vilar, Planchon).
Sources : Marivaux, Théâtre complet, Seuil, 1964, Préface de Jacques Scherer, présentation et notes de Bernard Dort. Cette introduction est de Jacques Scherer.
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