Rosine dans Le Barbier de Séville
Bon à savoir
Beaumarchais écrit : « Me livrant à mon gai caractère, j’ai tenté, dans Le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle. » En effet, il a su restaurer le comique à peu près banni du Théâtre-Français tant et si bien qu’on a pu dire à son propos : « Le fils de Molière est trouvé. » Ficelles du métier, mots d’auteur, clins d’œil au public abondent, mais enfin, on rit, c’est un fait. En raison de l’intrigue elle-même d’abord, puis de perpétuels jeux de scène. En soi, le sujet n’est pas neuf : Beaumarchais l’a emprunté à L’École des Femmes de Molière et à une nouvelle de Scarron, La Précaution inutile, sous-titre de la pièce. Mais il a su en faire une œuvre originale (grand rôle des apartés notamment). Elle n’est pas aussi subversive que Le Mariage de Figaro : plaisanteries traditionnelles contre les médecins, les gens de lettres et les juges. Pourtant, certaines répliques vont plus loin, par exemple « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » (I, 2), ou bien « Un grand fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. »
Remarque : Beaumarchais réécrit en une nuit Le Barbier de Séville de cinq en quatre actes : il se "met en quatre" pour donner à sa pièce plus de rapidité et de vivacité.
Acte II, scène 15
Rosine, pupille du médecin Bartholo et aimée par le comte Almaviva, est séquestrée par son tuteur qui compte l’épouser. Sous le nom de Lindor, il donne des sérénades à sa belle (voir illustration ci-contre : Rosine à sa fenêtre). Voilà qu’il rencontre Figaro, jadis à son service, établi désormais comme barbier à Séville et qui a ses entrées chez Bartholo. Il cherche un moyen d’introduire Almaviva auprès de Rosine. Celle-ci, fort amoureuse, écrit une lettre à Lindor/Almaviva et la remet à Figaro. Mais don Bazile, le maître de chant de Rosine, révèle à Bartholo les projets d’Almaviva. Celui-ci, déguisé en soldat, se présente chez Bartholo, parvient à glisser une lettre à Rosine mais Bartholo s’en aperçoit. Nous sommes à la scène 15 de l’acte II.
Loin d’être une orpheline candide comme l’Agnès de Molière, Rosine est une fine mouche : lorsque Bartholo exige de voir la lettre, elle feint l’indignation et parle de s’enfuir. Bartholo verrouille la porte. Rosine met à profit cet instant d’inattention...
Lisons donc !
Scène XV
BARTHOLO, ROSINE.
Bartholo, le regarde aller.
Il est enfin parti. (À part.) Dissimulons.
Rosine.
Convenez pourtant, monsieur, qu’il est bien gai, ce jeune soldat ! À travers son ivresse, on voit qu’il ne manque ni d’esprit, ni d’une certaine éducation.
Bartholo.
Heureux, m’amour, d’avoir pu nous en délivrer ! Mais n’es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu’il t’a remis ?
Rosine.
Quel papier ?
Bartholo.
Celui qu’il a feint de ramasser pour te le faire accepter.
Rosine.
Bon ! c’est la lettre de mon cousin l’officier, qui était tombée de ma poche.
Bartholo.
J’ai idée, moi, qu’il l’a tirée de la sienne.
Rosine.
Je l’ai très bien reconnue.
Bartholo.
Qu’est-ce qu’il te coûte d’y regarder ?
Rosine.
Je ne sais pas seulement ce que j’en ai fait.
Bartholo, montrant la pochette.
Tu l’as mise là.
Rosine.
Ah, ah ! par distraction.
Bartholo.
Ah ! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.
Rosine, à part.
Si je ne le mets pas en colère, il n’y aura pas moyen de refuser.
Bartholo.
Donne donc, mon cœur.
Rosine.
Mais, quelle idée avez-vous, en insistant, monsieur ? est-ce encore quelque méfiance ?
Bartholo.
Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas la montrer ?
Rosine.
Je vous répète, monsieur, que ce papier n’est autre que la lettre de mon cousin, que vous m’avez rendue hier toute décachetée ; et puisqu’il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.
Bartholo.
Je ne vous entends pas
Rosine.
Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent ? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés ? Si c’est jalousie, elle m’insulte ; s’il s’agit de l’abus d’une autorité usurpée, j’en suis plus révoltée encore.
Bartholo.
Comment, révoltée ! Vous ne m’avez jamais parlé ainsi.
Rosine.
Si je me suis modérée jusqu’à ce jour, ce n’était pas pour vous donner le droit de m’offenser impunément.
Bartholo.
De quelle offense parlez-vous ?
Rosine.
C’est qu’il est inouï qu’on se permette d’ouvrir les lettres de quelqu’un.
Bartholo.
De sa femme ?
Rosine.
Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donnerait-on la préférence d’une indignité qu’on ne fait à personne ?
Bartholo.
Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui sans doute est une missive de quelque amant ; mais je le verrai, je vous assure.
Rosine.
Vous ne le verrez pas. Si vous m’approchez, je m’enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.
Bartholo.
Qui ne vous recevra point.
Rosine.
C’est ce qu’il faudra voir.
Bartholo.
Nous ne sommes pas ici en France, où l’on donne toujours raison aux femmes ; mais, pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.
Rosine, pendant qu’il y va.
Ah, Ciel ! que faire ?… Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu de la prendre.
(Elle fait l’échange, et met la lettre du cousin dans sa pochette, de façon qu’elle sorte un peu.)
Bartholo, revenant.
Ah ! j’espère maintenant la voir.
Rosine.
De quel droit, s’il vous plaît ?
Bartholo.
Du droit le plus universellement reconnu, celui du plus fort.
Rosine.
On me tuera plutôt que de l’obtenir de moi.
Bartholo, frappant du pied.
Madame ! madame !…
Rosine tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal.
Ah ! quelle indignité !…
Bartholo.
Donnez cette lettre, ou craignez ma colère.
Rosine, renversée.
Malheureuse Rosine !
Bartholo.
Qu’avez-vous donc ?
Rosine.
Quel avenir affreux !
Bartholo.
Rosine !
Rosine.
J’étouffe de fureur.
Bartholo.
Elle se trouve mal.
Rosine.
Je m’affaiblis, je meurs.
Bartholo, lui tâte le pouls et dit à part.
Dieux ! la lettre ! Lisons-la sans qu’elle en soit instruite.
(Il continue à lui tâter le pouls, et prend la lettre, qu’il tâche de lire en se tournant un peu.)
Rosine, toujours renversée.
Infortunée ! ah !…
Bartholo, lui quitte le bras, et dit à part :
Quelle rage a-t-on d’apprendre ce qu’on craint toujours de savoir !
Rosine.
Ah ! pauvre Rosine !
Bartholo.
L’usage des odeurs… produit ces affections spasmodiques.
(Il lit par-derrière le fauteuil en lui tâtant le pouls. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)
Bartholo, à part.
Ô Ciel ! c’est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude ! Comment l’apaiser maintenant ? Qu’elle ignore au moins que je l’ai lue !
(Il fait semblant de la soutenir, et remet la lettre dans la pochette.)
Rosine, soupire.
Ah !…
Bartholo.
Eh bien ! ce n’est rien, mon enfant ; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout ; car ton pouls n’a seulement pas varié.
(Il va prendre un flacon sur la console.)
Rosine, à part.
Il a remis la lettre ! fort bien.
Bartholo.
Ma chère Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.
Rosine.
Je ne veux rien de vous : laissez-moi.
Bartholo.
Je conviens que j’ai montré trop de vivacité sur ce billet.
Rosine.
Il s’agit bien du billet ! C’est votre façon de demander les choses qui est révoltante.
Bartholo, à genoux.
Pardon : j’ai bientôt senti tous mes torts ; et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.
Rosine.
Oui, pardon ! lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.
Bartholo.
Qu’elle soit d’un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.
Rosine, lui présentant la lettre.
Vous voyez qu’avec de bonnes façons, on obtient tout de moi. Lisez-la.
Bartholo.
Cet honnête procédé dissiperait mes soupçons, si j’étais assez malheureux pour en conserver.
Rosine.
Lisez-la donc, monsieur.
Bartholo, se retire.
À Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure !
Rosine.
Vous me contrariez de la refuser.
Bartholo.
Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvre Marceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée au pied ; n’y viens-tu pas aussi ?
Rosine.
J’y monterai dans un moment.
Bartholo.
Puisque la paix est faite, mignonne, donne-moi ta main. Si tu pouvais m’aimer, ah ! comme tu serais heureuse.
Rosine, baissant les yeux.
Si vous pouviez me plaire, ah ! comme je vous aimerais.
Bartholo.
Je te plairai, je te plairai ; quand je te dis que je te plairai !
(Il sort.)
Acte III, scène 11
À l’acte III, le comte ne renonce toujours pas : déguisé en Alonzo, bachelier et élève de Bazile, il se présente à nouveau chez Bartholo : Bazile serait malade et l’aurait chargé de le remplacer pour donner à Rosine sa leçon de musique. Pour vaincre la méfiance de Bartholo, il invente un autre stratagème : il n’est pas maître de chant mais il doit passer pour tel aux yeux de Rosine ; c’est lui qui renseigne Bazile sur les faits et gestes du comte Almaviva : il produit donc une lettre de Rosine au comte : Bartholo pourra s’en servir pour faire croire à Rosine que le comte la trahit (cf. infra). Dès lors, Bartholo a toute confiance en Alonzo, mais il garde la lettre. Pendant la leçon de musique, les jeunes gens ne peuvent échapper un seul instant à la surveillance du tuteur qui ne sort même pas de la pièce pour se faire raser par Figaro. Soudain paraît Don Bazile : catastrophe ! (Acte III, scène 11) C’est sans doute la scène la plus comique de la pièce : à l’entrée de Bazile, la ruse devrait être percée à jour mais il n’en est rien. Avec l’appui innocent de Bartholo, un complot se forme aussitôt pour empêcher Bazile de parler. C’est donc le maître en fourberie et en calomnie, de plus en plus ahuri, qui joue le rôle ridicule. Mais en définitive, C’est Bartholo qui est le plus berné des deux.
Scène XI
Rosine, le comte, Figaro, Bartholo, Don Bazile.
Rosine, effrayée, à part.
Don Basile !…
Le Comte, à part.
Juste ciel !
Figaro, à part.
C’est le diable !
Bartholo va au-devant de lui.
Ah ! Basile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n’a donc point eu de suites ? En vérité, le seigneur Alonzo m’avait fort effrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour vous aller voir, et s’il ne m’avait point retenu…
Bazile, étonné.
Le seigneur Alonzo ?
Figaro frappe du pied.
Eh quoi ! toujours des accrocs ? Deux heures pour une méchante barbe… Chienne de pratique !
Bazile, regardant tout le monde.
Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs… ?
Figaro.
Vous lui parlerez quand je serai parti.
Bazile.
Mais encore faudrait-il…
Le Comte.
Il faudrait vous taire, Basile. Croyez-vous apprendre à monsieur quelque chose qu’il ignore ? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.
Bazile, plus étonné.
La leçon de musique !… Alonzo !…
Rosine, à part, à Bazile.
Eh ! taisez-vous.
Bazile.
Elle aussi !
Le Comte, bas à Bartholo.
Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.
Bartholo, à Basile, à part.
N’allez pas nous démentir, Basile, en disant qu’il n’est pas votre élève, vous gâteriez tout.
Bazile.
Ah ! ah !
Bartholo, haut.
En vérité, Bazile, on n’a pas plus de talent que votre élève.
Bazile, stupéfait.
Que mon élève !… (Bas.) Je venais pour vous dire que le comte est déménagé.
Bartholo, bas.
Je le sais, taisez-vous.
Bazile, bas.
Qui vous l’a dit ?
Bartholo, bas.
Lui, apparemment !
Le Comte, bas.
Moi, sans doute : écoutez seulement.
Rosine, bas à Bazile.
Est-il si difficile de vous taire ?
Figaro, bas, à Bazile.
Hum ! Grand escogriffe ! Il est sourd !
Bazile, à part.
Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret !
Bartholo, haut.
Eh bien, Basile, votre homme de loi ?…
Figaro.
Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de loi.
Bartholo, à Bazile.
Un mot : dites-moi seulement si vous êtes content de l’homme de loi ?
Bazile, effaré.
De l’homme de loi ?
Le Comte, souriant.
Vous ne l’avez pas vu, l’homme de loi ?
Bazile, impatienté.
Eh ! non, je ne l’ai pas vu, l’homme de loi.
Le Comte, à Bartholo, à part.
Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le.
Bartholo, bas au comte.
Vous avez raison. (À Bazile.) Mais quel mal vous a donc pris si subitement ?
Bazile, en colère.
Je ne vous entends pas.
Le Comte lui met à part une bourse dans la main.
Oui, monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l’état d’indisposition où vous êtes ?
Figaro.
Il est pâle comme un mort !
Bazile.
Ah ! je comprends…
Le Comte.
Allez vous coucher, mon cher Bazile : vous n’êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
Figaro.
Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.
Bartholo.
D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.
Rosine.
Pourquoi êtes-vous donc sorti ? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.
Bazile, au dernier étonnement.
Que j’aille me coucher !
Tous les acteurs ensemble.
Eh ! sans doute.
Bazile, les regardant tous.
En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.
Bartholo.
À demain, toujours, si vous êtes mieux.
Le Comte.
Basile, je serai chez vous de très bonne heure.
Figaro.
Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit.
Rosine.
Bonsoir, monsieur Basile.
Bazile, à part.
Diable emporte si j’y comprends rien ! et sans cette bourse…
Tous.
Bonsoir, Bazile, bonsoir.
Bazile, en s’en allant.
Eh bien ! bonsoir donc, bonsoir.
(Ils l’accompagnent tous en riant.)
Pistes de réflexion
- En ce qui concerne la situation, expliquer comment se forme progressivement le complot contre Bazile. Montrer pourquoi Bartholo lui-même veut empêcher Bazile de parler.
- Les impressions de Bazile : raisons et degrés de son ahurissement. Quelle en est sa principale source ? Importante consolation ?
- Imaginer ce que Bartholo doit penser de Bazile, et réciproquement.
- Pour aller plus loin, on peut esquisser une mise en scène : à quel personnage chaque réplique à voix basse est censée échapper (pour quelle raison ?). Se demander à quelle condition la scène est vraisemblable.
- S’interroger sur les différents procédés comiques.
Acte IV
Le comte parvient à dire à l’oreille de Rosine : « Nous avons la clé de la jalousie, et nous serons ici à minuit.
A l’acte IV, Bazile a révélé à Bartholo qu’il ne connaissait pas le pseudo-Alonzo. Il lui conseille d’utiliser la calomnie pour vaincre la résistance de Rosine. Grâce à la lettre qu’il détient (cf. supra) le tuteur fait croire à Rosine que Lindor/Alonzo n’est qu’un émissaire du comte, et que celui-ci la trahit. Désespérée, Rosine accepte d’épouser Bartholo et lui révèle que Lindor doit s’introduire chez elle cette nuit même. Bartholo va chercher main-forte. Sur ce, escorté de Figaro, Lindor paraît à la fenêtre. Rosine l’accable de reproches mais le malentendu est vite dissipé : il est bien le comte Almaviva ; Rosine tombe dans ses bras. Arrivent Bazile et le notaire qui unit le comte et Rosine. Lorsque Bartholo revient avec la police, il est trop tard : Rosine est désormais comtesse d’Almaviva.
Voici les dernières répliques (acte IV) :
* Bartholo : « Ah ! je me suis perdu faute de soins. »
* Figaro : « Faute de sens. Mais soyons vrais, docteur : quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la Précaution inutile. »
Remarque : Marie-Antoinette, dans son petit théâtre de Trianon, a joué le rôle de Rosine.
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Date de dernière mise à jour : 27/04/2020