Opinion de Restif de la Bretonne sur Le Mariage de Figaro
Opinion de Restif de la Bretonne
Restif de la Bretonne apprécie Beaumarchais et Le Mariage de Figaro :
« … Toutes les têtes sont exaltées ; Paris entier est à la porte du théâtre ! J’ai deux billets ! Mais je suis sûr que nous ne trouverons plus de place ! Nous courûmes […] mais tout était plein et nous ne pûmes nous placer avec nos billets […]. Jamais je n’avais encore vu tant de tumulte ! Je me croyais aux jours de Molière, à la première représentation du Tartuffe […]. Nous entrâmes cependant […]. La pièce commença. Je tâchai de l’écouter et de la suivre. Je n’en ferai pas une froide analyse. Tous les hommes y sont peu de chose, Figaro excepté ; Almaviva n’a qu’une scène […]. Le développement va, non pas avec art, mais avec nature ; Figaro seul dit quelques superfluités mais elles sont encore naturelles ; je fus enchanté du petit page ; la Comtesse me parut une femme sensible mais estimable, qui éprouve, presque sans le connaître, un doux penchant qu’elle réprimera, dès qu’il sera parfaitement développé. Comme ce page est intéressant, avec les beaux cheveux blonds et la figure enchanteresse d’Olivier (1) ! […] A la romance du page, l’émotion fit couler mes larmes […]. La scène du page enfermé dans le cabinet et sautant par la fenêtre, à laquelle Suzanne se substitue, est la plus forte qu’il y ait à notre théâtre ! C’est une situation vraie qui surpasse en terreur celles de la tragédie. Le spectateur entraîné, séduit, prend malgré lui parti contre le mari qu’on trompe, j’oserais dire contre les mœurs, si la Comtesse était coupable ; mas elle ne l’est pas : c’est un commencement d’imprudence très excusable, mais dans la nature, qui ne la rend que plus aimable et plus intéressante. Ha ! comme la marche de cette pièce, si ridiculement critiquée, peint bien celle du cœur humain ! Voilà ce mari-amant, si tendre, dans Le Barbier de Séville : le voilà devenu comme tous les maris ! Voilà cette amante sensible, pendant quelque temps épouse heureuse, la voilà négligée ! son amour diminue : il est prêt à s’éteindre, il ne la met plus à l’abri d‘un penchant secret, motivé par l’intérêt le plus honnête, une sorte de compassion et de sentiment maternel pour un jeune page ! Quelle leçon adroite, vigoureuse ! Maudits critiques, plus ennemis de la morale que de l’auteur, vous auriez bien voulu que la pièce eût été immorale ! Vous l’avez clabaudé, vous l’avez fait répéter à votre petit feuilliste à vues courtes qui, je ne sais comment, a usurpé de l’importance ! Quel a été votre motif ? C’est que vous seriez au désespoir, vils corrupteurs, vils célibataires, que les femmes profitassent de la morale du rôle entier de la Comtesse ! Vous avez crié à l’immoralité ! Parce que vous auriez été charmés de persuader que le gouvernement autorise des pièces immorales et que par conséquent l’adultère et ses acolytes ne sont pas un grand mal ! Mais ce qui m’enchanta, ce qui me fit chérir l’auteur, ce fut le dénouement, où je vis la Comtesse corrigée de sa passion secrète, par une autre passion qui lui en découvre la force, par la jalousie ! Je fus entièrement satisfait et de ce moment, je prévis le succès unique de la pièce, ainsi que le déchaînement des corrupteurs et la rage des ennemis personnels. Est-il un homme heureux qui n’ait des ennemis ? Et que sera-ce, s’il est encore homme de lettres ? s’il a de succès uniques ! Pour moi, ce qui m’étonne, ce n’est pas que l’auteur et la pièce de Figaro soient calomniés, c’est que l’homme ne soit pas assassiné ou accusé d’assassinat, d’empoisonnement, conduit devant les tribunaux, condamné, exécuté, en voyant sa pièce brûlée, au pied de l’échafaud. Son succès est assez grand, ses vues assez pures, assez belles, pour mériter tout cela. »
Restif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, douzième partie, 334
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Notes
(1) Jeanne-Adélaïde Olivier, actrice qui joue les ingénues à la Comédie-Française. Créatrice du rôle de Chérubin. « Ce rôle ne peut être joué, comme il l’a été, que par une très jeune et très jolie femme » dit Beaumarchais dans l’analyse des caractères de la pièce.
Remarque
« Marlbrough s’en va t’en guerre » est une chanson datant, sous sa forme définitive de 1722 (année de la mort du duc de Marlborough) d’après une ronde du Poitou remontant à 1709, année de la bataille de Malplaquet. Mais sa popularité ne vient qu’en 1781, quand la nourrice du premier dauphin la chante devant Marie-Antoinette qui la met à la mode. Ainsi Beaumarchais en reprend-il l’air pour la romance de Chérubin dans Le Mariage de Figaro, acte II, scène 4.
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