Mlle de La Chaux, héroïne bien réelle de « Ceci n'est pas un conte » (Diderot)
La forme des genres devient artificielle au 18e siècle. La prose mêle divertissement et morale. Le roman est l’illustration d’une thèse ou un récit qui devrait s’appeler conte ; et ce qu’on appelle conte est une œuvre satirique. La nouvelle tient des deux.
Diderot introduit la notion de « conte historique », formule paradoxale que l’on pourrait traduire ainsi : récit d‘un fait révolu, où l’histoire intervient aussi peu que le merveilleux propre au conte. On peut citer à cet égard Ceci n’est pas un conte [1], typique de Diderot : récit interrompu par des considérations morales, du théâtre mais pas de dialogues véritables, apostrophes, invectives et prises à partie, analepses et prolepses, discours sans destinataire, etc. Une nouvelle doublée de commentaires et de confidences.
Diderot nous qu’ « il y a des hommes bien bons et des femmes bien méchantes » et le contraire. Attardons-nous sur Mlle de La Chaux, amie d’un certain Gardeil, connu (?) de Diderot.
« Je la nomme de son propre nom parce que la pauvre malheureuse n’est plus ; parce que sa vie ne peut que l’honorer dans tous les esprits bien faits et lui mériter l‘admiration, les regrets et les larmes de ceux que la nature aura favorisé ou punis d’une petite portion de la sensibilité de son âme. [...]
Il me semble encore que je vois ses grands yeux noirs, brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentit dans mon oreille et trouble mon cœur. Créature charmante ! créature unique ! tu n’es plus ! Il y a près de vingt ans que tu n’es plus ; et mon cœur se serre encore à ton souvenir. [...]
O La Chaux ! ô Gardeil ! Vous fûtes l’un et l’autre deux prodiges ; vous, de la tendresse de la femme ; vous de l’ingratitude de l’homme. Mlle de La Chaux était d’une famille honnête. Elle quitta ses parents pour se jeter entre les bras de Gardeil. Gardeil n’avait rien, Mlle de La Chaux jouissait de quelque bien ; et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune dissipée, ni son honneur flétri. Son amant lui tenait lieu de tout. [...]
Pour alléger sa tâche [2], Mlle de La Chaux apprit l’hébreu ; et tandis que son ami reposait, elle passait une partie de la nuit à interpréter et transcrire des lambeaux d’auteurs hébreux. Le temps de dépouiller les auteurs grecs arriva ; Mlle de La Chaux se hâta de se perfectionner dans cette langue dont elle avait déjà quelque teinture : et tandis que Gardeil dormait elle était occupée à traduire et copier des passages de Xénophon et de Thucydide. À la connaissance du grec et de l’hébreu, elle joignit celle de l’italien et de l’anglais. Elle posséda l’anglais au point de rendre en français les premiers Essais de la métaphysique de Hume ; ouvrage où la difficulté de la matière ajoutait infiniment à celle de l’idiome. Lorsque l’étude avait épuisé ses forces, elle s’amusait à graver de la musique. Lorsqu’elle craignait que l’ennui ne s’emparât de son amant, elle chantait. [...]
Gardeil fut ingrat. Un jour, Mlle de La Chaux se trouva seule dans ce monde, ans honneur, sans fortune, sans appui. [...]
Elle accourut chez moi. [...]
« Qu’est-ce qu’il y a, lui dis-je ? Est-ce qu’il est mort ? – C’est pis : il ne m’aime plus ; il m’abandonne. [Suit une scène pathétique]. – Qu’est-ce donc ? Mon inutilité. Je n’ai plus rien. Je ne suis plus bonne à rien. Son ambition ; il a toujours été ambitieux. La perte de ma santé, celle de mes charmes : j’ai tant souffert et tant fatigué ; l’ennui, le dégoût. [...] Donnez-moi le bras, et ne refusez pas de m’accompagner chez lui. Je veux lui parler devant vous. [...]
Nous voilà dans le cabinet de Gardeil. Il était à son bureau ne roche de chambre, en bonnet de nuit. Il me fit un salut de la main, et continua le travail qu’il avait commencé. Ensuite il vint à moi, et me dit : « Convenez, monsieur, que les femmes sont bien incommodes. Je vous fais mille excuses des extravagances de mademoiselle. » [Suivent des paroles blessantes de Gardeil à l’encontre de Mlle de La Chaux qui s’évanouit, ce qui le laisse indifférent].
« Je l’ai aimée. [...] Je ne l’aime plus. [Tout est dit] – Non, monsieur, tout n’est pas dit. Quoi ! vous croyez qu’un homme de bien n’a qu’à dépouiller une femme de tout ce qu’elle a, et la laisser ? [Mais rien n’y fait. La rupture entraîne une maladie violente chez le jeune femme.] Pendant sa convalescence, nous arrangeâmes [le conteur et un docteur] l’emploi de son temps. Elle avait de l’esprit, de l’imagination, du goût, des connaissances, plus qu’il n’en fallait pour être admise à l’Académie des inscriptions [3]. Elle nous avait tant et tant entendus métaphysiquer, que les matières les plus abstraites lui étaient devenues familières ; et sa première tentative littéraire fut la traduction des Essais sur l’entendement humain, de Hume. Je le ravis ; et, en vérité, elle m’avait laissé bien peu de chose à rectifier. Cette traduction fut imprime en Hollande et bien accueillie du public.
Ma Lettre sur les Sourds et Muets [4] parut presque en même temps. Quelques objections très fines qu’elle me proposa donnèrent lieu à une addition qui lui fut dédiée. Cette addition n’est pas ce que j’ai fait de plus mal. [...]
La traduction de Hume ne lui avait pas rendu grand argent. Les Hollandais impriment tant qu’on veut, pourvu qu’ils ne payent rien. [...] Nous lui conseillâmes de faire un ouvrage d’agrément auquel il y aurait moins d’honneur et plus de profit. Elle s’en occupa pendant quatre à cinq mois, au bout desquels elle m’apporta un petit roman historique, intitulé Les Trois Favorites. Il y avait de la légèreté dans le style, de la finesse et e l’intérêt ; mais, sans qu’elle s’en fût doutée, car elle était incapable d’aucune malice, il était parsemé d’une multitude de traits applicables à la maîtresse du souverain, la marquise de Pompadour ; et je ne lui dissimulai pas que, quelque sacrifice qu’elle fît, soit en adoucissant, soit en supprimant ces endroits, il était presque impossible que son ouvrage parût sans la compromettre, et que le chagrin de gâter ce qui était bien ne la garantirait pas d’un autre. [...]
Je lui donnai un conseil singulier, ce fut d’envoyer l’ouvrage tel qu’il était, sans adoucir, sans changer à Mme de Pompadour même, avec un bout de lettre qui la mît au fait de cet envoi. Cette idée lui plut. Elle écrivit une lettre charmante de tous points, mais surtout par un ton de vérité auquel il était impossible de se refuser. Deux ou trois mois s’écoulèrent sans qu’elle entendit parler de rien ; et elle tenait la tentative pour infructueuse, lorsqu’une croix de Saint-Louis se présenta chez elle avec une réponse de la marquise. L’ouvrage y état loué comme il le méritait ; on remerciait du sacrifice ; on convenait des applications, on n’en était point offensée ; et l’on invitait l’auteur à venir à Versailles, où l’on trouverait une femme reconnaissante et disposée à rendre les services qui dépendraient d’elle. L’envoyé, en sortant de chez Mlle de La Chaux, laissa adroitement sur la cheminée un rouleau de cinquante louis.
Nous la pressâmes, le docteur et moi, de profiter de la bienveillance de Mme de Pompadour ; mais nous avions affaire à une fille dont la modestie et la timidité égalaient le mérite. Comment se présenter là avec ses haillons ? Le docteur leva tout de suite cette difficulté ; après les habits, ce furent d’autres prétextes, et puis d’autres prétextes encore. Le voyage de Versailles fut différé de jour en jour jusqu’à ce qu’il ne convenait presque plus de le faire. Il y avait déjà du temps que nous ne lui en parlions pas, lorsque le même émissaire revint, avec une seconde lettre remplie des reproches les plus obligeants et une autre gratification équivalente à la première et offerte avec le même ménagement. Cette action généreuse de Mme de Pompadour n’a point été connue. [...]
Elle mourut sur la paille, dans un grenier, tandis que le petit tigre de la rue Hyacinthe, le seul amant qu’elle ait eu, exerçait la médecine à Montpellier ou à Toulouse, et jouissait, dans la plus grande aisance, de la réputation méritée d’habile homme, et de la réputation usurpée d’honnête homme. »
Remarque
Au début de l'ouvrage, on trouve une formule intéressante sur les rapports de l'invention romanesque et de la réalité :
« Ce récit [...] qui n'est pas un conte, ou qui est un mauvais conte si vous en doutez. » Un conte trop proche de la réalité n'intéresserait pas le lecteur : Diderot y ajoute ce qu'il appelle de la « poésie », une mystification certes, mais à laquelle le lecteur se laisse prendre consciemment. Ainsi, le romancier joue un double jeu : mentir et dire le vrai (on pense au Paradoxe sur le comédien). Le roman n'est ni une évasion hors du réel, ni sa copie, mais un travail créateur qui incite le lecteur à une conscience critique ainsi que des moyens dont il dispose pour prendre connaissance du réel (perception, mémoire, imagination, réflexion). Diderot introduit un auditeur-lecteur car « lorsqu’on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur. » On retrouve ici le mode fondamental de Diderot, le dialogue. Un lecteur anonyme, le public, est un interlocuteur insuffisant pour le conteur. Un récit fait à un tiers se réfère à un univers commun au narrateur et à un auditeur bien précis.
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Notes
[1] L’héroïne de Ceci n’est pas un conte, Mlle de La Chaux, a réellement existé. Intelligente, cultivée, amie de Condillac et de d’Alembert, elle traduisit les Discours politiques, de Hume.
[2] Gardeil travaille à une Histoire des Mathématiques et se met à apprendre le grec.
[3] Et des Belles-Lettres.
[4] C’est Diderot qui est censé parler.
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