Gil Blas (Le Sage) vertueux, amoureux d’une vie champêtre
L’Histoire de Gil Blas de Santillane, publiée de 1715 à 1735, composée sur le modèle espagnol est le genre même du roman picaresque, pratiqué en Espagne depuis la fin du 16e siècle. Il s’agit de narrer les multiples et divertissantes aventures d’un picaro, vaurien sympathique, pauvre hère dont l’injustice sociale fait un fripon, mais capable de bonnes actions. Candide ou cynique, berné ou fripon, valet ou confident du premier ministre ? Le Sage s’intéresse surtout aux milieux sociaux qu’il traverse, à leurs mœurs, à leurs travers et à leurs vices : brigands, cour, palais de l’archevêque, noblesse, clergé, médecins, homes de lettres, comédiens, valets. Bien entendu sous couvert de couleur locale espagnole, Le Sage fait la satire de la société française de la Régence. Notons également l’importance qu’il accorde aux détails matériels, d’où un certain réalisme truculent et son souci de décrire, plutôt que des caractères (comme La Bruyère) des individus.
Son premier acte de brigand (après être entré dans la troupe de Raphaël) est un acte de vertu qui pourrait passer pour héroïque. Avec ses compagnons, dans un bois, au milieu de la nuit, il délivre le comte de Polan et sa fille des mains de dangereux bandits. Une action généreuse qui changera complètement la destinée de Gil Blas, désormais sous la protection du comte. Mais il faut d’abord qu’il sorte de la carrière de voleur. Ce qu’il fait.
Il devient l’intendant de don Alphonse de Leyva, son compagnon de route, qui vient par hasard de retrouver ses parents et d’épouser Séraphine, la fille du comte.
Après maintes aventures et une longue maladie, il déclare : « Je me proposai plutôt d’acheter une chaumière et d’y aller vivre en philosophe. »
Cette chaumière, surprenante dans l‘œuvre de Lesage, en modifie la perspective : nous quittons le roman picaresque pour une « bergerie ». Gil Blas a certes vieilli mais les mœurs ont changé : on se lasse des plaisirs de la ville et le rêve idyllique de Rousseau n’est pas loin. On pense, en lisant ces propos de Gil Blas, à la Nouvelle Héloïse.
Tout en cheminant avec Scipion vers Madrid, il s’explique : « Je me suis formé, des agréments de la vie champêtre, une idée qui m’enchante, qui m’en fait jouir par avance. Il me semble déjà que je vois l’émail des prairies, que j’entends chanter les rossignols et murmurer les ruisseaux ; tantôt je crois prendre le divertissement de la chasse et tantôt celui de la pêche. Imagine-toi, mon ami, tous les différents plaisirs qui nous attendent dans la solitude et tu en seras charmé comme moi. À l’égard de notre nourriture, a plus simple sera la meilleure. Un morceau de pain pourra nous contenter ; quand nous serons pressés de la faim, nous le mangerons avec un appétit qui nous le fera trouver excellent. La volupté n’est pas dans la bonté des aliments exquis, elle est tout en nous, et cela est si vrai, que les repas les plus délicieux ne sont pas ceux où je vois régner la délicatesse et l’abondance. La frugalité est une source de délices merveilleuses pour la santé. »
Il faut dire que Scipion, en entendant ces paroles, fait un peu la grimace et il accepte très bien la solitude à condition d’y amener un bon cuisinier. Gil Blas, converti à la frugalité de la vie champêtre, s’en va donc vivre avec Scipion, non pas dans une chaumière, mais dans le château de Lirias, que lui donne Alphonse de Leyva, reconnaissant. Gil Blas épouse la fille de son fermier tandis que Scipion retrouve sa femme qu’il avait perdue depuis quinze ans, et se réconcilie avec elle.
Mais rien n’est fini, tout recommence. Gil Blas perd sa femme et, pour se consoler de son veuvage, revient à la Cour.
Après diverses péripéties, il entre à Lirias où, dès son arrivée, il fait le même jour deux mariages. Il donne la fille de Scipion à un seigneur du voisinage, et il épouse lui-même la sœur de ce seigneur, mettant dans la corbeille de noces les lettres patentes de noblesse que le roi vient de lui octroyer pour ses bons et loyaux services.
Gil Blas, gentilhomme, est tout fier de ce triomphe qu’il a remporté sur la société. Le roman s’achève ainsi : « Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec des personnes si chères ; pour comble de satisfaction, le Ciel a daigné m’accorder deux enfants dont l’éducation va devenir l’amusement de mes vieux jours. » Là encore, on songe à Rousseau et à son Émile.
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