Sophie et Emile (Rousseau)
Traité d'éducation féminine avec Sophie, la compagne d'Émile (Rousseau)
Rousseau, voulant conduire Émile jusqu'au mariage, trace en la personne de Sophie le portrait de la jeune fille qu'il lui destine comme fiancée. Il s'y montre particulièrement timoré et traditionaliste.
« Sophie est bien née, elle est d'un bon naturel ; elle a le cœur très sensible et cette extrême sensibilité lui donne quelquefois une activité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'esprit moins juste que pénétrant, l'humeur facile et pourtant inégale, la figure commune [ordinaire, ni belle ni laide] mais agréable, une physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas ; on peut l'aborder avec indifférence, mais non pas la quitter sans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui lui manquent ; d'autres ont à plus grande mesure celles qu'elle a ; mais nulle n'a de qualités mieux assorties pour faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes ; et si elle était plus parfaite, elle plairait beaucoup moins.
Sophie n'est pas belle ; mais auprès d'elle les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d'elles-mêmes. À peine est-elle jolie au premier aspect ; mais plus on la voit et plus elle s'embellit ; elle gagne où tant d'autres perdent ; et ce qu'elle gagne, elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus imposante ; mais on ne saurait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une physionomie plus touchante. Sans éblouir, elle intéresse ; elle charme, et l'on ne saurait dire pourquoi.
Sophie aime la parure et s'y connaît ; sa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle ; elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage ; mais elle hait les riches habillements ; on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à l'élégance ; elle n'aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il n'y a pas une jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont l'ajustement soit plus recherché ; pas une pièce du sien n'est prise au hasard, et l'art ne paraît dans aucune.
Sophie a des talents naturels ; elle les sent et ne les a pas négligés ; mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à leur culture, elle s'est contentée d'exercer sa jolie voix à chanter juste et avec goût, ses petits pieds à marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la révérence en toutes sortes de situations, sans gêne et sans maladresse. Du reste, elle n'a eu de maître à chanter que son père, de maîtresse à danser que sa mère ; et un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons d'accompagnement qu'elle a depuis cultivé seule. »
(Émile ou De L'Éducation, 1762)
Remarque : Rousseau songe-t-il au grand amour de sa vie, Sophie d'Houdetot, qui, sans être belle, est très attirante et possède un cœur sensible et un esprit enjoué ?
Dans cet autre extrait du livre V d'Émile ou de l’Éducation, Rousseau livre sa théorie sur les femmes :
« ... Cultiver dans les femmes les qualités de l’homme, et négliger celles qui leur sont propres c’est donc visiblement travailler à leur préjudice : les rusées le voient trop bien pour en être les dupes ; en tâchant d’usurper nos avantages, elles n’abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu’ils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu’elle en vaudra mieux pour elle et pour nous.
S’ensuit-il qu’elle doive être élevée dans l’ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions ménage ? L’homme fera-t-il sa servante de sa compagne, se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses mais seulement celles qu’il leur convient de savoir. [...]
De la bonne constitution des mères dépend d’abord celle des enfants ; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre... »
Éléments d’analyse
- La femme ne saurait être comparée à l‘homme ni même avoir la capacité de l’imiter : « Ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature. »
- La femme est donc inférieure à l’homme et son éducation même dot être tournée vers ce dernier. Une accumulation souligne cette idée : « Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands [noter le parallélisme de construction], les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce. »
Allons plus loin
Émile a une compagne, Sophie car « il n'est pas bon que l'homme soit seul. Émile est un homme, nous lui avons promis une compagne, il faut la lui donner. » Sophie, femme agréable et maîtresse de maison accomplie, « dévoue sa vie entière à servir Dieu en faisant le bien » et doit aimer la vertu avec passion car c'est « la seule route du vrai bonheur. »
Rousseau (comme les encyclopédistes) refond en loi naturelle le discours théologique sur l'inégalité des sexes. Certes, la femme n'est plus une créature du diable, mais il y a une nature féminine, un éternel féminin biologique qui assure, par sa complémentarité avec la nature de l'homme, l'harmonie de l'espèce : « L'un doit être actif et fort, l'autre passif et faible : il faut nécessairement que l'un veuille et puisse, il suffit que l'autre résiste peu. » Et, plus loin : « Toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès l'enfance. »
De la différence, on passe à l'inégalité : « Si les hommes dépendent des femmes par leurs désirs, les femmes dépendent des hommes par leurs désirs et leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu'elles sans nous. » Et Rousseau démontre que les qualités inhérentes à la nature féminine - timidité, modestie, pudeur, sensibilité, innocence, douceur - sont les conséquences de sa faiblesse biologique et de l'inégalité sociale.
Il s'agit donc d'élaborer une pédagogie de la faiblesse, de l'obéissance et de la soumission, toute autre orientation ne pouvant engendrer que révolte, mort du couple, tromperie et corruption : « Les filles doivent être vigilantes et laborieuses ; ce n'est pas tout : elles doivent être gênées de bonne heure [...]. Ne souffrez pas qu'un seul instant dans leur vie, elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à d'autres soins sans hésiter. »
Ce n'est pas tout ! Les femmes mentent : « Pourquoi consultez-vous leur bouche, quand ce n'est pas elle qui doit parler ? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur molle résistance : voilà le langage que la nature leur donne pour nous répondre. »
Charmant !
Publication de l’Émile
De l’utilité des hautes relations
Rousseau ayant terminé l’Émile, Mme de Luxembourg craint que l’auteur ne soit exploité par les libraires et se charge des démarches. Malesherbes affirme que l’ouvrage ne sera nullement inquiété. Mais des rumeurs circulent. Le livra paraît en mai 1762. Mais dans la nuit du 8 au 9 juin...
« Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture... quand tout à coup j’en futs tiré par du bruit et de la lumière. Thérèse, qui la portait, éclairait M. La Roche[1] qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit : « Ne vous alarmez pas, c’est de la part de Mme la Maréchale, qui vous écrit et vous envoie une lettre M. le prince de Conti[2]. » En effet, dans la lettre de Mme de Luxembourg je trouvai celle qu’un exprès[3] de ce prince venait de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on était déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême ; rien ne peut parer le coup ; la cour l’exige, le Parlement le veut ; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, et l’on enverra sur-le-champ le saisir ; j’ai obtenu qu’on ne le poursuive pas s’il s’éloigne ; mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me conjura de la part de Mme la Maréchale, de me lever et d’aller conférer avec elle. Il était deux heures ; elle venait de se coucher. « Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas s’endormir sans vois avoir vu. » Je m’habillai à la hâte, et j’y courus.
Elle me parut agitée. C’était la première fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n‘étais pas moi-même exempt d’émotion : mais en la voyant, je m‘oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle et au triste rôle qu’elle allait jouer si je me laissais prendre : car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre, je ne me sentais ni sassez de présence d’esprit ni assez d’adresse ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la compromettre si j’étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai... et il ne fut plus question que du lieu de ma retraite et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito, pour délibérer et prendre mes mesures plus à loisir ; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition d’aller secrètement au Temple[4]. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché, où que ce pût être...
Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin, parti pour tout le monde et La Roche par qui j’envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même, si je l’étais ou ne l’étais pas. Depuis que j’avais résolu d’écrire un jour mes Mémoires, j’avais accumulé beaucoup de lettres et autres papiers, déjà triés, furent mis à part, et je m’occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvait m’être utile et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, et je n’eus le temps de rien brûler. M. le Maréchal m’offrit de se charger du reste de ce triage, de brûler le rebut lui-même, sans s’en rapporter à qui que ce fût, et de m’envoyer tout ce qui aurait été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restaient avec des personnes si chères, que j’allais quitter pour jamais...
Il ne me restait plus qu’à songer au départ. Les huissiers avaient dû venir à dix heures. Il en était quatre après-midi quand je partis, et ils n’étaient pas encore arrivés ; Il avait été décidé que je prendrai la poste. Je n’avais point de chaise : M. le Maréchal me fit présent d’un cabriolet, et me prêta des chevaux et un postillon jusqu’à la première poste où, par les mesures qu’il avait prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.
Comme je n’avais point dîné à table, et ne m’étais pas montré dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l’entresol, où j’avais passé la journée... M. le Maréchal n’ouvrait pas la bouche, il était pâle comme un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise qui m‘attendait à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J’avais une clef du parc, dont je me servis pour ouvrir la porte ; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui tendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et muet : nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était un dernier adieu.
Entre la Barre et Montmorency, je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir qui me saluèrent en souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée, et de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux ; surtout ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures, comme on me l’avait annoncé, je ne l’avais été qu’à midi. »
Rousseau, Les Confessions, livre XI.
[Rousseau gagne le canton suisse de Berne. Prévenu qu’il va être expulsé, il se réfugié à Môtiers-Travers dans la principauté de Neuchâtel qui appartient au roi de Prusse et y passe dix-huit mois. Chassé de Môtiers, il passe six semaines à l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne, puis c’est Paris et l’Angleterre.]
[1] Valet de chambre de Mme de Luxembourg.
[2] Prince du sang, confident de Louis XV. Mme de Pompadour le fit disgracier.
[3] Messager chargé d’une mission particulière.
[4] Résidence du prince de Conti à Paris, qui formait alors un ensemble de bâtiments, de jardins et de boutiques. Il y recevait de nombreux écrivains. Les mœurs y étaient assez libres.
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En résumé : Rousseau et la culture
« On façonne les plantes par la culture, les hommes par l’éducation », dit Rousseau au début de l’Émile. Chez Rousseau, ce rapprochement de sens recèle une critique de la civilisation, autre sens du mot culture : pour lui, le processus de civilisation ne s’identifie pas à un progrès (rupture entre nature et culture). À l’optimisme du siècle des Lumières, Rousseau oppose l’idée que la marche vers le progrès et l’éloignement de la nature entraînent des maux propres à l’homme : nature et civilisation s’opposent d’une manière irréversible. Après l’instauration de la vie en société, l’inégalité naturelle, de peu de conséquence tant que les hommes vivent simplement, se double d’une inégalité due à l’appétit des richesses et du pouvoir.
Et n'oublions pas ces lignes sur la propriété : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.» (Rousseau, Émile ou De l’éducation).
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Date de dernière mise à jour : 30/03/2021