Elèves de Rousseau
Elles sont jeunes et jolies...
Rousseau écrit dans les Confessions :
« Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même et moi avec elles, à l’âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu’innocents que j’ai passés auprès d’elles !
La première fut Mlle de Mellarède, ma voisine, sœur de l’élève de M. Gaime. C’était une brune très vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâces et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge ; mais ses yeux brillants, sa taille fine et son air attirant n’avaient pas besoin d’embonpoint pour plaire. J’y allais le matin et elle était encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelque fleur qu’on mettait à mon arrivée, et qu’on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu’une jolie personne en déshabillé ; je la redouterais cent fois moins parée.
Mlle de Menthon chez qui j’allais l’après-midi, l’était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étaient d’un blond cendré : elle était très mignonne, très timide et très blanche ; une voix nette, juste et flûtée, mais qui n’osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante, qu’un fichu de chenille (1) bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice.
Mlle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite ; grande, belle carrure, de l’embonpoint ; elle avait été très bien. Ce n’était plus une beauté, mais c’était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel.
Sa sœur, Mme de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n’apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse.
J’avais à la Visitation une petite demoiselle française, dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très saillantes qui ne semblaient pas aller avec son maintien. Au reste, elle était paresseuse, n’aimait pas à prendre le peine de montrer son esprit, et c’était une faveur qu’elle n’accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons et de négligence qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu ; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. […]
J’avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d’un épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d’une statue grecque, et que je citerai pour la plus belle fille que j’aie jamais vue, s’il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher, et je suis persuadé que, si on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui n’en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout de son mieux pour l’émoustiller ; mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux.
Mme Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C’était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très ardents, et un peu rouges, parce qu’elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j’arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème, et la mère ne manquait jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que par curiosité j’aurais voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’aurait pris. Au reste, tout cela faisait si simplement et si fort sans conséquence, que, quand Mlle Lard était là, les agaceries et les baisers n’en allaient pas moins leur train. Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étais pourtant importuné quelquefois ; car la vive Mme Lard ne laissait pas d’être exigeante, et si dans la journée j’avais passé devant la boutique sans m’arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j’étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer. Mme Lard s’occupait trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle.
Ses attentions me touchaient beaucoup ; j’en parlais à Maman (2), comme une chose sans mystère, et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui faire un secret de quoi que ce fût ne m’eût pas été possible : mon cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avais vu que des amitiés ; elle jugea que Mme Lard, se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avait trouvé, parviendrait de manière ou d’autre à se faire entendre, et outre qu’il n’était pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m’exposaient. Dans le même temps, on m’en tendit un d’une espère plus dangereuse, auquel j’échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu’elle y pouvait apporter.
Mme la comtesse de Menthon, mère d’une de mes écolières, était une femme de beaucoup d’esprit, et passait pour n’avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu’on disait, de bien des brouilleries, et d’une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d’Entremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaître son caractère ; ayant très innocemment inspiré du goût à quelque un sur qui Mme de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préférence, quoiqu’elle n’eût été ni recherchée ni acceptée ; et Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comiques, par manière d’échantillon.
Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l’aspirant en question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que Mme de Warens n’était qu’une précieuse, qu’elle n’avait point de goût, qu’elle se mettait mal, qu’elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l’homme, qui était un plaisant, elle a ses raisons et je sais qu’elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant qu’on dirait qu’il court. La haine ainsi que l’amour rend crédule. Mme de Menthon résolut de tirer parti de cette découverte, et un certain jour que Maman était au heu avec l’ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derrière sa rivale, puis, reversant à demi sa chaise, elle découvrit adroitement son mouchoir. Mais au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu’un objet fort différent, qu’il n’était pas plus aisé d’oublier que de voir, et cela ne fit pas le compte de la dame. »
Que leur apprend-il donc, à ses jeunes et jolies élèves ? En tout cas, il s'intéresse fort à leurs appâts... Il précise dans le Livre IV des Confessions : « Il me fallait toujours des Demoiselles. Chacun a ses fanatsmes, ç'a toujours été la mienne [...]. Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire ; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préfèrerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. »
Dès le livre I, il écrit : « Être aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres étaien pour moi de très douces jouissances. On conçoit que ctte manière de faire l'amour n'amèe pas des progrè bien rapides et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé ; mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière ; c'est à dire par l'imagination. »
Et, dans le livre II : « Mon peu de succès auprès des femmes m'est toujours venu de les trop aimer »
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Notes
(1) Chenille : sorte de passementerie veloutée, faite de soie.
(2) Mme de Warens.
A propos de Mme de Warens
Après quelques péripéties de jeunesse (déjà !), il décide de mener une vie errante. A 16 ans, il vagabonde à travers la Savoie. Un curé lui fait renconrer Mme de Warens à Annecy, qui s’occupe de conversions (Rousseau est protestant). Elle l’envoie à Turin où il se laisse facilement convertir. Après quoi, on le met dehors. Il gagne alors sa vie comme il peut.
Mais il n’a pas oublié Mme de Warens qui vit désormais à Chambéry. Elle l’accueille puis elle l’installe dans sa maison de campagne des Charmettes que Lamartine décrit ainsi : « Dans l’endroit où la gorge se resserre comme pour se fermer tout à fait au passant, une terrasse en pierres sauvages et mal jointes porte la maison de Mme de Warens. C’est un petit cube de pierres grises... »
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Date de dernière mise à jour : 14/01/2018