Diderot et sa fille
Quelle éducation pour Marie-Angélique ?
L'éducation des femmes questionne le siècle : en 1772, Diderot fait paraître un Essai sur les femmes et, en 1773, c'est au tour de Restif de la Bretonne qui publie La Femme dans les trois états de fille, d'épouse et de mère.
Diderot adore sa fille Marie-Angélique, on dit qu'il en est « fou à lier ». Il reproche à sa femme (qu'il n'aime plus) de la corrompre quelque peu et de lui donner de mauvais exemples : « Elle grasseye, elle minaude, elle grimace, elle a la mémoire pleine de sots rébus ; le goût du travail et de la lecture qui lui étaient naturels se perd ». Ses lettres à Sophie Volland témoignent de l'intérêt qu'il porte à l'éducation de sa fille
* Il écrit à Sophie Volland, le 18 octobre 1760 : « O ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! O Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendrait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand leurs enfants font le mal ; ils ne sont pas assez heureux quand leurs enfants font le bien. »
* La paternité lui cause des soucis qu’il confie dans sa lettre du 12 septembre 1761 : « Il y avait environ vingt-cinq jours que je n’avais aperçu mon enfant. Je l’ai trouvée tout à fait empirée. Elle grasseye ; elle minaude ; elle grimace ; elle connaît tout le pouvoir de son humeur et de ses larmes ; et elle boude et pleure pour rien ; elle a la mémoire pleine de sots rébus ; elle dit des mots des rues ; elle est dégingandée ; on n’en peut venir à bout ; le goût du travail et de la lecture qui lui était naturel se perd. Je vois tout cela ; et je m’en désolerais si l’effet de ma présence depuis quelques jours ne me laissait espérer quelque réforme. Elle est grande ; elle est assez bien de visage ; elle a de l’aptitude à tous les exercices du corps et de l’esprit ; sa mère, qui s’en est emparée, ne souffrira jamais que j’en fasse quelque chose. Eh bien ! elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arrivera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éducation l’eût rendue plus difficile. »
* Le 2 octobre 1761 : « Il faut seulement jeter les yeux à quelque temps de soi ; prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s’ouvriront, où sa gorge s’arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soucieuse, où il s’élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir ; ce sera alors aussi le temps des rêves, pendant la nuit, des soupirs étouffés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour ; et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m’en reste suffise à la mienne. C’est encore cinq ou six livres de rente à gagner ; une ou deux comédies, une ou deux tragédies, trois ou quatre bons mariages de théâtre, en feront un bon domestique (1) ».
* Le 12 octobre 1761 : « Je devais partir le mardi pour aller au Grandval. J’annonçai mon voyage. Au premier mot je vis le visage de la mère et celui de l’enfant s’allonger. L’enfant avait un compliment (2) tout prêt ; et il ne fallait pas que la peine de l’avoir appris fut perdue ; et la mère avait projeté un grand dîner pour le dimanche. Tout s’est arrangé. J’ai fait mon voyage et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L’enfant a prononcé sa petite harangue à ravir ; au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s’est arrêtée et m’a dit : « Mon papa, c’est que je suis brèche-dent. » En effet les deux dents de devant lui sont tombées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu’elle ne retrouvait point encore ce bouquet, elle s’est arrêtée une seconde fois, pour me dire : « Voici bien le pis de l’histoire ; c’est que mon œillet s’est égaré. » Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s’est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. »
* Lettre du 28 juillet 1762 : « Si je reste à la maison, je fais répéter à l’enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu’elle aura ! et de l’aisance, et de la mollesse et des grâces ! Je voudrais que vous la vissiez, à côté de moi, tout à l’heure (3). Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n’est pas à moi de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l’oreille : « Mon papa, pourquoi est-ce que maman m’a défendu de vous faire souvenir que c’est demain sa fête ? » Le soir, je présentai à sa mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amies à dîner. Si Uranie (Sophie) eût été derrière la tapisserie et qu’elle m’eût entendu, « Comment, aurait-elle dit, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de certaines idées ? » Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir. »
* Le 31 juillet 1762 : « Tout se porte bien autour de moi. Je suis charmé de ma petite parce qu’elle raisonne tout ce qu’elle fait. « Angélique, ce passage vous embarrasse ? Regardez sur votre papier. » - Le doigté n’est pas écrit sur mon papier, et c’est là ce qui m’arrête. - Angélique, je crois que vous passez une mesure. - Comment la passerais-je puisque l’en tiens encore l’accord sous les doigts ? » Quel dommage que l’éducation réponde si mal aux talents naturels ! La jolie femme que ce serait un jour ! Mais cela n’entend du soir au matin que des quolibets, des sottises. Quoi que j’en fasse dans la suite, il restera toujours quelque vestige de cette première incrustation mauvaise. »
* Le 19 août 1762 : « Il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin ; c’est une tâche que je me suis imposée parce qu’elle me plaît et qu’elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. »
* Le 7 octobre 1762 : « Mon Angélique n’ira point au couvent, cela est arrêté dans ma tête. Je crois qu’elle deviendra clavecinière car elle a de l’oreille et aura des doigts. »
* Le 24 octobre 1762 : « Ma petite folle prend de la taille, de la gentillesse et de la force à vue d’œil. Mais c’est l’entêtement en personne, surtout dans les choses indifférentes où il lui est impossible de préférer la volonté des autres à la sienne. Des supérieurs pleins de caprices, et sa mère n’en manque pas, lui rendraient la vie bien dure sans en venir à bout ; elle ne peut souffrir, ni moi non plus, qu’on la dérange d’un rien qui l’amuse, pour un rien qu’on lui commande et qui l’ennuierait. Quant aux exercices, aux occupations essentielles, cela va son train sans répugnance. Mais des jambes croisées l’une sur l’autre ; point de maintien ; une turbulence, un emportement qui ne se conçoivent pas. Nous commençons à étudier seule Les Sauvages (4) et cette bamboche joue des choses que j’ai bien de la peine à lire. Vous ai-je dit que Mme d’Épinay s’était offerte à la prendre, si elle venait à perdre sa mère, comme nous en avons été menacés pendant quelque temps ? Elle perd ma ressemblance ; sa physionomie se promène sur la famille, incertaine de ce qu’elle restera. Quelquefois je lui trouve le regard, le ris, le ton, le propos, le mouvement, et même un peu le tour d’esprit et de caractère de notre maudit prêtre, à sa sainteté près qu’elle ne prendra pas. »
* Le 22 novembre 1768 : «Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu et que son papa fait le bien. Que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu’on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds. Qu’il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l’ail qu’on ne mange pas, quoiqu’on l’aime, parce qu’il infecte. Que quand elle regarde ce qui se passe autour d’elle, elle n’ose pas rire des Égyptiens. Que, si mère d’une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait jamais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle. Et tout cela en une heure et demi de causerie, en attendant le dîner. Je l’ai trouvée si avancée que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, je pris mon parti et lui révélai tout ce qui tient à l’état de femme, débutant par cette question : avez-vous quelle est la différence des deux sexes ? De là, je pris l’occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu’on adresse aux femmes. Cela signifie, lui dis-je, Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dans un couvent et faire mourir de douleur votre père et votre mère ? Je lui appris ce qu’il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter ; le droit qu’avait sa mère à son obéissance ; combien était noire l’ingratitude d’un enfant qui affligeait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner ; qu’elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur ; qu’il n’en était pas ainsi de sa mère ; qu’elle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment ; et là-dessus elle remarqua qu’instruite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable parce qu’elle n’y aurait plus ni l’excuse de l’ignorance ni celle de la curiosité. À propos de la formation du lait dans les mamelles et de la nécessité de l’employer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une autre voie, elle s’écria : « Ah, mon papa, qu’il est horrible d’aller jeter dans la garde-robe l’aliment de son enfant. » Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l’on osait. Il ne s’agirait que de laisser traîner quelques livres. J’ai consulté sur cet entretien quelques gens sensés, ils m’ont tous dit que j’avais bien fait. Serait-ce qu’il ne faut pas blâmer une chose à laquelle il n’y a plus de remède ? Elle m’a dit qu’elle ne s’était jamais occupée de ces choses-là, parce qu’il viendrait apparemment un moment où il conviendrait de les lui apprendre ; qu’elle n’avait pas encore songé au mariage ; mais que si cette fantaisie l’importunait, elle ne s’en cacherait pas et qu’elle nous dirait nettement à sa mère et à moi : « papa, maman, mariez-moi » ; parce qu’elle ne voyait point de honte à cela. Si je perdais cet enfant, je crois que j’en périrais de douleur. Je l’aime plus que je ne saurais vous dire… ».
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Notes
(1) Le « domestique » est l’intérieur d’une maison d’un niveau social au moins bourgeois. Le mot « en » renvoie aux rentes assurées à sa fille et à son futur mari.
(2) C’est la Saint-Denis.
(3) Première image des « leçons de clavecin », où Angélique figurera à côté de son père. Mais le livre ne sera écrit qu’en 1770, et Angélique n’a que huit ans quand son père commence à s’intéresser à elle. Elle a déjà bien du caractère.
(4) Morceau pour clavecin.
Sources : Diderot et Sophie Volland, Correspondance.
Quelle est la bonne position pour écrire ?
Voici ce qu'on peut lire dans l'Encyclopédie (1) au sujet de la bonne position pour écrire :
« Lorsqu'elles - les filles - sont assises sur une siège proportionnel à leur grandeur naturelle et à leur table, il faut qu'elles tiennent le corps droit, et que les épaules soient élevées à la même hauteur. Que leurs bras à une égale distance du corps n'avancent dur la table que des deux tiers de l'avant-bras, et que l'autre tiers la déborde. Que le corps ne la touche point et en soit éloigné d'un travers de doigt. Que leur tête, qui ne doit incliner d'aucun côté, soit un peu baissée sur le devant, de manière que les yeux se fixent sur le bec de la plume pour conduire tous les mouvements qu'elle fera sur le papier, lequel doit être positivement en face de la tête, et que les doigts de la main gauche dirigent en le tenant par en bas. Que les jambes posent toutes deux à terre vis-à-vis le corps, qu'elles soient un peu éloignées l'une de l'autre et que leurs pieds soient tournées en dehors. »
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Notes
(1) Nous ignorons l'auteur de cet article de l'Encyclopédie.
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Date de dernière mise à jour : 28/10/2017