Spleen fin 18e
Dans sa lettre du 23 mai 1767, Mme du Deffand écrit à Horace Walpole : « Ignorez-vous que je déteste le vie, que je me désole d’avoir tant vécu, et que je ne me console point d’être née ? » Et, le 26 juin 1768 : « Je ne trouve en moi que le néant. »
Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris de 1781 écrit : « Ferai-je ici le tableau du sombre désespoir ? Dirai-je pourquoi on se tue à Paris, depuis environ vingt-cinq ans ? On a voulu mettre sur le compte de la philosophie moderne ce qui n’est au fond, je l’oserai dire, que l’ouvrage du gouvernement. » C’est faux, dans la mesure où un tel malaise s’observe dans l’Europe entière.
Et Fabre d’Eglantine dans sa Correspondance amoureuse évoque un « sentiment funèbre, terrible, effrayant, espèce de spleen qui me terrasse, qui engourdit toute mon imagination, un certain deuil de l’âme qui écrase ma pensée, et je ne sais ce que j’ai, ni comment ni pourquoi je suis ainsi. »
Et Diderot dans une lettre à Sophie Volland du 31 octobre 1760 : « J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais rien vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. »
Dans Les Malheurs de l’inconstance (1772), Dorat pose la question qui assaille l’Europe entière : « Quel est donc ce vide éternel du cœur ? Quelle est cette inquiétude que rien ne peut fixer ? »
Quant à Rousseau, il écrit dans une lettre à monsieur de Malesherbes du 26 janvier 1762 : « Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de puissance dont je n’avais pas d‘idée. »
Et ce sentiment envahit la nature elle-même (qui n’est pas sans analogie avec le roman noir) : dans La Nouvelle Héloïse, Lettre XXVI, Saint-Preux déclare : « Je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers, je parcours à grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au-dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le sèchard et la froide bise entassent la neige et les glaces, et toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon cœur. »
D’où le goût des ruines dont Diderot témoigne ainsi dans son Salon de 1767 à propos de la grande galerie éclairée du fond de Hubert Robert : « Ô les belles, les sublimes ruines ! Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! Les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ? Dans quelle énorme profondeur obscure et muette mon œil va-t-il s’égarer ? A quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j’aperçois à cette ouverture ! L’étonnante dégradation de la lumière ! comme elle s’affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme ces ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le jour du fond : on ne se lasse point de regarder. Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! que ma jeunesse a peu duré ! »
Et, plus loin : « Monsieur Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indépendamment de la variété des accidents qu’elles montrent ; et je vais vous en dire ce qui m’en viendra sur le champ... Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. »
* * *