La philosophie du sentiment chez Rousseau
Introduction
Rousseau a exprimé ses conceptions philosophiques dans le Discours sur les Sciences et les Arts (1750), le Discours sur l’Inégalité (1754), dans plusieurs passages de La Nouvelle Héloïse (1761), dans Le Contrat social (1762), l’Emile (1762) notamment au livre IV, dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard, dans plusieurs lettres et dans divers passages des Confessions.
L’interprétation n’est pas toujours aisée : vocabulaire flottant et contradictions ; mais Rousseau suit toujours ses idées directrices.
Parallèle vie / œuvre
Rousseau s’est toujours senti malheureux dans la société, heureux dans la nature ou parmi les gens simples. Malheureux à la pension Lambercier, dans les maisons où il était apprenti, dans les famille aristocratiques et bourgeoises où il était laquais, précepteur ou secrétaire, même parmi ces femmes du monde qui lui faisaient fête mais qui l’intimidaient. Heureux aux Charmettes, à l’Ermitage, à Montmorency, dans les montagnes suisses, sur les bords des lacs, où il se livrait à ses « rêveries d’un promeneur solitaire ».
De cette expérience, il conclut à la supériorité de l’état de nature sur l’état de société et prône l’idée du retour à la nature, thème qui fait l’unité de son œuvre. L’Emile, par exemple, s’efforce de ramener l’homme à la nature par l’éducation, La Nouvelle Héloïse par la sincérité des passions.
L’état de nature est celui où l’homme vivrait en dehors de tout rapport régulier avec les autres hommes. Il est l’œuvre immédiate de Dieu ; or, « tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses » (première phrase de l’Emile).
Vue de l’esprit et pure hypothèse : dans la préface du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Commençons par écarter les faits… Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. »
Education
Si l’on élimine de l’homme tout l’apport de la société, que trouve-t-on en lui ? Les sentiments d’abord. « Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant que d’avoir des idées », écrit-il au livre IV d’Emile. Selon lui, deux tendances sont innées : l’instinct de conservation et la pitié, à l’origine de la conscience morale, indépendante de la raison logique. Toutes les vertus sociales, la justice, la bonté, « ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives. »
S’il est vrai qu’il y a en l’homme une vertu naturelle, l’essentiel est de n’en pas détruire les germes dans l’enfant. Jusqu’à douze ans, l’éducation morale et intellectuelle doit être faite d’abstention plutôt que d’action. « La première éducation doit être purement négative. Elle consiste non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur… C’est gagner beaucoup que d’avancer vers le terme sans rien perdre ; laisser mûrit l’enfance dans les enfants. » (Emile, livre II). C’est seulement au cours de l’adolescence qu’il convient de donner une éducation positive et systématique, notamment une éducation religieuse.
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La religion
Rousseau fait inculquer les principes religieux à l’adolescent par un humble vicaire savoyard qui condamne les églises superstitieuses, avides de pouvoir, intolérantes, et les doctrines des vaniteux philosophes qui dessèchent et démoralisent. Il leur oppose une religion naturelles, celle du cœur.
Dans La Nouvelle Héloïse, le « cœur insaisissable » de Julie s’est aperçu que « seul un objet infini peut remplir le cœur humain ». L’âme doit s’élever « à la source du sentiment et de l’âtre. » (Ve partie, lettre 5 et VIe partie, lettre 8).
Quelles sont les croyances qui permettent de cultiver en l’âme ce sentiment de l’infini ? Foi en un Dieu Providence, en la liberté de l’homme, en la valeur de la vertu et en la vie future.
Le retour à la nature
Il doit rénover non seulement la vie individuelle, mais encore la vie sociale. A l’état de nature, les hommes sont libres et égaux. Tout change lorsqu’apparaît, avec l’état de société, la propriété individuelle. Un régime d’inégalité et d’oppression s’établit. Il faut revenir à l’état de nature dans la mesure où le permet l’habitude que les hommes ont prises de vivre en société
Il faut faire reposer la vie sociale sur un contrat, dont la clause essentielle est « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté. » (Contrat social, livre I, chapitre VI).
En entrant dans la société, l’homme renonce à toutes ses libertés naturelles. Mais il reçoit de l’Etat, c’est-à-dire du peuple souverain, certaines libertés civiles, celles de ces libertés qui ne sont point contraires aux intérêts légitimes d’autrui. On retrouve ainsi les avantages essentiels de l’état de nature, la liberté et l’égalité.
Il précise les conditions économiques sans lesquelles ne pourra s’établir ou subsister cette démocratie. Et il fait des croyances essentielles de la religion naturelle les dogmes d’une religion civile, qu’il faut accepter pour être un bon citoyen.
La pédagogie de Rousseau agit sur toutes les théories de l’éducation postérieures. Sa doctrine politique a inspiré de nombreuses conceptions sociales : démocratisme, anarchisme[1], socialisme. On peut se demander aussi dans quelle mesure le Contrat social a fourni une philosophie aux hommes de la Révolution française, notamment à Robespierre, et dans quelle mesure la Profession de foi du Vicaire Savoyard a favorisé le retour à la religiosité catholique avec Chateaubriand. Quant à son intérêt pour la nature, on le retrouve dans le Romantisme.
[1] Notamment l’anarchisme chrétien de Tolstoï (Les Evangiles, Le Salut est en vous).
Sources : Petite Histoire des grands philosophes, Félicien Challaye, PUF, 1948.
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Date de dernière mise à jour : 27/04/2022