La naissance de la critique d’art
A/ Un nouveau type d’exposition
« Jusqu’au 17e siècle, les expositions publiques sont rares en Europe. Alors que pendant l’Antiquité les artistes présentent leurs œuvres dans des galeries, les principaux lieux d’exposition durant la Renaissance et l’âge classique sont les églises et les châteaux auxquels les œuvres étaient destinées. Mais les artistes réclament des lieux pour montrer leurs travaux ; les politiques prennent alors conscience de l’intérêt du mécénat. En Italie, les Médicis organisent des présentations extraordinaires d’œuvres de peintres et de sculpteurs florentins comme Botticelli. En France, les premières expositions voient le jour sous le règne de Louis XIV. Il mène une véritable politique culturelle en favorisant l’émergence des académies et en instituant le mécénat d’Etat. En 1667 Colbert commence à organiser des expositions temporaires où les peintres dévoilent leurs toiles au grand public. On les désigne sous le terme de « Salon » parce qu’à partir de 1699 les tableaux, objets, sculptures sont présentés dans le Salon carré du Louvre. Au 18e siècle, l’exposition a lieu tous les deux ans et commence à la Saint-Louis, le 25 août, jour de la fête du roi. Une transformation majeure se produit en 1791 : un jury est constitué, qui décerne des prix aux artistes pour la qualité de leurs œuvres. Les toiles marquées d’un R sont refusées. Le Salon n’est donc pas seulement une exposition mais une institution qui récompense un certain type d’œuvres. Ce changement est fondamental dans l’histoire de la critique d’art car les écrivains faisant des comptes rendus des Salons ont souvent été en désaccord avec les choix du jury.
Dans le Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) nous donne une description d’un Salon au 18e :
« On y voit des tableaux de dix-huit pieds de long qui montent dans la voûte spacieuse et des miniatures larges comme le pouce à hauteur d’appui. Le sacré, le profane, le pathétique, le grotesque, tous les sujets historiques et fabuleux y sont traités et pêle-mêle arrangés ; c’est la confusion même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que les objets qu’ils contemplent. »
Il faut imaginer que les tableaux étaient tous fixés les uns au-dessus des autres, tapissant entièrement les murs de la salle et s’entassant sur trois ou quatre niveaux. L’accrochage des œuvres était réalisé sous la responsabilité d’un « tapissier ». Chardin remplit cette fonction de de 1761 à 1773. Ces expositions bruyantes et animées étaient gratuites et avaient beaucoup de succès, brassant une population hétéroclite composée d’amateurs d’art et de curieux.
B/ Un nouveau genre littéraire
La multiplication de ces expositions donne naissance à une nouvelle profession : celle de critique d’art. Dès les premiers Salons, les journaux multiplient les comptes rendus pour attirer le public et faire de la publicité. Ce sont des journalistes, sans formation littéraire ni compétences esthétiques, qui publient de cours articles alléchants, décrivant les œuvres principales. Les choses changent avec Diderot : le « salon » devient alors un véritable genre littéraire. L’idée est venue de Grimm, ami de Diderot et responsable de La Correspondance littéraire, périodique manuscrit expédié deux fois par mois à une quinzaine de princes et d’intellectuels à travers l’Europe. Grimm demande à Diderot de rédiger des textes dérivant les tableaux vus lors des expositions, et cela sans aucune contrainte ; cette revue étant lue dans de petits cercles de lecteurs avertis, on n’avait donc pas à craindre les foudres de la censure. Au fil des Salons (neuf entre 1759 et 1781), Diderot met en place une méthode d’analyse et des procédés d’écriture. L’objectif est clair : donner des jugements esthétiques tout en parvenant à décrire des toiles de manière que les lecteurs qui n’ont pas de reproduction sous les yeux puissent se les représenter. En lisant l’ensemble des Salons, on découvre les hésitations de Diderot et on assiste à l’émergence des règles poétiques de ce nouveau genre littéraire.
C/ Diderot et l’écriture des salons : les règles de l’art
Inventeur de ce genre littéraire singulier, Diderot fixe pour les siècles à venir les règles, le ton et les caractéristiques stylistique du Salon. Le salonnier est en premier lieu un œil : sa mission est de décrire les tableaux exposés en les transcrivant. Il porte un regard attentif sur les toiles. Dans le préambule du Salon de 1765, Diderot explique pourquoi il est important de développer son œil :
« C’est la tâche que vous m’avez proposée qui a fixé mes yeux sur la toile et qui l’a fait tourner autour du marbre. J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets, je m’en suis laissé pénétrer… J’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité de nature. J’ai connu la magie de la lumière et des ombres. J’ai connu la couleur ; j’ai acquis le sentiment de la chair. Seul, j’ai médité ce que j’ai vu et entendu ; et ces termes de l’art, unité, variété, contraste, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues dans mon esprit, se sont fixés. »
Elément fondamental de la critique d’art, le champ lexical du regard traverse les textes sur Chardin, Vernet et le portrait de Van Loo à travers l’emploi des verbes de vision. Cette saturation du « voir » invite le lecteur à suivre le regard du philosophe et à contempler avec lui les œuvres décrites. Diderot veut réussir à « faire voir » à ses lecteurs les tableaux qu’il décrit, comme il l’explique dans le Salon de 1765 :
« Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace et qu’on y posera mes objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile. »
Diderot s’attache sans cesse à montrer que le support décrit est un support plastique. Il rend compte des lignes de force, des couleurs, de la matière et de la géographie de la toile. Chardin est comparé à un illusionniste qui réussit à saisir les couleurs du réel et à les retranscrire telles quelles sur la toile : « C’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » Ces procédés stylistiques sont les moyens littéraires que Diderot utilise pour réussir à écrire la peinture.
Dans ses textes de Salons, il ne construit pas seulement de belles ekphraseis[1] dont la fonction serait purement ornementale. Le second enjeu du salonnier est de produire un discours critique, donnant un avis esthétique sur les toiles décrites. Le registre épidictique est donc souvent employé : le critique fait l‘éloge d’une toile ou jette un blâme sur un tableau. Cette dimension critique donne au texte des salons un rythme, un ton qui miment l’enthousiasme ou le rejet. Il compose des phrases brèves, utilise des superlatifs, donnant ainsi à son style tempo et dynamique. Le Salon se transforme en une joute oratoire. C’est pourquoi le salonnier ne cesse de s’adresser à son lecteur, de l’interpeller pour essayer de le convaincre de la justesse de son propos. Il veut persuader son lecteur du génie de Chardin ou de la dextérité de Vernet, transmet le plaisir qu’il a ressenti devant leurs tableaux. De tous ces textes ses dégagent un véritable entrain, un plaisir de l’enseignement. L’auteur intervient : utilisation fréquente des impératifs ou des pronoms nominaux. De nombreux procédés d’actualisation sont utilisés : présent de l’indicatif, déictiques. Ces différents éléments permettent à Diderot de transmettre avec force les émotions ressenties face aux toiles. Il tisse ainsi une complicité avec son lecteur. Les critiques d’art du 19e (Baudelaire par exemple) reprendront à leur compte cette dynamique.
La quête esthétique que Diderot mène dans ses Salons est poursuivie dans des articles de l’Encyclopédie (article « Beau », « Beauté » et « Laideur ») et dans deux essais, Essais sur la peinture (suite au Salon de 1765) et Pensées détachées sur la peinture (1775). Ses lectures des toiles sont le reflet des interrogations philosophiques qui traversent son œuvre. Pour Diderot, comprendre la représentation, esthétique, c’est analyser les différents rapports que l’œuvre d’art entretient avec la nature, avec nos facultés de sentir et de penser, avec nos expériences, avec d’autres œuvres. L’art a la capacité magique de donner l’illusion du vrai (textes sur Chardin, Vernet) ou de transformer la réalité (texte sur Van Loo). Dans son dernier Salon (1781), Diderot fait l’éloge de David.
_ _ _ Fin de citation
Sources : Ecrire sur la peinture, Anthologie et dossier par Charlotte Maurisson, Editions Gallimard, collection folioplus classiques, 2006.
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[1] Ekphrasis : étymologie grecque. Il s’agit de la description d’une œuvre d’art réelle ou imaginaire, utilisée de l’Antiquité à nos jours, par exemple le bouclier d’Achille dans l’Iliade.