L'Histoire ? Difficile !
Histoire vs romans historique ou l'impossibilité de restituer le passé
« On ne peut juger alors qu’avec les yeux d’alors » estime l’un de nos éminents historiens, Daniel Roche.
... Autant dire, mission impossible ! Là réside la difficulté à laquelle sont confrontés historiens et romanciers « historiques ». C’est ce que rappelle Pascal Lainé dans son introduction à l’ouvrage La Presque Reine (Éditions de Fallois, 2003), biographie de Mme du Barry, dont voici des extraits.
« Quelle sorte de monde voyaient autour d’eux les gens dont il sera ici question ? Quel effet par exemple, produisait sur leur humeur le passage des saisons ? Étaient-ils plus ou moins sensibles que nous à la canicule ? Au froid ? Qu’éprouvaient-ils dans leur corps ? Résistaient-ils mieux que nous à la douleur physique, comme d’aucuns l’affirment ?
Lorsque, du haut de la chaire, Mgr de Senez, évêque de Beauvais, fustigeait devant la Cour assemblée les mœurs dissolues du souverain, lui fallait-il donner de la voix uniquement pour évoquer la colère divine, ou bien pour couvrir aussi les raclements de gorge et les quintes de toux catarrheuses qui secouaient assez ordinairement les fidèles ?
Les impressions respectives de santé ou de maladie, de bien-être ou de malaise, de confort, de propreté, de faim ou de satiété, diffèrent extrêmement à deux siècles de distance. Nos rois ont été des chasseurs passionnés : mangerions-nous sans dégoût ce gibier qu’on faisait faisander jusqu’à ce que la viande se détachât d’elle-même de l’os ? Et quel goût avait le vin ? Pourrions-nous le boire sans surprendre et peut-être offenser notre gosier ? Madame du Barry est restée fameuse pour ses bains et pour les essences dont elle se parfumait Mais le Roi : quelle était son odeur à lui, quand il revenait de la chasse ? [...]
Modes de pensée et façons de sentir ne peuvent être dissociés et constituent ensemble, aux yeux de l’historien, de l’ethnographe, du philosophe, notre manière d’exister, notre manière d’être au monde. [...]
Mes incertitudes portent surtout sur les gestes de leur [ces gens du 18e siècle] existence quotidienne, sur ce qui est le plus concret, le plus modeste et – croirait-on de prime abord – le plus simple. [...]
Revenons plutôt à ce qui fait ici question : la possibilité même pour le romancier « historique », plus encore que pour l’historien véritable, de décrire, de vraiment montrer un individu. [...] L’historien n’est pas tenu de donner une impossible illusion de présence réelle. Il suggère, certes, il « recrée », dans une large mesure. [...] Mais [au romancier] on demande de tricher ! de confectionner un faux, bel et bien ! d’animer des mannequins de cire ! de tromper son monde ! de sacrifier la simple vérité, qui est d’un caractère parfois bien ennuyeux, à une sorte d’illusion vraie qui, en revanche, donnera lieu à un récit plus pimpant ! [...]
Aussitôt qu’on choisit d’étudier une époque dont plus aucune mémoire d’homme vivant ne témoigne directement, on s’aventure dans la haute mer du passé historique. [...]
Le récit ne constitue jamais, à travers les documents même les plus sûrs, que sa [celle du romancier] propre interprétation d’un monde absolument étranger, révolu, inaccessible pour sa plus grande part. [...]
Le faux, ainsi, est partout dans le roman historique : mais un « faux » qui nous parle autant que possible de la vérité, qui cherche même à la restaurer sous nos yeux. Un roman historique est entièrement composé en trompe-l’œil. »
_ _ _ Fin de citation.
Pascal Lainé n'est pas le seul à s'interroger ainsi. Il a un illustre précurseur, Nietzsche. Relisons donc le philosophe.
Autour de La Naissance de la tragédie (Nietzsche)
Dans les années 1870, on commence à se heurter à la signification de la science historique, sur laquelle réfléchit Nietzsche dans son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie (1872).
C’est une science, qui travaille avec des méthodes rigoureuses, voulant s’aligner sur le succès des sciences de la nature.
Mais c’est de l’histoire, et donc elle s’applique à des réalités humaines ; si on les considère comme des choses, extérieurement, la dimension humaine se perd.
La saisie de l’histoire entraîne donc sa propre mutilation. On capte ce qu’on veut, mais pas l’essentiel, et on n’obtient du passé qu’un reflet appauvri et dénaturé.
L’historien subit le même appauvrissement et l’Europe se lance fébrilement sur la trace d’antiquités (on pense aux ruines de Troie de Schliermann ou à l’égyptologie naissante), exhumant des cadavres, au propre et au figuré.
On remplit les archives, les musées et les bibliothèques : la culture rumine le passé, incapable de le transmuer en sa propre substance.
Née du vieil humanisme hérité de l’antiquité, cette entreprise reste une fringale insatiable : richesse apparente mais savoir stérile.
C’est à partir de là que Nietzsche organise sa réflexion à propos de l’antiquité grecque et propose une hypothèse, qui n’est pas ici mon propos.
Retenons l’invariant des études historiques : l’impossibilité de retrouver la substance réelle du passé.
Un autre article sur l'Histoire ici
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