L'Embarquement pour Cythère, Watteau vs Baudelaire
Attention !
Les Fleurs du mal de Baudelaire sont au nouveau programme de français 2019-2020
avec comme parcours de lecture
L'alchimie poétique : la boue et l'or
Le titre exact de ce tableau n'est pas L'Embarquement pour Cythère mais Pèlerinage à l'île de Cythère, ce qui induit un contexte plus nostalgique.
Watteau commença à peindre son Embarquement pour Cythère dès la fin du règne de Louis XIV, avant la Régence, pressentant la mélancolie cachée des acteurs mondains. Jean Starobinski y voit des assemblées en état instable, une structure dispersée dans la composition, des femmes qui veulent oublier l’inquiétude née de la fin d’une fête par d’autres fêtes sans cesse renouvelées, où « rien n'invite à dépasser la désillusion ». Il voit un malaise réel dans « ces personnages émus, émouvants [...], toujours à l'orée [...], dans l’attente ou le souvenir du plaisir ». Le tableau est pour lui la projection d’un mirage rêvée par une société qui étouffe. Le mirage et le rêve seront remplacés par la réalité de la Révolution.
Dans son ouvrage Le Roman du visage (Plon, 2000), Nicole Avril parle ainsi de Watteau :
« Il a suggéré ce monde qui procède avec volupté à son propre effacement. Il y a, dans ces fêtes champêtres, les jeux amoureux et cruels de la comédie italienne, mais la vitalité a déserté le sous-bois français. Le peintre tient à distance ses personnages. Ils sont des silhouettes, des taches de lumière sous les futaies, des pétales brillants sur la mousse humide. L'individu perd son identité. Ses contours s'estompent et c'est déjà son souvenir que Watteau évoque à demi-mot.
Verlaine reprendra en écho :
« Dans le vieux parc solitaire et glacé deux formes ont tout à l'heure passé. »
Quand le peintre se résout à s'approcher, il nous montre toute la mélancolie de ces visages aux regards liquides et luisants comme les ciels des Flandres. Cythère est triste et l'embarquement différé. Dans des paysages qui ressemblent à des songes anciens, les personnages sont le plus souvent vus de dos. Toute la sensualité, chez Watteau, se condense sur la nuque des femmes. Là, point de maquillage et point de masque. C'est l'endroit le plus nu. A peine une mèche échappée du chignon ou une perle de sueur. La gracilité appelle le baiser. Watteau ne s'intéresse qu'aux femmes qui s'éloignent. Elles le renvoient à sa solitude, ne lui laissant que le souvenir de leur nuque. » (Fin de citation)
Dans la pièce CXLI des Fleurs du mal, « Un voyage à Cythère », Baudelaire prend le contre-pied du célèbre tableau de Watteau et propose de l'île une vision tragique. En voici quelques strophes :
« Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux.
*
Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
*
- Ile des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
*
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
*
Ou le roucoulement éternel d'un ramier
- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres... »
Remarque
Frédéric II, déjà en possession d'un Départ pour Cythère de Lancret, fait encore l'acquisition, entre 1752 et 1765, de la seconde version de L'Embarquement pour Cythère : Potsdam n'a alors plus rien à envier à Paris.
Poème d'Albert Samain : L'Ile fortunée
Dans le recueil de poèmes Au Jardin de l'Infante, Samain consacre deux poèmes au 18e siècle. Le premier, titré « L'Ile fortunée », pourrait servir de légende au tableau de Watteau, « L'Embarquement pour Cythère ». À cet égard, Baudelaire en a une vision bien différente.
L'Ile fortunée
« Dites, la Bande Jolie,
J'ai l'âme en mélancolie,
Dites-moi, je vous supplie,
Où c'est.
*
Est-ce à Venise, à Florence ?
Est-ce au pays d'Espérance ?
Est-ce dans l'Ile-de-France ?
Qui sait?
*
Viens, tu verras des bergères,
Des marquises bocagères,
Des moutons blancs d'étagères,
Et puis
*
Des oiseaux et des oiselles,
Des Lindors et des Angèles,
Et des roses aux margelles
Des puits.
*
Viens, tu verras des Lucindes,
Des Agnès, des Rosalindes,
Avec des perles des Indes,
Gardant
*
Sur l'index une perruche,
Le col serré dans la ruche,
Le grand éventail d'autruche
Pendant.
*
Les Iris et les Estelles
En chaperons de dentelles
Rêvent près des cascatelles
En pleurs,
*
Et fermant leurs grandes ailes
Les papillons épris d'elles
En deviennent infidèles
Aux fleurs.
*
Unis d'une double étreinte
Les Amants rôdent, sans crainte,
Aux détours du labyrinthe
Secret.
*
Sur le jardin diaphane
Un demi-silence plane,
Où toute rumeur profane
Mourrait.
*
C'est la Divine Journée,
Par le songe promenée
Sur l'herbe comme fanée
Un peu,
*
Avec des amours sans fraude,
Des yeux d'ambre et d'émeraude
Et de lents propos que brode
L'aveu.
*
Le soir tombe… L'heure douce
Qui s'éloigne sans secousse
Pose à peine sur la mousse
Ses pieds ;
*
Un jour indécis persiste,
Et le Crépuscule triste
Ouvre ses yeux d'améthyste
Mouillés.
*
Des cygnes voguent par troupes…
On goûte sur l'herbe en groupes ;
Le dessert choque les coupes
D'or fin.
*
Les assiettes sont de Sèvres ;
Et les madrigaux, si mièvres,
Caramélisant les lèvres
Sans fin.
*
L'après-midi qui renie
L'ivresse du jour bannie
Expire en une infinie
Langueur…
*
Le toit des chaumières fume,
Et dans le ciel qui s'embrume
L'argent des astres s'allume,
Songeur.
*
Les amants disent leurs flammes,
Les yeux fidèles des femmes
Sont si purs qu'on voit leurs âmes
Au fond ;
*
Et, deux à deux, angéliques,
Les Baisers mélancoliques,
Au bleu pays des reliques
S'en vont.
*
Au son des musiques lentes,
Les Amoureuses dolentes
Ralentissent, nonchalantes,
Le pas…
*
Du ciel flotte sur la terre ;
Et dans le soir solitaire,
L'angélus tinte à Cythère,
Là-bas… »
Voici un jugement un peu sévère d’Heinrich Heine concernant la peinture en France au 18e siècle :
« Elle (la peinture) produit un effet déplaisant aves son badinage glacial et ses petits spectacles fanés dans l'enclos d'un boudoir où une jolie créature pomponnée allongée sur un sofa s'évente avec un air frivole. Favart, avec ses Eglés et Zulmés, est plus vrai que Watteau et Boucher avec leurs bergères coquettes et leurs abbés idylliques… Les peintres ont été les hommes de cette époque qui prirent le moins de part à ce qui se préparait en France. L'éclatement de la Révolution les a surpris en déshabillé. »
(Heinrich Heine, De la France)
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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023