Industrie française sous l'Ancien Régime
Prééminence de l'Angleterre sur la France
L’Angleterre a amorcé sa révolution industrielle avant les autres pays, y compris la France, aux alentours de 1760. L’Angleterre bénéficie des conditions les plus favorables, en disposant de la main-d’œuvre nécessaire, de capitaux liquides et d’une technique rénovée. La main-d’œuvre provient de la campagne, qui émigre vers les villes. Les capitaux se multiplient avec le développement du marché de Londres et des banques provinciales, tandis que la baisse du taux d’intérêt stimule les placements à long terme. Les techniques nouvelles surgissent, avec l’essor d’une énergie jusqu’alors mal exploitée, issue du charbon et de la vapeur, qui vont bouleverser la métallurgie (par les hauts-fourneaux) et le textile (filage et tissage mécaniques).
La France n’a pas les mêmes atouts. Face à l’Angleterre, véritable bloc de charbon et riche en minerai de fer, elle est relativement démunie du combustible de base et du matériau utile. Face aux ingénieurs anglais, James Watt, père de la machine à vapeur, John Wilkinson, père de la fonte au coke, John Kay, père de la navette volante, James Hargreaves et Samuel Crompton, pères de la machine à tisser, les ingénieurs français se révèlent, non pas moins ingénieux, mais moins portés aux réalisations pratiques : Montgolfier et ses ballons n’ébauchent la conquête de l’air que pour la gloire. Les Anglais sont davantage pragmatiques.
Le retard que prend l’industrie française n’est pourtant pas sans appel. Toutes les classes de la société témoignent d’un réel engouement pour les sciences et les techniques : l’Encyclopédie consacre des milliers de planches aux métiers, les cours publics de physique expérimentale font fureur, les beaux esprits se passionnent pour l’électricité et le magnétisme, nobles et bourgeois placent leurs capitaux dans des entreprises de charbon (Aniche, Anzin) ou de produits chimiques (Javel, Saint-Denis). Les inventeurs ne chôment pas, de Papin à Vaucanson et Japy.
Puisque l’Angleterre, dans les disciplines majeures, a pris de l’avance, les Français n’hésitent pas à copier ses inventeurs ou à faire venir en France leurs techniciens. Ainsi, l’ingénier lyonnais Gabriel Jars va voir en Angleterre « s’il est vrai qu’on emploie le charbon de terre cru aux fourneaux des usines pour fondre la mine de fer ; s’il faut le dessoufrer pour cet usage et le réduire en ce que les Anglais nomment couke. » Il rapporte la recette magique et tente l’emploi du coke dans un haut fourneau de la famille de Wendel en Lorraine, ces de Wendel qui ont déjà commencé à substituer le charbon de terre au charbon de bois. Première expérience réussie en 1769. Ignace de Wendel, le petit-fils du fondateur de la dynastie des maîtres de forges, veut renouveler la tentative à l’échelle industrielle. Il s’assure le concours de William Wilkinson, le frère de ce John Wilkinson qui en Angleterre réussit parfaitement la fonte au coke. Wilkinson exige 60 000 livres d’appointements annuels, plus de 1 000 livres d’indemnité mensuelle, et le paiement de ses voyages. Accord conclu. Ensemble, avec l’appui du Trésor royal, Ignace et William choisissent un site perdu entre Loire et Saône, où la houille est présente : Le Creusot. Ils y construisent une fonderie centrale, deux hauts fourneaux d’une dimension exceptionnelle (13 mètres de hauteur, 3 mètres de diamètre). Le 11 décembre 1785, à deux heures de l’après-midi, coule la première fonte française au coke.
Si la supériorité anglaise est évidente dans l’extraction minière (charbon, fer) et dans la métallurgie, ainsi que pour le ciment, le verre et les briques, la France excelle dans le textile (filature et tissage du coton mis à part), la construction, les industries du cuir et l’agro-alimentaire.
Les deux économies se développent dans des cadres institutionnels dissemblables au premier abord mais qui, à l’examen, ne diffèrent pas profondément : l’Angleterre vit à l’heure libérale après avoir aboli contrôles et réglementations, la France toujours à l’heure colbertiste dans le corset rigide des jurandes. Mais, sous bien des aspects, les deux formules tendent à se rejoindre : en Angleterre, nombre de secteurs restent soumis à de strictes disciplines ; en France, le vieux système corporatif craque.
Mais il reste acquis que, par habitant, le revenu anglais dépasse le revenu français, que l’Angleterre dispose d’un système bancaire plus évolué, avec une industrie où les capitaux s’investissent par autofinancement et qu’elle est plus urbanisée, mieux outillée que la France.
Eveil de l’industrie française
Le vrai drame de la France du 18e siècle, c’est qu’elle est trop peuplée. La main d’œuvre et surabondante et bon marché. Donc, Les entrepreneurs sont plus tentés de faire appel à l’homme qu’à la machine : pas besoin d’inventer ces mécaniques auxquelles doivent recourir les Anglais, faute d‘effectifs. L’industrie française n’est pas acculée à la modernisation.
Pourtant, elle progresse. Après le 17e siècle, siècle de déflation et d’austérité, le 18e siècle apparaît comme un siècle d’essor et de vitalité : les villes se peuplent, au profit de la construction ; les citadins s’habillent autrement que les campagnards, au profit de l’industrie textile ; les besoins se développent, la consommation s’accroît, les productions se multiplient. Croissance lente mais croissance. Les industries du lin et du chanvre ne progressent que lentement, concurrencées par le coton à bas prix ; de même pour les tissus de drap qui utilisent la laine. La production traditionnelle de draps et de soies s’est accrue au 18e siècle, avant la Révolution, de 61 %, soit beaucoup moins que celle des cotonnades : elle se défend mieux dans le Languedoc (+143%) et en Champagne (+127%) qu’en Normandie (+12%).
Progresse à grands pas l’industrie des textiles nouveaux, celle du coton, une fibre venue des pays chauds et définie alors comme « une sorte de laine végétale, blanche et propre à être filée » Rouen passe pour la ville d’Europe où se fabriquent le plus de toiles de coton « de toutes qualités et au meilleur prix ». Le duc d’Orléans ouvre une manufacture de cotonnades à Orléans. Aidé par Trudaine, Georges Simonet monte à Tarare les premiers métiers à mousseline ; son fils Adrien rapporte de Suisse des filés de coton, qu’il fait tisser sur des métiers à bras.
Prospère pareillement la jeune industrie des indiennes, ces cotonnades imprimées dont l’Inde a gardé longtemps le monopole. Le secret consiste à recouvrir les tissus de cire et à colorer dans un bain de teinture toutes les parties restées à nu, secret qui filtre en Europe, d’abord en Allemagne, puis en Angleterre et en Suisse : de là, les toiles peintes sont exportées à Mulhouse qui en devient le grand marché, jusqu’au jour où les habitants de cette ville s’avisent de les teindre eux-mêmes. Avec des ouvriers suisses, ils ouvrent quelques manufactures, et la première en 1745. Bientôt les Mulhousiens, ne se contentant plus de teindre, se mettent à filer et à tisser. Le chiffre d’affaires de leurs « indienneries », entre 1758 et 1784, progresse de 738%. L’exemple alsacien est retenu dans la région de Montbéliard. À Versailles et à Paris, à la cour et à la ville, les indiennes font fureur. Mandrin les introduit en contrebande. Du jour où les autorités françaises, en 1759, donnent pleine liberté à la production des indiennes, l’industrie textile française s’empare de la formule pour répondre elle-même à la demande. Vaucanson, dès 1747, a construit un métier automatique que peut actionner un cheval ou une roue hydraulique, préfigurant ainsi le métier à tisser de Jacquard. Christophe Oberkampf, fils d’un teinturier bavarois, fonde en cette même année 1759, à Jouy-en-Josas, une manufacture de toiles imprimées à l’aide de planches de cuivre gravées : la toile de Jouy domine le marché des indiennes.
Autre industrie montante : la métallurgie. Après avoir top longtemps dévoré le bois des forêts, elle fait appel à la houille. De 1744 à 1789, la production française de charbon augmente de 681% et, si elle reste très inférieure à la production anglaise, sa croissance est plus rapide. Le bassin d’Anzin s’équipe avec des puits de plus en plus profonds, des galeries maçonnées, des bennes mues par des treuils à chevaux. Son exploitation appartient à une société par actions créée en 1756 qui rassemble le marquis de Cernay, les ducs de Croy, de Charost et de Chaulnes autour d’actionnaires bourgeois. Les mines de la Grand-Combe sont concédées au duc de Castries.
Longtemps tenus à l’écart de la vie économique, les nobles ne dédaignent plus de s’y mêler et d’y jouer les premiers rôles : même s’ils s’exposent à se compromettre dans des affaires de finances, ils prennent leur part de risque dans des initiatives qui peuvent alors passer pour hardies. D’ailleurs, ils ne dérogent pas en se faisant maîtres de forges. Le comte d’Orsay possède quatre hauts fourneaux et trois forges en Franche-Comté, le marquis de Chastenay est propriétaire du haut fourneau et des forges d’Essarois en Bourgogne, la famille de Wendel fait prospérer ses forges de Lorraine. Avant même l’année 1780, les secrets de la métallurgie anglaise, ses machines et ses techniciens ont passé la Manche. La métallurgie française est sur la bonne voie : de 1738 à 1789, elle progresse de 72 %.
Avec elle s’affirme l’artillerie française, qui avant d’être une arme est une industrie. Le Picard Jean-Baptiste de Gribeauval crée le matériel qui va dominer tous les champs de bataille d’Europe durant un demi-siècle : canons de bronze, mais coulés pleins, forés et alésés mécaniquement, avec âme lisse, ligne de mire et hausse, toutes parties interchangeables. À sa demande, Ignace de Wendel est nommé à la Manufacture royale d’armes de Charleville, puis à l’arsenal d’Indret, dans une île de l’estuaire de la Loire. Le 1er janvier 1787, une seule société, dite Manufacture des fonderies royales, rassemble Indret et Le Creusot pour engendrer une grande entreprise.
Le temps vient en effet des puissantes sociétés et des grandes usines, qui changent le cadre du travail humain. L’artisan commence à faire place à l’ouvrier. À Abbeville, la famille Van Robais, d’origine hollandaise, exploite une manufacture de draps fins, qui procède à toutes les opérations, depuis le filage et le tissage jusqu’à l’apprêt, au foulage et à la teinture : installée au faubourg Hocquet près de la Somme, avec cour d’honneur, ateliers et maisons ouvrières, elle compte 2 500 employés dont 250 tisserands et fait travailler des milliers de femmes à domicile. À Nantes, en 1785, la filature Sazet salarie 4 000 personnes. À Jouy, la manufacture de toiles en mobilise un millier. Une fabrique de mousselines au Puy, une fabrique d’étoffes de soie et coton près de Limoges, la coutellerie-quincaillerie Alcock à Roanne, les forges de Dietrich à Niederbronn occupent toues des effectifs supérieurs à 500 unités. Certains chantiers navals, à Rochefort, Brest et Toulon, requièrent une forte main-d’œuvre. Ainsi se constituent des cités ou des faubourgs industriels et les villes cessent uniquement administratives ou marchandes.
Exemple d’une entreprise ambitieuse : Saint-Gobain. La Manufacture royale de Glaces de miroirs a déjà plus d’un siècle. D’abord installée faubourg Saint-Antoine, elle s’est décentralisée dans un château de Picardie, où elle coule le verre en fusion sur des tables métalliques. À l’abri d’un solide privilège, elle prospère. Son personnel ouvrier est soumis à une rude discipline : travail de 5 heures du matin à 7 heures du soir, avec trois interruptions pour les repas ; congédiement possible sans préavis et sans indemnité, mais salaires majorés par des primes de rendement, logement gratuit, allocations de maladie, pensions d’invalidité. Le président de la Compagnie est un Montmorency.
Autre exemple : les frères Périer, en 1778, fondent une compagnie pour la distribution de l‘eau à Paris. Cette fois encore, l’idée vient de l’Angleterre : à Londres, des pompes de l’invention de Watt et de Newcomen distribuent l’eau de la Tamise dans tous les quartiers, à tous les étages. Deux pompes à vapeur du même système, importées d’Angleterre, sont installées sur les quais de la Seine, quatre réservoirs établis sur la colline de Chaillot, des conduites en fer et en bois sur 32 kilomètres, 6 fontaines, 78 bouches d’eau sont mises en place. Le réseau entre en service en juillet 1782, bientôt complété par une autre pompe au Gros-Caillou. Beaumarchais rédige les prospectus publicitaires de l’entreprise : « On aura à fort bon marché, dans tous les temps de l’année, sans interruption, de l’eau saine et en telle quantité qu’on voudra. » Mirabeau, défenseur des porteurs d’eau, tente de discréditer la Compagnie. En Bourse, on agiote sur les actions. Une industrie vient de naître.
Constat à la veille de la Révolution
Comme pour l’agriculture, on constate, au terme d’un long essor, quelques années plus difficiles.
Le malaise tourne à la crise économique, résultant pour une part de la détérioration de la situation agricole qui ralentit la demande rurale. Elle est aussi la conséquence de la guerre d’Amérique qui, durant quelques années, prive la France des matières premières d’outre-Atlantique. Elle tient surtout au traité de commerce franco-anglais conclu en 1786, qui ouvre le marché français aux produits de l’industrie britannique.
Tous ces facteurs pèsent surtout sur l’industrie textile. Le facteur agricole d’abord : la crise des fourrages entraîne un renchérissement de la laine. Le facteur américain ensuite : la guerre d’Indépendance arrête les importations de coton du Nouveau-Monde et entraîne la hausse des prix. Le facteur anglais enfin : avec la réduction des droits perçus sur les articles manufacturés d’outre-manche, c’est toute la production textile française qui se trouve concurrencée. Laine plus chère, coton plus cher pour les producteurs, mais lainages et cotonnades moins chers pour les consommateurs. Comme le textile joue alors le rôle d’élément moteur dans l’économie, la France industrielle traverse une passe dangereuse.
Dès le début de 1788, le problème du textile s’exprime en termes de chômage. À la séance du Conseil du commerce du 25 février, devant les fermiers généraux et les inspecteurs généraux du Commerce, l’inspecter Tolozan avoue à Paris 20 000 chômeurs, chiffre déjà élevé pour une population ouvrière alors peu nombreuse.
Courant 1788, le drame prend de l’ampleur, il frappe la Picardie, la Normandie, la Champagne, le Lyonnais (mauvaise récolte de soie de 1787). La production textile est réduite de moitié et le nombre des chômeurs dépasse largement les 100 000.
Par contagion, tous les secteurs industriels sont plus ou moins touchés : la baisse des salaires et du pouvoir d’achat se propage à travers toute l’économie, atteignant les meubles de Paris comme les huiles et savons d’Aix-en-Provence, la coutellerie de Langres comme la papeterie d’Annonay, l’orfèvrerie de Strasbourg comme les dentelles du Puy. C’est pour protester contre la réduction de leurs salaires que les ouvriers envahissent et livrent aux flammes, en avril 1789, la maison Réveillon, qui fabrique du papier peint au faubourg Saint-Antoine. Les victimes sont nombreuses certes... mais certains ouvriers meurent dans la cave en vidant des barriques de colorants, les prenant pour des barriques de vin !
Ce tableau explique en partie l’explosion révolutionnaire mais ne saurait faire oublier les progrès antérieurs de l’industrie française. Et même à l’heure de la crise, tous les Français ne sont pas condamnés à la détresse. Nombre de chômeurs sont appelés à travailler sur les routes ou les canaux. Certains industriels ne périclitent pas (Saint-Gobain, Wendel, Van Robais). Dans la banlieue parisienne prospèrent de petites entreprises : manufactures de céramique à Sceaux, Bourg-la-Reine, Saint-Denis ; manufactures d’indiennes à Buc, Arcueil, Saint-Cloud ; blanchisseries dans les sables des bords de rivière, à Boulogne, Clichy, Gentilly, Clamart, Ville-d‘Avray. La Manufacture royale de Sèvres se porte bien.
Dans les secteurs secondaires ou qui semblent tels, des initiatives variées témoignent d’une belle effervescence inventive. Berthollet, en 1787, découvre les propriétés blanchissantes du chlore, dont va bénéficier l’industrie textile. Didot suggère de remplacer les presses de bois qui servent aux imprimeurs par du métal. D’une matière élastique que La Condamine a rapportée du Pérou et qu’on appellera le caoutchouc, on imagine en attendant mieux, de faire des gommes à effacer. Le bénédictin dom Gauthry, en 1782, invente un tuyau acoustique qui porte à 800 mètres.
Sources : Le Coût de la Révolution française, René Sédillot, Perrin, 1987.
* * *