Historiographie des femmes dans l'Ancien Régime
Dans L’Âge de la conversation, Benedetta Cravieri (1) écrit en substance :
« Au moment où elle s’affirme sur la scène sociale, la femme française semble échapper aux schémas et apparait sous des visages différents, selon la période choisie.
Le 19e la découvre et l’encense. Sainte-Beuve voit en elle l’artisan des caractères spécifiques de la conversation qui est pour lui le trait distinctif de la civilisation littéraire : subtilité psychologique, versatilité, goût, naturel, esprit. Victor Cousin dresse amoureusement une galerie de portraits féminins du 17e siècle, avec les préjugés et la sensibilité d’un homme du 19e : elles sont toutes nobles, passionnées et vertueuses, selon sa conception idéalisée et apologétique du Grand Siècle. Les frères Goncourt exaltent La Femme au 18e siècle (première édition, 1862) et écrivent de nombreuses monographies. Leur misogynie, leur aversion pour la féminité de leur siècle, bornée, menaçante, étouffante, réduite à sa fonction domestique d’épouse et de mère, les incitent à chercher un antidote dans le siècle précédent. Pour eux, la femme des Lumières est faite de légèreté et de mouvement, elle ignore le poids de la chair et obéit à une nécessité esthétique. À la fin du 19e, la relecture historique et culturelle de l’Ancien Régime passe par l’hommage rendu au rôle civilisateur des femmes.
Au début du 20e siècle, l’historiographie change radicalement : la position privilégiée des femmes de la noblesse n’est plus le trait distinctif de la société mais le résultat d’une lutte laborieuse contre les préjugés d’une culture dominante. La femme apparaît alors comme porteuse de nouveauté et de changement : elle est « moderne ». Leurs renoncements et leur esclavage se cachent sous le masque de leur souveraineté, autorité et prestige mondain. Elles sont victime des craintes, préjugés et intérêts masculins. Bref différence, différenciation, inégalité et exclusion, bataille laborieuse et incertaine contre une culture masculine dominante.
Les universitaires américaines des Women’s Studies (2) évoquent différentes thèses contradictoires. Pour les unes, la culture masculine cherche à discréditer certaines revendications féminines apparues dans les milieux mondains autour de 1650 qui menacent l’équilibre traditionnel des hiérarchies sociales. Pour d’autres, les femmes des élites françaises du 17e siècle ont un véritable programme pour subvertir les institutions, tant publiques que privées. La Fronde est pour elles la grande occasion d’exercer une influence politique. Entre 1648 et 1653, la princesse de Condé, la duchesse de Longueville, la Grande Mademoiselle descendent dans l’arène pour défier l’ordre établi, elles conspirent, combattent, incitent des villes entières à s’insurger contre l’autorité royale. Mais ce ne sont que des exploits individuels : les héroïnes de la Fronde ignorent la solidarité féminine, peut-être la cause de leur échec. Exclues de la participation directe à la politique, elles reportent leur énergie subversive dans le domaine de la littérature. Comme Mlle de Montpensier ou Mme de Motteville, elles donnent leur version des événements dans leurs Mémoires et s’attaquent à l’ordre patriarcal dans leurs romans. Elles retrouvent une certaine solidarité en se réunissant dans les ruelles précieuses, un espace protégé et isolé, et observent lucidement la condition féminine. Il en est ainsi pour Mlle de Scudéry, Mme de La Fayette ou encore Mme de Villedieu qui racontent les dangers, les souffrances et les leurres du mariage, de la maternité et de l’amour. Ce faisant, elles attentent aux fondements mêmes de la société française. Dans le même temps, elles acquièrent une notoriété dans le domaine littéraire et jettent les bases du roman moderne (3). Il ne faut pas oublier l’impact de la philosophie cartésienne sur la culture féminine par son message d’égalité adressé aux deux sexes, qui entraîne une conclusion opposée à celle des Goncourt : les femmes françaises inaugurent au 17e siècle un espace du discours dont elles seront exclues au siècle suivant quand elles renonceront à leurs ambitions intellectuelles et se borneront à un simple rôle de maîtresse de maison et d’hôtesse de salon, maîtresses de cérémonie de la conversation intellectuelles des hommes. Autre thèse : au cours du 18e siècle, les femmes acquièrent un pouvoir intellectuel grandissant et constituent une véritable république des lettres dont elles ne perdent le contrôle qu’en 1789.
D’une manière moins extrémiste, on peut considérer que féminisme et modernisme ne sont pas indissociables car liés par des intérêts communs : il s’agit de se défendre contre ces savants pour lesquels la littérature est une activité d’initiés, inaccessible aux femmes qui ne possèdent pas les instruments de connaissance de la culture humaniste. Méprisées, elles méprisent à leur tour et excluent de la scène mondaine les savants et les pédants incapables de collaborer à leurs divertissements. Les Modernes ne se sont pas mis sous la protection et au service du goût féminin par simple opportunisme : en faisant l’apologie de la langue et de la littérature modernes, ils veulent faire celle de la culture de cour et de la culture mondaine. Avec quelques réserves… Fontenelle, le plus mondain des Modernes, fait place aux femmes dans ses Dialogues… mais leur interdit l’accès à l’Académie des sciences, doutant de la force de leur raisonnement… »
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Notes
(2) Aux USA.
(3) Voir la partie consacrée au 17e siècle.
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