Nourriture du peuple
Le peuple a faim
On s'en doute, le peuple a faim.
Dans La France des Lumières, Daniel Roche nous livre des détails sur l'alimentation du peuple au 18e siècle :
* À Paris, le menu peuple se sert souvent chez les « regrattiers », qui achètent les restes de repas aux maisons nobles et bourgeoises, aux couvents et aux communautés religieuses. Sébastien Mercier écrit : « Le quart de Versailles se nourrit de plats servis sur les tables royales. » C'est le fameux serdeau. On détaille ainsi dans les rues, sur les marchés et aux halles les fruits, légumes, œufs et sel. Quel déballage ! Mercier en retient le désordre, la saleté et la fraude.
* A la campagne, le journalier, au début du siècle, a un salaire de 112 livres pour l’année, avec 250 jours de travail ; il dépense en céréales (du pain surtout) 53 % de ses ressources. Du reste, il en est de même pour le Parisien : le pain constitue 50 % de sa ration alimentaire.
* Chez un tisserand rouennais et sa famille, dans le premier quart du siècle, la ration journalière du pain est de 1222 grammes pour le mari, 983 pour la femme et 659 par enfant. Avec le hareng (aliment emblématique des populations portuaires et d’une bonne valeur nutritive) et le fromage, on arrive à 3000 calories pour l’homme, 2000 pour la femme. Ajoutons d’autres féculents, poissons, légumes, parfois de la viande, mais un manque certain de lipides – par rapport aux exigences de notre diététique -. Pour donner un élément de comparaison, songeons que les Demoiselles de Saint-Cyr bénéficient par jour de 4 à 5000 calories (avec beaucoup de viande), une ration de travailleur de force ! Écart significatif des discordances sociales.
* Chaque terroir a ses habitudes : pain de seigle mêlé à des grains peu digestes, fèves, huile de noix ou de chènevis, piquette, peu de viande, mais des œufs, des chapons, des poules, du lapin, un porc pour les « riches ». En montagne, la diversité est plus grande : lait, bouillies, fromages, une plus grande variété de céréales, d’herbes et de légumes, pommes de terre – « la nourriture des bestiaux et des malheureux » -, les ressources de la pêche et du braconnage.
* Comme au 17e (et tard encore au 18e), la femme cuit les aliments agenouillée ou accroupie, à la cheminée ; les objets culinaires, en nombre réduit, sont rassemblés sur des étagères, dans un empilement ou un désordre apparent. Après les années 1750, les cheminées à foyers multiples sont courantes, le trépied remplace la crémaillère, le fourneau et le réchaud permettent de cuisiner debout ; les objets se multiplient – couverts, faïence, poteries – et sont mieux rangés. C’est une véritable révolution des objets qu’on lit dans les inventaires après décès.
* Pas de grande famine au 18e, mais les prix du pain, de l’huile et du sel s’envolent. Une exception toutefois, celle du terrible hiver en janvier-février 1709 qui tua en terre les semailles des grains et déclencha, d’une moisson à l’autre, de l’été 1709 à l’été 1710, une famine qui, tout compris, épidémies incluses, vit disparaître 600 000 personnes, soit la population du Paris de l’époque (cité par Leroy-Ladurie dans Saint-Simon où Le système de la cour). Mme de Maintenon et la princesse Palatine en parlent dans leur correspondance.
* À la campagne, en période de disette, le peuple se nourrit de « racines », c'est-à-dire ce qui pousse sous la terre : topinambours, betteraves, radis noirs, rutabagas, navets, panais, raves. Ces légumes sont peu caloriques mais riches en fibres et remplis de vitamines et de sels minéraux, ce qu'ignoraient bien entendu nos ancêtres. Manger des « racines » était très mal vu.
* En mai 1789, l'ouvrier, qui gagne 30 à 40 sous par jour, doit payer le pain plus de 3 sous la livre. Et on meurt de faim sous la Révolution.
Restif de la Bretonne (Nuits de Paris) observe une gargote où la tenancière, avec ces restes, nourrit en plus d'une heure près de cent-vingt convives installés autour de tables de trente à quarante couverts ; ils n'ont qu'un quart d'heure pour manger. Restif y aperçoit des garçons tailleurs, des ouvriers, des menuisiers, des serruriers, des selliers. Calculant ses revenus de 1767 à 1795, Restif conclut : « Il suit de là que je n'ai pas dépensé 1 000 livres par an ; ma dépense personnelle n'a pas monté 400 livres par année, l'une portant l'autre. » Mille livres, c'est très approximativement le double de ce que gagnait un ouvrier maçon. C'est aussi ce que Restif gagnait en tant qu'ouvrier typographe quand il était payé au mieux. La viande valait 8 ou 9 sous la livre, la volaille de 20 à 50 sous, une bouteille de bourgogne de 12 à 20 sous, l'abonnement à la Gazette de France (deux numéros par semaine), servie à domicile, 24 livres.
Selon l’agronome anglais Young (Voyages en France), l'hôtellerie est chère. À une table d’hôte de 16 convives il décrit le repas suivant : une soupe, 3 livres de bouilli, une volaille, un canard, une petite fricassée de poulet, une longe de veau de 2 livres, deux autres petits plats avec une salade = 45 sols + 20 sols pour une pinte de vin.
A la table des paysans vers 1745
On dîne à midi et on soupe à 7 heures dans la grand-salle où maîtres et valets partagent la même table et le même repas.
« Le père de famille tient le haut-bout, du côté du feu, sa femme à côté de lui, à portée des plats à servir ; viennent ensuite les enfants, les garçons de charrue, les vignerons, le bouvier, le berger et les deux servantes. »
Tout le monde mange le même pain, du pain bis. Le son, lui est nécessaire aux chevaux, aux vaches laitières, aux porcs que l’on engraisse ainsi qu’aux brebis lorsqu’elles ont agnelé.
« Le maître boit un peu de vin. Les garçons de charrue et les vignerons en boivent eux aussi, mais ils ont le leur, qu’ils préfèrent parce qu’il est plus épais et gratte le gosier. »
Vers 1745, nous sommes à une période relativement faste, tout au moins en ce qui concerne la nourriture dans les campagnes. On a le pain et le cochon, donc le principal.
Mais il y a aussi les famines et disettes qui se succèdent plus ou moins régulièrement. Lorsque les hivers sont rudes au point de geler les récoltes dans leurs granges, le manque de nourriture rend les gens des campagnes semblables à des « animaux farouches », écrit La Bruyère au siècle précédent.
On peut lire ailleurs un tableau hallucinant des paysans de Champagne : « La pâleur de leur visage, leurs yeux livides et abattus, leur maintien languissant, morne et engourdi, la nudité et la maigreur de quantité d’enfants que la faim dessèche sont une véritable vision d’enfer. Ils se dispersent parmi les haies et les buissons pour y chercher certaines racines qu’ils dévorent avec avidité. »
Un ministre de Louis XV s’exclame devant le roi Louis XV, à la suite de deux années consécutives de disette : « Il est mort plus de Français de misère depuis deux ans, que n’en ont tué toutes les guerres de Louis XIV. »
Sources : Almanach gastronomique, op.cit. (L’auteur ne donne pas toujours les références de ses citations).
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Date de dernière mise à jour : 10/09/2023