Grimod de la Reynière
Grimod de la Reynière et l'art de la conversation dans les soupers
Dans son Almanach des Gourmands, Grimod de la Reynière écrit :
« Nous ne conseillerons jamais à personne de parler politique à table : c'est un mauvais moment pour vouloir gouverner l'Etat que celui de la journée où l'on est le moins capable de se gouverner soi-même ; il existe tant d'autres sujets de conversation plus apéritifs et plus gais, qu'il n'y a pas moins de sottise que d'imprudence à choisir celui-là. La littérature, les spectacles, la galanterie, l'amour et l'art sont d'intarissables sources de joyeux propos. »
Il ajoute que le souper (pris de plus en plus tard au cours du siècle) « est le repas vraiment national, parce que c'est celui où l'on peut se livrer avec le plus d'agrément et le moins de contrainte à tous les plaisirs de la table, et à tous les charmes de la conversation, de la société et de l'intimité. »
Grimod de La Reynière appartient à la troisième génération d'une famille de fermiers généraux qui s'allie avec la plus haute noblesse de robe et d'épée. Cette stratégie d'alliances aristocratiques s'accompagne d'un investissement du couple dans une sociabilité ostentatoire. Mais ces « nouveaux riches » sont mal perçus par la bonne société.
Selon la baronne d'Oberkirch, leur maison est réputée comme « la meilleure auberge des gens de qualité ». On va passer la soirée chez eux en s'en moquant : « C'est à qui le tournera en ridicule en mangeant son argent » poursuit-elle dans ses Mémoires.
Situation cruelle pour Mme Grimod de la Reynière qui rêve de la cour et n'accepte pas son statut de femme de financier.
Mme de Genlis, qui la connaît bien, en laisse un portrait transparent dans Adèle et Théodore, ou Lettres sur l'éducation (1782) sous le nom de Mme d'Olzy : « La fortune immense qu'elle possède n'a pu la consoler encore du chagrin d'être la femme d'un financier ; n'ayant point assez d'esprit pour surmonter une semblable faiblesse, elle en souffre d'autant plus qu'elle ne voit que des gens de la cour, et que sans cesse tout lui rappelle le malheur dont elle gémit en secret. On ne parle jamais du roi, de la reine, d'un grand habit, qu'elle n'éprouve des angoisses si violentes qu'elle ne peut souvent les dissimuler qu'en changeant de conversation. »
Manuel des Amphitryons (Grimod de la Reynière) ou l'art de trop manger
En 1808, Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, fait paraître son Manuel des Amphitryons afin que ne se perdent pas les usages et la bonne chère d’avant la Révolution. La première partie est un traité de la dissection des viandes à table, la deuxième une nomenclature de menus et la troisième consiste en conseils de politesse à table.
Une remarque : nous sommes habitués aujourd’hui à voir les plats se succéder à table. Il n’en va pas de même autrefois : le repas est divisé en services, chacun de ces services comportant des plats différents par leur nature. Une table peut être servie à 3, 4 ou 5 services, suivant le nombre de convives. Pour une table de 5 services, le premier est composé de potages et de hors-d’oeuvres, le second des entrées, le troisième de rôts, le quatrième des entremets et le cinquième du fruit ou dessert. Tous les plats d’un même service apparaissent simultanément sur la table et chacun se sert de ce qu’il désire, a priori de ce qu’il a devant soi ou à proximité. C'est le service dit « à la française ».
Voici, pour les dames, quelques extraits alléchants de cet ouvrage.
« Les filets de lapereau à la Berry doivent leur naissance à la fameuse duchesse de Berry, fille du Régent, la chartreuse à la Mauconseil nous a été transmise par la marquise de Mauconseil, célèbre par son goût et ses aventures galantes, les filets de volaille à la Bellevue ont été imaginées par la marquise de Pompadour dans le château de Bellevue pour les petits soupers du roi, les poulets à la Villeroy doivent leur naissance à la maréchale du Luxembourg, alors duchesse de Villeroy. Les petites bouchée à la reine doivent leur origine à Marie Leczinska, épouse de Louis XV, qui, en sa qualité de dévote, est fort gourmande, quoiqu’elle fasse souvent la petite bouche, nous rapporte-t-on…
Les dames aiment les truffes au vin de champagne. Aimables friandises que ces truffes à la serviette (ainsi nommées parce qu’on les sert, cuites dans un excellent court-bouillon au vin blanc, sous une serviette pliée, à l’instar des œufs à la coque et des marrons de Lyon) qui doivent être monstrueuses et éminemment parfumées. Il doit y en avoir au moins autant que de convives : il est rare que ceux-ci les mangent à table, parce qu’il est permis de les mettre dans ses poches, et les dames en donnent l’exemple. C’est le premier des aphrodisiaques, mais l’un des plus dispendieux entremets de ce bas monde ; car une assiette de truffes à la serviette, pour une table de 40 couverts, ne coûte guère moins de deux louis...
Un marcassin est à un cochon de lait ce qu’est le fils d’un grand seigneur à celui d’un simple bourgeois. Ainsi que nous l’avions remarqué dans un autre ouvrage – Almanach des gourmands -, nourri dans les forêts, il en a la rudesse ; et c’est véritablement, comme nous le disions alors, l’Hippolyte de la cuisine. Mais comme le fils de Thésée, il a fait plus d’une grande passion. Les dames sont naturellement portées sur le jeune prince sauvage ; et notre marcassin, s’il est d’une belle couleur, d’une cuisson savante, ferme et d’un bon goût, trouvera dans son chemin plus d’une Phèdre et plus d’une Aricie. Les bonnes femmes sont devenues fort rares dans ce siècle de lumières et de philosophie, où les Institutions ont remplacé les Couvents, où les jeunes personnes y apprennent à danser comme des Guimard et des Gardel, à chanter comme Mme Catalini, à pincer de la harpe comme M. Cazimir, et à toucher du piano comme M. Loüet ; mais où l’on se garde bien de leur montrer l’art de coudre, de filer, de gouverner sagement et avec économie une maison, et de faire faire bonne chère à leurs maris sans les ruiner ; c’est pourquoi les membres de volaille à la bonne femme qu’on trouve ici, seront accueillis avec distinction par tous les convives raisonnables. Au reste, cette dénomination est d’un très bon augure dans la cuisine et dans l’office : les ragoûts à la bonne femme, les compotes à la bonne femme, etc. sont en général excellents ; tant il est vrai que la beauté plait aux yeux, la douceur et la bonté charment toujours l’âme. Voltaire l’a dit, et n’en déplaise à M. l’Abbé Geoffroy, ce grand poète a quelquefois raison...
On sait que toutes les dames raffolent des buissons d’écrevisses et qu’elles n’ont point à table d’occupation plus agréable que de l’éplucher avec leurs jolis doigts et d’en sucer les membres délicats avec leurs lèvres de roses...
Il est rare que l’on prie des dames à déjeuner ; si l’on y en admet quelques-unes, ce sont, ou des femmes galantes, ou des dames très indulgentes sur tout ce qui tient à l’étiquette, car un déjeuner n’est agréable qu’autant qu’on en a banni toute espèce de gêne...
En fait de femmes, il n’y a que les jolies actrices d’aimables à table. Nous en demandons bien pardon aux femmes honnêtes (ou que l’on est convenu dans le monde d’appeler telles), mais en fait d’amabilité, de liberté décente et d’enjouement aimable, nous n’en connaissons aucune qu’on puisse mettre en parallèle dans un dîner, avec la plupart des actrices de la Comédie française...
Les petites tartelettes à la Chartres, les choux en profiteroles, les croquignoles à la dauphine, les choux manqués, les gâteaux d’amande sont sans doute extrêmement délicats ; mais rien ne l’est plus que les pucelages, et il faut les aborder avec beaucoup de respect et de précaution. Nous en dirons de même des petites jalousies. Cette passion veut de grand ménagements ; et les dames, qui, tout en ayant l’air de s’en plaindre, seraient bien fâchées de ne point l’exciter, en font surtout un cas particulier...
Pour servir le potage, le mieux est de trouver son assiette creuse déjà emplie. Cette méthode a été imaginée par Mlle Emilie Contat, dont les progrès très réels, dans un emploi difficile, promettent au Théâtre Français une excellente soubrette, surtout dans cette ancienne et franche comédie, qui, depuis l’immortel Molière, a toujours été regardée comme la meilleure par les bons juges...
Les dames aimant le sucré, nous n’avons que l’embarras du choix : tartelettes, gâteau au riz, petits pots au chocolat, charlotte, gâteau de Savoie, gelée d’orange, petits pots au marasquin, petits pots au café, soufflé au chocolat, gâteaux à la Madelaine (sic), petits pots à la vanille, nougat, crème au citron renversée, gelée de vin de Malaga, soufflé à la Vanille, crème au café dans de petits moules renversés, des petits nougats en coquille, gelée de marasquin (Note : une gelée est une préparation sucrée à base de gélatine ; on la sert rafraîchie à la glace et renversée sur un plat ; on fait la gelée avec les sucs de fruits et grand nombre d’alcools), soufflé aux amandes, crème brûlée à la fleur d’oranger, gelée au vin de Madère, du blanc-manger, une génoise aux pistaches, une timbale au café, crème à la vanille, gelée d’orange, petits gâteaux de mille feuilles, timbale au chocolat, gelée de cédrat, beignets de pommes, croquignoles à la Chartres, petits meringues à la crème, une gelée dans des écorces d’oranges, une gelée de fleurs d’orange double, des feuillantines à la crème, une gelée de pomme renversée, un miroton de poires, darioles à la crème, crème brûlée à la fleur d’orange, gelée au vin de Constance, crème aux avelines, gaufres à l’allemande, une gelée de citrons dans leurs écorces, une crème aux pistaches, des petits choux en profiteroles, des petits manqués à la fleur d’orange, des petites meringues à la Chantilly, des choux grillés et pralinés, une gelée au vin Muscat, une gelée d’orange de Malte, renversée, une assiette de pâtisserie blanche, une gelée de groseilles blanches renversée, une crème à l’anglaise frite, une gelée de groseilles rouges, framboisée et renversée, un nougat prasliné (sic), des petites meringues à la rose, des petits paniers à la vanille, des œufs au café, une timbale à la vanille, des tartelettes mêlées, des petites tresses blanches aux amandes, des choux glacés, etc. »
Enfin, pour un déjeuner de 25 couverts, Grimod propose les vins suivants : 12 bouteilles de vin de Mâcon, 4 bouteilles de vin de Bordeaux, 4 bouteilles de vin de Beaune, 2 bouteilles de vin de Chypre, 1 bouteille de vin de Lunel, 12 bouteilles de vin de Chablis, 4 bouteilles de vin du Clos-Vougeot, 4 bouteilles de vin de Saint-Péray, 2 bouteilles de vin de Malaga, 1 bouteille de vin de Rivesaltes. Hic !
Quelques notations ayant valeur d'aphorismes... et dont on peut sourire
« C’est à juste titre que l’on a nommé le Bœuf le roi de la cuisine, et c’est surtout à Paris qu’il mérite ce nom, car dans aucun lieu de l’Univers, il n’est aussi charnu, aussi plein, aussi succulent. Les Bœufs anglais, tant vantés, ne sont que des masses de graisse boursouflées. Ceux qu’on mange ici ont mille fois plus de suc et d’esprit. »
« Dans toutes les circonstances, le Canard doit être assez cuit pour être servi à la cuillère, à l’exception des ailes, qu’on détache avec la pointe du couteau. »
« La Carpe est la reine des poissons d’eau douce ; mais pour être admise comme rôti ou comme relevé froid, c’est-à-dire cuite au court-bouillon, sur une table somptueuse, il faut qu’elle soit une espèce de monstre. »
« Le Cochon est un Sanglier civilisé, ou plutôt dégradé par la castration et l’esclavage. Les qualités sociales et paisibles de l’un, nous paraissent, en cuisine, bien préférables aux vertus républicaines et sauvages de l’autre. »
« La bisque aux écrevisses, et la Célestine au lait d’amandes [?], sont des potages d’un ordre supérieur. »
« Le morceau du chasseur (du lapin], qui, comme on le sait, est la queue avec un peu de chair adhérente, est celui qui renferme le plus de fumet, et que l’on peut considérer comme l’esprit de la bête. »
« L’oie est un rôti réputé plus roturier encore que la dinde. »
« Si le Veau n’est point le fils du bœuf, l’on conviendra qu’il est tout au moins son neveu. »
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Date de dernière mise à jour : 24/10/2017