Poésie amoureuse baroque
I. La femme-idole (Marino et Gongora)
La poésie aristocratique et mondaine du siècle accorde aux femmes, dans les cours royales ou princières, dans les hôtels particuliers ou les salons, un rôle prépondérant. Les poètes se mettent au service de ces belles dames. La poésie sentimentale se mêle à la veine mythologique, héroïque et pastorale et constitue en outre un genre à part entière dont les modes d’expression sont variés : sonnets, stances, élégies ou chansons.
Ce genre est alors codifié. La thématique amoureuse emprunte à une tradition culturelle complexe où se combinent différents héritages : celui des élégiaques latins (imitations de Ronsard et de du Bellay), celui de la courtoisie médiévale, celui du néo-platonisme, du pétrarquisme (1) italien (renouvelé au tout début du siècle par Marino, voir infra) et celui du gongorisme espagnol (voir infra). De tout cet apport est née une véritable mystique de l’amour : la femme aimée, idéalisée et paré de toutes les perfections du corps et de l’esprit, est adorée comme une déesse par un amant passionné. Le poète déroule les variations obligées : il célèbre les yeux, la chevelure et les beautés de la dame ; il évoque la blessure d’amour, les rêves de la jouissance amoureuse ; il soupire ; il se plaint de la cruauté de la belle inhumaine ; il affirme sa fidélité. Le langage de ce culte est tout aussi rituel : la femme aimée est comparée à un astre, ses regards sont des traits meurtriers, l’amour et un poison ou une maladie.
Cette religion amoureuse finit par déboucher sur une métaphysique : la poésie se fait quête douloureuse et exaltée de la beauté, de l’amour et de l’absolu. L’amour impossible s’exorcise dans l’écriture : subtilités formelles, images, métaphores et pointes finales. L’Éros baroque se veut fils du désespoir et de l’art, tourmenté et raffiné à la fois.
Mais on note au fil des ans une évolution du goût vers plus de clarté, de simplicité et de naturel, une exigence de réalisme et de sérieux, bref une autre esthétique : la poésie exprimera alors les exigences de la sensualité, la volonté de conquérir la femme désirée et de ne pas endurer un joug humiliant, la nécessité de changer de maîtresse s’il le faut et le plaisir de cultiver l’inconstance.
On peut citer :
- « Je m’embarque joyeux » et « Puisque tu veux dompter », Abraham de Vermeil
- « Sur les yeux de Madame de Beaufort », Honorat Laugier de Porchères et « Êtes-vous un soleil ? », Jean-François Sarasin
- « J’ai fait ce que j’ai pu », Théophile de Viau
- « À la Belle Vieille », François Maynard
- « Stances à Marquise », Corneille
Marino ou le Cavalier Marin : le marinisme
Il séjourne en France de 1615 à 1622, à la Cour de Louis XIII où Marie de Médicis attire nombre de ses compatriotes. On y apprécie sa poésie voluptueuse et ingénieuse, son style savant caractérisé par l’abus des « concetti », pensées brillantes et affectées qu’il met à la mode. À cette préciosité-là (qui n’est pas celle de nos précieuses), on donnera le nom de marinisme. Un recueil d’idylles, La Sampogna, les vers de La Lira et surtout le long poème mythologique de L’Adone dont les vingt chants sont dédiés à Louis XIII, contribuent à sa réputation.
L’Adone raconte les amours de Vénus et du bel Adonis, mais ce thème n’est qu’un prétexte à l’accumulation d’images, d’expressions savantes, de métaphores élaborées, de digressions galantes, ces « extravagances [qui] rendent le monde beau. »
Dans l’extrait suivant, le poète établit une correspondance entre la reine des roses et Vénus, la reine de l’amour.
Rose sourire d’amour
« Rose sourire d’amour, créature du ciel,
Rose, mon sang t’a donné l’éclat du vermeil,
La nature s’enorgueillit de ta beauté,
De la terre et du soleil tu es l’héritière,
Les Nymphes et les bergers t’entourent de délices,
Les fleurs t‘honorent de ton parfum,
De la beauté suprême, tu as la palme,
Des fleurs, tu es la reine sublime,
Comme une impératrice superbe, dans sa gloire,
Tu trônes sur le flanc de ta colline natale,
Les brises caresseuses et voluptueuses,
Te courtisent, et t’admirent,
Une troupe de gardes d’épines
T’entourent, te protègent,
Et toi, fastueuse dans ta dignité royale,
Tu portes la couronne d’or et le manteau de pourpre... »
(L’Adone, Canto III)
Luis de Gongora ou le gongorisme
Cet auteur de sonnets recherche la baroque et le précieux à la fois à travers une expression figurée et savante. Le sonnet « Ah ! si l’Amour », relativement simple, s’inscrit fans la tradition pétrarquiste. Le voici :
Ah ! si l'Amour
Ah ! si l’Amour, parmi les plumes de son nid,
A pris ma liberté, que fera son audace,
Maintenant qu’en tes yeux, ô très douce maîtresse,
Il vole tout armé, si même il n’est vêtu ?
*
Or, il m’avait blessé parmi les violettes,
L’aspic qui, désormais, au sein des lis demeure ;
Égale était ta force au jour de ton Aurore
Et lorsque ton Soleil a parfait ta naissance.
*
Ma douloureuse voix saluera ta lumière,
Ainsi qu’un tendre rossignol, en sa dure
Prison, chante sa plainte, il est vrai, doucement.
*
Je dirai que j’ai vu les rayons couronner
Ton front ; et je dirai que ta grande beauté
Fait chanter les oiseaux et fait pleurer les hommes.
Le sonnet « Prison de nacre » fait songer à l’hermétisme de Mallarmé. Mais le prétexte est banal : une jeune fille a voulu retirer une bague de son doigt, elle s’est servie d’une épingle, elle s’est piquée et le sang a coulé.
Prison de nacre
Prison de nacre était articulée,
De ma constance lumineux émule,
Un diamant par art ingénieux
Également dans l’or emprisonné.
*
Or, Chloris, qui ne consent que son doigt
Soit de métal même précieux contraint,
Audacieuse un jour et impatiente,
Le rédima de son lien doré.
*
Mais hélas ! insidieux laiton menu
Dans les cristaux de sa main magnifique
En sacrilège boit un sang divin.
*
Moins fit la pourpre étinceler l’ivoire
Indien, et c’est en vain que sur la neige
L’Aube envieuse effeuilla des œillets.
_ _ _
Notes
(1) Pétrarque (1304-1374), poète et humaniste italien, se rendit célèbre pour l’amour mystique qu’il porta à Laure de Noves (ci-dessus), morte prématurément et qu’il célébra dans son Canzoniere. Il eut de nombreux imitateurs, d’abord italiens puis français. L’Olive, de du Bellay, fut le premier « canzoniere » (suite de poèmes d’amour) de notre littérature. Le pétrarquisme est à la fois une forme d’amour platonique, spiritualisé, idéalisant la femme aimée et lui rendant un culte passionné, susceptible de déboucher sur un amour mystique et un art poétique privilégiant antithèses, métaphores, images, bref toutes les figures de style d’une préciosité confinant parfois à l’outrance.
II. Abraham de Vermeil
Dans ses poèmes d’amour, Abraham de Vermeil se met à l’école de Pétrarque et exprime la violence et les tourments de la passion à l’aide d’images surprenantes.
Voici son poème « Je m’embarque joyeux », qui fait partie de ses Œuvres (1600-1622).
Je m'embarque joyeux
Je m’embarque joyeux, et ma voile pompeuse
M’ôte déjà la terre et me donne les mers,
Je ne vois que le ciel uni aux sillons pers,
C’est le premier état de mon âme amoureuse.
*
Puis je vois s’élever une vapeur confuse,
Ombrageant tout le ciel qui se fend en éclairs,
Le tonnerre grondant s’anime par les airs,
C’est le second état dont elle est langoureuse.
*
Le troisième est le flot hideusement frisé,
Le mât rompu des vents et le timon brisé,
Le navire enfondrant (1), la perte de courage.
*
Le quatrième est la mort entre les flots salés,
Abattus, rebattus, vomis et avalés ;
Bref mon amour n’est rien qu’un horrible naufrage.
Pistes de lecture
* Évoquer la forme du sonnet et se demander si elle est bien adaptée au thème
* L’amour et la mer (thème) : métaphore filée (relever tous les termes) de la navigation amoureuse
* Les différentes étapes de l’amour
* S’interroger sur les procédés stylistiques qui soulignent l’action destructrice du temps sur l’amour.
Cet autre sonnet de Vermeil souligne la beauté de la femme aimée que le peintre ou le joaillier (auquel s’adresse le poète) délivrera des ravages du temps en la métamorphosant en une image minérale.
Puisque tu veux dompter
Puisque tu veux dompter les siècles tout perdants
Par le rare portrait de ses grâces divines,
Frise de crysolits (2) ses tempes ivoirines,
Fais de corail sa lèvre et de parle ses dents :
*
Fais ses yeux de cristal y plaçant au-dedans
Un cercle de Saphirs et d’Émeraudes fines,
Puis musse (3) dans ces ronds les embûches mutines (4)
De mille amours taillés sur deux rubis ardents.
*
Fais d’Albâtre son sein, sa joue de Cinabre (5),
Son sourcil de jaïet (6), et tout son corps de marbre,
Son haleine de Musc, ses paroles d’Aimant :
*
Et si tu veux encor que le dedans égale
Au naïf (7) du dehors, fais lui un corps d’Opale
Et que pour mon regard il soit de Diamant.
_ _ _
Notes :
(1) Coulant.
(2) La chrysolite était le nom donné par les anciens lapidaires aux pierres précieuses de teinte dorée.
(3) Cache.
(4) Pièges taquins.
(5) Vermillon (sulfate de mercure).
(6) Jais.
(7) Peinture fidèle et ressemblante.
Note : D’Abraham de Vermeil ne reste qu’un volume de poésie. 90 poèmes (publiés dans des anthologies au 17e siècle). Poète d’octosyllabes et d’alexandrins qui inventa le muzain : un quatrain suivi d’un quintil. Sens de l’exagération. La cour médusée par Racine décide que l’élégance est un chuchotement (Remarque de Charles Dantzig dan son Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale).
III. Porchères et Sarrasin
Les Œuvres de Laugier de Porchères ont paru de 1597 à 1622. On le moque d’ordinaire pour ce sonnet consacré aux yeux de Gabrielle d’Estrées, la maitresse d’Henri IV. Aux antipodes de Malherbe, il relève d’un maniérisme plein d’artifices.
Sur les yeux de Madame la duchesse de Beaufort
Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux :
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieux ? non, ce sont des cieux ; ils ont la couleur bleue
Et le mouvement prompt comme celui des cieux.
*
Cieux ? non ; mais des soleils clairement radieux
Dont les rayons brillants nous offusquent la vue ;
Soleil ? non, mais éclairs de puissance inconnue,
Des foudres de l’Amour signes présagieux ;
*
Car s’ils étaient des dieux, feraient-ils tant de mal ?
Si des cieux ? ils auraient leur mouvement égal ;
Deux soleils ? ne se peut : le soleil est unique.
*
Éclairs ? non : car ceux-ci durent trop et trop clairs.
Toutefois je les nomme, afin que je m’explique,
Des yeux, des dieux, des cieux, des soleils, des éclairs.
Les précieux de 1650 condamnent les outrances de la génération baroque, se font plus subtils, moins ampoulés ou pompeux. Jean François-Sarrasin (1614-1654) s’empresse de parodier le sonnet de Laugier dans les stances suivantes (Œuvres, édition posthume, 1656) :
Êtes-vous un soleil ?
Êtes-vous un soleil, bel astre de ma vie ?
Vos yeux comme les siens embrasent l’horizon ;
Mais par votre inconstance on a juste raison
De vous dire une lune, adorable Silvie :
Ainsi je doute encor, bel objet non pareil,
Si je vous dois nommer la lune ou le soleil.
*
Vos lèvres de corail et vos joues pourprines
Vous font être une rose, aimable et douce fleur ;
Mais quoi ? votre rigueur, cause de mon malheur,
Vous compare au rosier qui porte des épines :
Ainsi je doute encor, source de mon brasier,
Si je vous dois nommer la rose ou le rosier.
*
Enfin vous êtes feu, vous êtes enfin onde,
Roche où l’on se perd, très agréable port ;
Et pour conclusion, arbitre de son sort,
Mes vers vous nommeront par tous les coins du monde :
Le rocher et le port, l’onde avec le brasier,
La lune et le soleil, la rose et le rosier !
Pistes de lecture
On peut étudier le mécanisme de la parodie en faisant une analyse comparée du sonnet de Laugier et des stances de Sarrasin en ce qui concerne notamment :
* le jeu verbal : comment le second ridicule-t-il la thématique cohérente du premier ?
* le jeu artistique : comment Sarrasin déforme-t-il la construction du premier ?
* le jeu intellectuel : retrouve-ton dans le second poème la recherche subtile que le premier apporte dans l’explication et la justification des divers glissements ?
IV. Théophile de Viau
Théophile de Viau aime la beauté et les plaisirs. Une bonne part de son œuvre est consacrée à ses amours, à Philis, Cloris ou Caliste, noms conventionnels, auxquelles il adresse des épîtres en alexandrins – qu’il appelle lui-même élégies -, relançant ainsi une forme poétique quelque peu tombée en désuétude. L’analyse des sentiments et le ton confidentiel l’emportent sur la mythologie obligée ou les raffinements à l’italienne. Cette élégie, probablement écrite en 1620, s’adresse à une certaine Cloris. En voici un extrait.
J'ai fait ce que j'ai pu pour m'arracher de l'âme
J'ai fait ce que j'ai pu pour m'arracher de l'âme
L'importune fureur de ma naissante flamme,
J'ai lu toute la nuit, j'ai joué tout le jour,
J'ai fait ce que j'ai pu pour me guérir d'Amour.
J'ai lu deux ou trois fois les beaux secrets d'Ovide (1),
Et d'un cruel dessein à mes Amours perfide,
Goûtant tous les plaisirs que peut donner Paris,
J'ai tâché d'étouffer l'amitié de Cloris.
J'ai vu cent fois le bal, cent fois la comédie,
J'ai des Luths les plus doux goûté la mélodie,
Mais malgré ma raison encore, Dieu merci,
Ces divertissements ne m'ont point réussi ;
L'image de Cloris tous mes desseins dissipe,
Et si peu qu'autre part mon âme s'émancipe,
Un sacré souvenir de ses beaux yeux absents
À leur premier objet fait revenir mes sens.
Lorsque plus un désir de liberté me presse,
Amour, ce confident rusé de ma maîtresse,
Lui qui n'a point de foi, me fait ressouvenir
Que j'ai donné la mienne et qu'il la faut tenir.
Il me fait un serment qu'il a mis mon idée
Dans le cœur de ma dame et qu'elle l'a gardée,
Me fait imaginer, mais bien douteusement,
Qu'elle aura soupiré de mon éloignement,
Et que bientôt, si l'art peut suivre la nature,
Sa Beauté me doit faire un don de sa peinture.
Cela me perce l'âme avec un trait si cher
Qu'il me fait recevoir le feu sans me fâcher,
Cela remet mon cœur sur ses premières traces,
Me fait revoir Cloris avecque tant de grâces,
Me r’engage si bien que je me sens heureux,
Quoiqu'avec tant de mal, d'être encore amoureux.
Je sais bien qu'elle m'aime, et cet amour fidèle
Demande avec raison que je dépende d'elle.
Et si notre destin par de si fermes lois
Prescrit aux plus heureux de mourir une fois,
Qu'un autre, ambitieux, se consume à la guerre
Et meure dans le soin de conquérir la terre,
Pour moi quand il faudra prendre congé du jour,
Puisque Cloris le veut, je veux mourir d'amour.
...
_ _ _
Notes
(1) Auteur de L’Art d’aimer.
Pistes de lecture
1) La tradition pétrarquiste : analyser tout ce qui rattache le poème à cet héritage culturel, aussi bien en ce qui concerne la conception de l’amour (image de la femme, rôle de l’amant) que le discours amoureux (métaphores, etc.).
2) La modernité de l’auteur : il voulait inventer « quelque nouveau langage » : comparer avec les autres poètes baroques.
3) Une élégie : caractériser le genre (thème, rythmes).
4) On a dit à son égard que Théophile de Viau était un « romantique Louis XIII ». En quoi ?
5) Ouverture possible : les poètes élégiaques latins (Catulle, Properce, Tibulle, Ovide), ceux de la fin du 18e siècle (Chénier, Parny), ceux du 19e (Lamartine, Musset) et les élégiaques étrangers (Goethe, Rilke).
Bon à savoir encore sur Théophile
Théophile de Viau naît en 1590 et disparaît en 1626. Liberté sexuelle et liberté de pensée, tel est le libertinage qu’il préfigure. Ses poèmes licencieux paraissent dans le Parnasse satyrique, recueil collectif. Il rejette l’ordre nouveau imposé par Malherbe, et détesté par Boileau. Théophile Gautier et Edmond Rostand le redécouvrent au 19e siècle. Sa pièce de théâtre Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé est une métaphore de sa vie hors-normes.
Retenons également le poème baroque « Un corbeau devant moi croasse » (1621) qui surprend par sa modernité :
Un corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l'endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J'entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
*
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s'accouple d'une ourse,
Sur le haut d'une vieille tour,
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle devant (dedans ?) la glace,
Le soleil est devenu noir,
Je vois la lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
V. Maynard et "la belle vieille"
À Paris, Maynard fréquente Malherbe, Saint-Amant et Théophile de Viau. Il accompagne l’ambassadeur de France à Rome et devient membre de l’Académie française. Son oeuvre est très variée : odes, sonnets, stances et épigrammes. On le reconnaît pour le meilleur « écolier », avec Racan, de Malherbe : vers ciselés et expressions de la sensibilité. Il aime cette « Cloris » depuis sa jeunesse et la célèbre à l’âge de 62 ans. Voici un extrait de l'élégie.
[Remarque : Conformément aux recommandations de Malherbe, Maynard privilégie la clarté et la précision, évite les inversions et l’enjambement. Il radicalise même ce précepte en s’efforçant de donner à chacun de ses vers un sens complet. Les romantiques sa souviendront de ce procédé.]
À la belle vieille
Cloris, que dans mon temps j'ai si longtemps servie
Et que ma passion montre à tout l'univers,
Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie
Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?
*
N'oppose plus ton deuil au bonheur où j'aspire.
Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?
Sors de ta nuit funèbre, et permets que j'admire
Les divines clartés des yeux qui m'ont brûlé.
*
Où s'enfuit ta prudence acquise et naturelle ?
Qu'est-ce que ton esprit a fait de sa vigueur ?
La folle vanité de paraître fidèle
Aux cendres d'un jaloux, m'expose à ta rigueur.
*
Eusses-tu fait le vœu d'un éternel veuvage
Pour l'honneur du mari que ton lit a perdu
Et trouvé des Césars dans ton haut parentage,
Ton amour est un bien qui m'est justement dû.
*
Qu'on a vu revenir de malheurs et de joies,
Qu'on a vu trébucher de peuples et de rois,
Qu'on a pleuré d'Hectors, qu'on a brûlé de Troies
Depuis que mon courage a fléchi sous tes lois !
*
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis ta conquête,
Huit lustres (1) ont suivi le jour que tu me pris,
Et j'ai fidèlement aimé ta belle tête
Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.
*
C'est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née ;
C'est de leurs premiers traits que je fus abattu ;
Mais tant que tu brûlas du flambeau d'hyménée (2),
Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.
*
Je sais de quel respect il faut que je t'honore
Et mes ressentiments ne l'ont pas violé.
Si quelquefois j'ai dit le soin qui me dévore,
C'est à des confidents qui n'ont jamais parlé.
*
Pour adoucir l'aigreur des peines que j'endure
Je me plains aux rochers et demande conseil
À ces vieilles forêts dont l'épaisse verdure
Fait de si belles nuits en dépit du soleil.
*
L'âme pleine d'amour et de mélancolie
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J'ai montré ma blessure aux deux mers d'Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.
*
Ce fleuve impérieux à qui tout fit hommage(3)
Et dont Neptune même endure le mépris,
A su qu'en mon esprit j'adorais ton image
Au lieu de chercher Rome en ses vastes débris.
*
Cloris, la passion que mon cœur t'a jurée
Ne trouve point d'exemple aux siècles les plus vieux.
Amour et la nature admirent la durée
Du feu de mes désirs et du feu de tes yeux.
...
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Notes
(1) Un lustre est une période de cinq ans
(2) Dans l’Antiquité, le dieu Hymen présidait au mariage.
(3) Le Tibre
Pistes de lecture
* La beauté baroque : « vieille » et veuve, la femme aimée reste désirable. Relever images et antithèses exprimant les séductions nouvelles apportées par les déguisements de l’âge et du veuvage.
* Le parfait amant : quelles vertus traditionnelles dans la littérature amoureuse du temps, le poète met-il en avant pour persuader sa dame de faire son bonheur ? Relever les expressions rituelles du lange poétique e l’amour
* En quoi ce poème est-il une élégie (voir thématique et harmonie des strophes).
Le baroque selon Gérard Genette
À propos du mouvement baroque, Genette écrit dans Figures I :
« ... Le baroque nous offre l’exemple rare d’un poétique fondée sur une rhétorique. Certes, il n’est pas de poésie qui n’implique une confiance, et même un abandon aux pouvoirs du langage, tacitement chargé d’exorciser les difficultés de l’être ; mais ce recours magique exploite ordinairement des ressources d’un autre ordre [...]. Ce qui distingue la poésie baroque, c’est le crédit qu’elle fait aux rapports latéraux qui unissent, c’est-à-dire opposent, en figures parallèles, les mots aux mots et à travers eux les choses aux choses, la relation des mots aux choses ne s’établissant ou du moins n’agissant que par homologie, de figure à figure : le mot saphir ne répond pas à l’objet saphir, non plus que le mot rose à l’objet rose, mais l’opposition des mots restitue le contraste des choses, et l’antithèse verbale suggère une synthèse matérielle.
On sait qu’au 17e siècle certains alchimistes prétendirent réaliser le Grand Œuvre dix fois plus vite dix fois plus vite que leurs prédécesseurs, grâce à une nouvelle technique qu’ils appelèrent la « voie courte », ou (par opposition à la « voie humide » traditionnelle) « voie sèche ». Toutes choses égales d’ailleurs, et si toute poésie est au sens large une recherche du Grand Œuvre, la voie baroque est une vois sèche : si elle poursuit à sa manière l’unité du monde, ce n’est pas à travers le continu de la substance, mais par les brusques réductions d’une heureuse mise en forme. Il y aurait là quelque chose comme une poétique structurale, assez étrangère au vitalisme traditionnellement attribué à la plastique baroque, et, effectivement peu conforme aux tendances apparentes d’une sensibilité tournée vers le fugace et le fluide, mais qui répondrait assez bien à ce destin latent de la pensée baroque : maîtriser un univers démesurément élargi, décentré, et à la lettre désorienté en recourant aux mirages d’une symétrie rassurante qui fait de l’inconnu le reflet inversé du connu. La poétique baroque se garde bien de combler les distances ou d’atténuer les contrastes par la magie unifiante d’une tendresse : elle préfère les accuser pour mieux les réduire à la faveur d’une dialectique foudroyante. Devant elle, toute différence porte opposition, toute opposition fait symétrie, toute symétrie vaut identité. L’or tombe sous le fer : l’antithèse précieuse dispose et prépare les choses en vue d’une réconciliation factice, l’oxymore ou alliance de mots. Comme le paradoxe, chez un Sponde ou un Donne, surmonte les discordances de l’âme en en faisant des « contraires » secrètement unis par une attirance réciproque, l’antithèse matérielle introduit dans l’espace un jeu de miroirs capable, à chaque opération, de le réduire de moitié et de l’organiser en « partie double ». Le monde ainsi biseauté devient à la fois vertigineux et maniable, puisque l’homme y trouve dans son vertige même un principe de cohérence. Diviser (partager) pour unir, c’est là formule de l’ordre baroque. N’est-ce pas celle du langage même ?... »
* * *
Date de dernière mise à jour : 10/07/2021