« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Antipréciosité

Poésie antiprécieuse : généralités

* Contre-thèmes et dissonances

   En tout cas, une poésie anticonformiste mais qui s’autorise d’une tradition : les Anciens ont su exploiter la veine satirique et gaillarde, les écrivains du Moyen Age aussi : la verve rabelaisienne avait souvent été acerbe et crue ; il y eut le badinage « marotique », les « folâtries » et les satires des poètes de la Pléiade. Cette poésie en liberté prit une grande importance sous le règne d’Henri IV et de Louis XIII et connut un franc succès. Nulle querelle cependant entre les poètes et pas de guerre de genres : ce sont souvent les mêmes qui sacrifient à l’inspiration conformiste et à son antidote ; les mêmes formes poétiques (stances, sonnets) servent aux célébrations solennelles et pieuses comme aux dérisions truculentes et licencieuses. On peut toutefois remarquer que cette poésie libre fut davantage pratiquée par les « libertins » (Mathurin Régnier, Théophile de Viau, Saint-Amant) qui ont tendance à contester l’ordre monarchique, moral, mondain et esthétique qui se mettait alors en place (cf. préciosité).    

* Les « grotesques »

   Si l’on entend par là ce qui est bizarre, capricieux, singulier, extravagant, amusant, ridicule, choquant ou monstrueux, de nombreux poèmes, surtout dans le premier tiers du 17e siècle, sont « grotesque ».

   La poésie gaillarde ou érotique peut apparaître déjà comme une inversion sacrilège de la poésie pétrarquiste puisqu’elle chante les joies de la chair au lieu des adorations platoniques. Et on se met à célébrer la laideur au lieu de la beauté, la noirceur au lieu de la blondeur, l‘inconstance au lieu de la constance ; vieux et vieilles, gueux et gueuses, ivrognes et ivrognesses entrent dans les recueils de vers, sans parler des objets dérisoires, manteau, fromage, etc.

   Quand le règne du dévot Louis XIII forcera les outrances bachiques ou libertines à se faire clandestines, la verve joyeuse devra s’assagir et les poètes exploreront le terrain de la poésie familière : le réalisme truculent ou caricatural cèdera la place à la peinture quelque peu naïve des choses de la vie quotidienne (un melon pour Saint-Amant), réalités humbles et savoureuse représentées par les peintres hollandais.

* Les satiriques

   Poésie plaisante, mais sérieuse, agréable et utile, telle est la veine satirique qui remonte à l’Antiquité : elle veut faire réfléchir et corriger les travers et les vices, censurer les mœurs et dénoncer les tares de la société par le biais du divertissement (on pense ici au théâtre de Molière). On utilise un registre humoristique ou ironique, cruel ou amusé, on caricature sentiments, comportements et usages. La réprimande, la critique, ou l‘invective l’emportent sur la bouffonnerie. Satires et épîtres poursuivent (tout au long du siècle, jusqu’à Boileau notamment) une étude psychologique, tant morale que sociale. Mathurin Régnier et Théophile de Viau donnent ses lettres de noblesse à la satire du temps. Chez Régnier, un amer sentiment des désordres, folies, injustices du genre humain en général et de la société contemporaine en particulier prévalent sur le pittoresque et la crudité (voir la Satire XIII, « Macette »). Quant à de Viau, il appartient à un groupe d’esprits éclairés dont le libertinage philosophique est fait d’individualisme et d’hédonisme raisonnés.

* Le burlesque ou héroï-comique

   La mode fait fureur de 1643 à 1660. La bouffonnerie se fait savante puisque le comique repose sur le contraste entre la grandeur du sujet et des personnages et la « bassesse » du style : héros et dieux antiques parlent et agissent comme des rustres.

   En France, le coup envoi est donné par Scarron en 1643 avec ses Vers burlesques, son Typhon en 1644 et son Virgile travesti, suivi par D’Assoucy en 1648 avec son Jugement de Pâris et son Ovide en belle humeur en 1650. Notons aussi Sarasin avec Dulot vaincu ou la défaite des bouts rimés en 1654 (inventeur du poème héroï-comique) et Brébeuf avec Lucain travesti en 1646.   

   Toutefois, il ne faut pas y voir un divertissement plébéien ou une facilité de bas étage : c’est au contraire un badinage de lettrés, à l’usage de lettrés. La parodie ne peut être appréciée que s’il y a complicité culturelle entre l’écrivain et son lecteur. En outre, le comique reste une affaire de style et les poètes se livrent à d’insolites et savoureuses recherches d’expression. On peut donc y voir une préciosité inversée.

   Il ne s’agit donc plus de faire rire « en parlant bassement des choses les plus relevées » mais « en parlant magnifiquement des choses les plus basses. » (Perrault)

Vieille ha ha, vieille hou hou, poème grotesque de Montgaillard

   Les œuvres poétiques de Pierre de Faucheran, sieur de Montgaillard, furent publiées à titre posthume en 1606. Elles contenaient des Amours, avec les habituels thèmes pétrarquistes, mais aussi des Gaillardises, dans lesquelles la verve satirique du poète s’épanchait en attaques injurieuses, évocations obscènes et descriptions d’un réalisme outrancier, comme celle-ci, qui détaille avec crudité et complaisance les laideurs d’une vieille femme qui fut peut-être belle en son temps.

   On peut rapprocher ce poème du contre-blason de Scarron. 

« Vieille ha ha, vieille hou hou,

Vieille chouette, vieil hibou,

Vieille grimace de marotte (1),

Vieille gibecière de Juif,

Vieux chandelier noirci de suif,

Vieille robe pleine de crotte.

 *

Vieille guisarme (2) de sergent,

Vieille pantoufle de régent (3),

Vieux rouet mangé à la rouille,

Vieille arquebuse de forêts,

Vieux baril de harengs sorets (4)

Vieille revendeuse d’andouille,

*

 Vieille barbe de vérolé,

Vieille trogne de cul pelé,

Vieille chaudière à cuire trippes (sic),

Vieille marchande d’almanachs,

Vieille tripière, vieil cabas,

Vieille receleuse de nippes,

*

 Vieille serpentine (5) d’amour,

Vieille corratière de Cour,

Vieille étrille toute édentée,

Vieille porte-malle du temps,

Vieille dépouille de serpents,

Vieille carrosse (7) démontée,

*

 Vieille marmite de couvent,

Vieille bourse pleine de vent,

Vieille borgne, vieille tortue,

Vieille couenne de lard punais (8),

Vielle qui mord avec le nez,

Vieille de qui le regard tue,

*

 Vieille grille, vieux chaudron,

Vieille mule, vieux chaperon,

Vielle calotte de nourrice,

Vieille mule de médecin,

Vieux traquenard plein de farcin (9),

Vieille braguette de suisse,

*

 Vieille pique de râtelier,

Vielle braie (10) de cordelier,

Vieille moustache d’empirique (11),

Vieille empoisonneuse d’enfants,

Vieille morve de dix ans,

Vieille moutarde de boutique,

*

[…]

Les chiens, les tigres et les loups,

Les cirons (12), les tignes (13), les poux,

Les punaises, les vers, les puces,

Les chauves-souris et les chats

Les sauterelles et les rats,

Te puissent ronger les prépuces ! »

(Montgaillard, Gaillardises, 1606)

_ _ _

Notes

(1) Poupée formée d’une tête emmanchée sur un bâton.

(2) Arme médiévale.

(3) Professeur. Terme usité dans certains régions de France jusqu’au 19e siècle.

(4) Harengs saurs.

(5) Amas de serpents.

(6) Messagère, courtière, entremetteuse.

(7) Terme souvent féminin (d’après l’italien).

(8) Puant.

(9) Sécrétion des abcès, boutons.

(10) Ancêtres des pantalons.

(11) Charlatan, guérisseur.

(12) Animal minuscule. Voir Pascal.

(13) Teignes.

 Pistes de lecture pour le commentaire

1) Des litanies cruelles

* Le poème est un flot d’images réalistes et répugnantes renvoyant exclusivement :

  • à des objets vils ou dérisoires (pantoufles, marmite, etc.) ;
  • à des animaux redoutés ou méprisés (hiboux, serpents, etc.) ;
  • à des métiers vulgaires ou inférieurs (tripière, sergent) ;
  • à des occupations infâmes (corratière de Cour) ;
  • à des êtres peu estimés (Juif, cordelier) ;
  • à des croyances ou superstitions terrifiantes (sorcière, empoisonneuse).

* Définition de la litanie ?

2) Du malaise au vertige

   Du cri d’effroi préliminaire jusqu’à l’imprécation finale, l’accumulation des apostrophes, la succession des vers, la montée des stances vers l’emballement haineux de la dernière strophe ont pour objet de susciter la dérision, le mépris, la crainte et le dégoût.

3) Déchéance et mort

   Ce sont les deux thèmes essentiels d’un poème sacrilège qui se présente comme un tragique retournement des valeurs célébrées d’ordinaire (cf. contreblason). La jeunesse fait place à la vieillesse, la beauté à la laideur, la vie à la mort. Esthétique nouvelle et choquante, exercice de style ou exorcisme ?

Macette, poème satirique de Mathurin Régnier (Satire XIII, 1612)

Satires (Mathurin Régnier)   Suite à l’étude de « Vieille ha ha, vieille hou hou » de Montgaillard (Gaillardises), voici celle de « Macette » de Mathurin Régnier (Satires XIII, 1612). Boileau salue en Régnier « le poète français qui a le mieux connu, avant Molière, les mœurs et le caractère des hommes ». Bien que sa Macette, l'entremetteuse hypocrite, soit un thème satirique à la mode et imité des Anciens, Régnier sait élever sa peinture au rang de type universel : c'est en ce sens qu'il peut être le précurseur de Molière.

   « Macette » et la satire d’une Tartuffe femelle. Ancienne marchande d’amour, Macette (1) est devenue dévote sur le tard mais continue à jouer les entremetteuses à l’occasion et de prodiguer de bien curieux conseils à une jeune beauté qu’elle a entrepris de déniaiser.

Extrait

« Étant jeune, j'ai su bien user des plaisirs,

Ores (2) j'ai d'autres soins en semblables désirs ;

Je veux passer mon temps et couvrir le mystère,

On trouve bien la cour dedans un monastère

Et après maint (3) essai enfin j'ai reconnu

Qu'un homme comme un autre est un moine tout nu ;

Puis, outre le saint vœu qui sert de couverture,

Ils sont trop obligés au secret de nature (4),

Et savent, plus discrets, apporter en aimant,

Avecque moins d'éclat (5) plus de contentement.

C'est pourquoi, déguisant les bouillons de mon âme,

D'un long habit de cendre (6) enveloppant ma flamme,

Je cache mon dessein aux plaisirs adonné ;

Le péché que l'on cache est demi-pardonné,

La faute seulement ne gît en la défense,

Le scandale et l'opprobre, est cause de l'offense ;

Pourvu qu'on ne le sache, il n'importe comment,

Qui peut dire que non, ne pèche nullement ;

Puis la bonté du ciel nos offenses surpasse :

Pourvu qu'on se confesse, on a toujours sa grâce ;

Il donne quelque chose à notre passion ;

Et qui, jeune, n'a pas grande dévotion,

Il faut que pour le monde à la feindre il s'exerce :

C'est entre les dévots un étrange commerce (7),

Un trafic par lequel, au joli temps qui court,

Toute affaire fâcheuse est facile à la Cour.

Je sais bien que votre âge, encore jeune et tendre,

Ne peut ainsi que moi ces mystères comprendre ;

Mais vous devriez, ma fille, en l'âge où je vous vois,

Être riche, contente, avoir fort bien de quoi,

Et pompeuse en habits, fine, accorte et rusée,

Reluire de joyaux ainsi qu'une épousée.

Il faut faire vertu de la nécessité :

Qui sait vivre ici-bas n'a jamais pauvreté ;

Puisqu'elle vous défend des dorures l'usage,

Il faut que les brillants soient en votre visage,

Que votre bonne grâce en acquière pour vous :

Se voir du bien, ma fille, il n'est rien de si doux,

S'enrichir de bonne heure est une grande sagesse (8),

Tout chemin d'acquérir se ferme à la vieillesse

A qui ne reste rien, avec la pauvreté,

Qu'un regret épineux d'avoir jadis été,

Où (9), lorsqu'on a du bien, il n'est si décrépite,

Qui ne trouve, en donnant, couvercle à sa marmite. »

[…]

(Mathurin Régnier, Satire XIII, 1612)

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 Notes

(1) Macette est le diminutif de Thomasse, prénom désignant une femme experte aux trafics amoureux.

(2) Maintenant, désormais.

(3) S’emploie au pluriel de nos jours.

(4) Liés au secret par leur état.

(5) Bruit fâcheux.

(6) L’habit gris des religieux ou des dévots.

(7) Échange de relations.

(8) Licence poétique.

(9) Le pronom relatif où a pour antécédent vieillesse.

 Pistes pour le commentaire

1) Macette ou l’hypocrisie

   Relever tous les termes qui ont trait à l’hypocrisie (mensonge, dissimulation).

2) Au 17e siècle, le mot hypocrisie a un autre sens : lequel ? Autrement dit, quel personnage joue Macette, et pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?

3) Une religion dévoyée. Étudier la conception que se fait Macette

  • de la dévotion ;
  • du péché ;
  • des hommes d’Église.

4) L’amour vénal

   Distinguer les différents arguments qu’emploie l’entremetteuse pour se justifier ; en quoi sont-ils propres à convaincre la destinataire ?  

5) La rhétorique ou l’art de persuader

   Mathurin Régnier, poète satirique, s’amuse à mettre dans la bouche de Macette quelques belles sentences ; les relever, étudier leur style et leur rythme.

6) Prolongements : l’hypocrisie ou la fausse dévotion

   Voir Molière (Tartuffe, 1664 ; Dom Juan, 1665, Acte V ; Le Misanthrope, 1666, le personnage d’Arsinoé), La Bruyère (Les Caractères, 1688, chapitre sur « Les Femmes »). 

Remarque sur Mathurin Régnier

   Dans la Satire IX (1609), Mathurin Régnier s’oppose à Malherbe dans leur conception de la poésie : il défend l’héritage de la Pléiade et des Anciens. Pour ce faire, il compare le vers moderne à une jolie femme trop apprêtée :

« Aussi je le compare à ces femmes jolies

Qui par les affiquets (1) se rendent embellies,

Qui, gentes en habits et sades (2) en façons,

Parmi leur point coupé tendent leurs hameçons ;

Dont l’œil rit mollement avecque affèterie,

Et de qui le parler n’est rien que flatterie,

De rubans piolés (3) s’agencent proprement (4),

Et toute leur beauté ne gît qu’en l’ornement ;

Leur visage reluit de céruse et de peautre (5) ;

Propres en leur coiffure, un poil ne passe l’autre. »  

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Notes

(1) Parures diverses.

(2) Gentilles.

(3) En partie d’une couleur, en partie d’une autre.

(4) Avec élégance.

(5) Fard.

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Date de dernière mise à jour : 13/10/2017