Mme de Maintenon et l'argent
Mme de Maintenon est une grande économe. Elle se montre mécontente du mariage de son frère Charles le 23 février 1678 : il a quarante-quatre ans et l’épousée, Geneviève Piètre, seize. Elle écrit à son frère :
« L’amitié que j’ai pour vous me fait souhaiter que vous ne vous soyez pas marié simplement pour être marié, et que vous tâchiez de faire de votre femme une personne raisonnable. Il me paraît que c’est une fille qu’on a gâtée comme fille unique et comme bourgeoise qui sont les gens qui élèvent le plus mal leurs enfants. Elle est d’une incivilité insupportable : c’est une suite infaillible de la bassesse de la naissance. Elle est déréglée en tout : elle déjeune à 11 heures, elle ne peut dîner, il lui faut des confitures à collation, du beurre à déjeuner. Elle parle comme à la halle mais c’est le moindre inconvénient car elle apprendra bien à parler français. Elle a été nourrie fort mesquinement, cependant soit enfance, soit ignorance du prix de chaque chose, soit qu’on lui ait donné une grande idée de nous, il me paraît qu’elle ne compte pour rien la dépense. »
Sainte-Beuve rapporte que, dans cette lettre, elle ajoute : « J'aurais cinquante mille livres de rente que je n'aurais pas le train de grande dame, ni un lit galonné d'or comme Mme de La Fayette, ni un valet de chambre comme Mme de Coulanges. Le plaisir qu'elles en ont vaut-il les railleries qu'elles en essuient ? »
Et elle envoie à son frère un « projet de dépense » pour tenir son ménage :
« Dépense par jour pour 12 personnes (monsieur et madame, 3 femmes, 4 laquais, 2 cochers, 1 valet de chambre)
- 15 livres de viande à 5 sous la livre : 3 livres 15 sous
- 2 pièces de rôti : 2 livres 10 sous
- Du pain : 1 livre 10 sous
- Le vin : 2 livres 10 sous
- Le bois : 2 livres
- Le fruit : 1 livre 10 sous
- La bougie : 10 sous
- La chandelle : 8 sous
=> 141 livres 13 sous
Je compte 4 sous en vin pour vos 4 laquais et vos 2 cochers. C’est ce que Mme de Montespan donne aux siens. Si vous aviez du vin en cave, il ne vous en coûterait pas 3 sous. J’en mets 6 pour votre valet de chambre et 20 pour vous qui n’en buvez pas pour trois.
Je mets une livre de chandelle par jour quoiqu’il n’en faille qu’une demi-livre. Je mets 10 sous en bougie, il y en a 6 à la livre, qui coûte 1 livre 10 sous et qui dure trois jours.
Je mets 2 livres pour le bois, cependant vous n’en brûlerez que trois mois de l’année et il ne faut que deux feux.
Je mets 1 livre 10 sous pour le fruit, le sucre ne coûte que 11 sous la livre et il n’en faut qu’un quarteron pur une compote.
Je mets 2 pièces de rôti : on en épargne 1 quand Monsieur ou Madame dînent ou soupent en ville mais aussi j’ai oublié une volaille bouillie pour le potage. Nous entendons le ménage. Vous pouvez fort bien, sans passer 15 livres, avoir une entrée tantôt de saucisses, tantôt de langue de mouton ou de fraise de veau, le gigot bourgeois, la pyramide éternelle et la compote que vous aimez tant.
Cela posé, votre dépense ne doit pas passer 100 livres par semaine, c’est-à-dire 400 livres par mois. Posons 500 afin que les bagatelles que j’oublie ne se plaignent pas que je leur fais injustice.
500 par mois pour votre dépense de bouche font 6 000.
- Pour vos habits : 1 000
- Pour le loyer de la maison : 1 000
- Pour les gages et les habits de vos gens : 1 000
- Les habits, l’Opéra et les magnificences : 3 000
=> 12 000
Tout cela n’est-il pas honnête ? »
Elle veille toujours à la dépense. En 1683, elle commande à l'abbé Gobelin, son confesseur et directeur de conscience : « Je vous prie de me faire acheter les Essais de Morale 8 livres 1 sou, l’Imitation de Jésus-Christ 4 livres, le Nouveau Testament 12 livres, l’Introduction à la vie dévote 2 livres 10 sous, le Catéchisme de monsieur de Fleury 4 livres, le tout en veau. »
Elle charge sa nièce Mme de Caylus de lui procurer des articles de mode pour ses pauvres. Elle lui écrit le 20 février 1705 : « Je suis très contente du linge que vous m’avez envoyé et il me semble qu’il n’est pas cher. Je voudrais bien profiter à l’occasion que vous fassiez connaissance et même amitié avec quelque bon fripier et quelque revendeuse pour qu’on vous fît avoir tout ce qui est bon marché car tout m’est bon : jupes, jupons, robes de chambre, écharpes, linge, coiffes, gants, bas d’estampe, justaucorps d‘homme. Vous voyez que je vous procure d’agréables occupations. »
Revenons en arrière pour expliquer ce rapport à l'argent. Elle a toujours souffert de la pauvreté, sinon de la misère. Quant à son mariage avec Scarron, il ne l'enrichit pas davantage. Ils habitent, comme le dit Scarron lui-même, « l'Hôtel de l'Impécuniosité ». Amie de Marie Mancini, elle est requise auprès d'elle pour l'aider à supporter son exil dans la forteresse de Brouage. Mais, dit Scarron, « elle bien malheureuse de ne pas avoir assez de bien et d'équipage pour aller où elle voudrait, quand un si grand bonheur lui est offert que d'être souhaitée à Brouage par une mademoiselle Mancini. » On peut rêver et imaginer, arpentant la grève, le dernier amour de Louis XIV consolant le premier... Mais l'Histoire n'a pas voulu de cette ironie.
Sources : Mme de Maintenon, Jean-Paul Desprat, Perrin, 2003.
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