Mlle de Sévigné
La Fontaine dédicace sa fable du « Lion amoureux » à Mlle de Sévigné
Cette dédicace ouvre le Livre Quatrième des Fables de La Fontaine. Chose étrange, à part une allusion de M. de Saint-Aignan à « la belle lionne, mais si peu apprivoisée, à qui l’on a dédié la fable du Lion amoureux », on ne trouve aucun détail dans les lettres de Mme de Sévigné relatif à cette fable ; et cependant, La Fontaine est présent dans sa correspondance.
C’est ainsi que Mme de Sévigné croit voir dans l’âne des Animaux malades de la peste le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, M. de Pomponne, objet d’une disgrâce peu méritée. Elle se trompe : la fable est de 1678, la disgrâce date de 1679. Une autre fois, elle applique à un personnage de sa connaissance l’exemple du chien tournebroche Laridon : « Oh ! combien de Césars deviendront Laridons ! » (L’Éducation, VIII, 24). Enfin, grâce à une lettre d’elle, on apprend que Le Curé et le Mort (VII, 11) n’est pas un fabliau malicieux du Moyen Age, mais une histoire vraie, avec sa date : « M. de Boufflers a tué un homme après sa mort. Il était dans sa bière et en carrosse ; on le menait à une lieue de Boufflers pour l’enterrer ; son curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé. » (Lettre du 26 février 1672)
Il la voit à Vaux-le-Vicomte chez Fouquet et la flatte à travers sa fille, la future Mme de Grignan, « la plus jolie fille de France », dit-on. Sa beauté lui vaut de figurer en 1666, dans un ballet intitulé La Naissance de Vénus, en compagnie du roi et d’Henriette d’Angleterre, épouse du duc d’Orléans. Elle danse avec un vif succès le personnage d’Omphale, qui inspira à Hercule une passion allant jusqu’à l’abdication de sa volonté. Ce rôle suggéra-t-il à La Fontaine l’idée de sa fable - en octosyllabes, avec quelques touches de style marotique - ?
Le Lion amoureux
« Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence[1] près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans vous épouvanter[2],
Un lion qu’Amour sut dompter ?
Amour est un étrange[3] maître.
Heureux qui ne peut ne le connaître
Que par écrit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci prend bien[4] l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle[5] et par reconnaissance.
*
Du temps que les bêtes parlaient,
Les lions entre eux voulaient
Être admis dans notre alliance.
Pourquoi non ? puisque leur engeance[6]
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Voici comment il en alla :
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère[9] à son gré :
Il la demande en mariage,
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur ;
La refuser n’étais pas sûr ;
Même un refus eût fait, possible,
Qu’on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin.
Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe[10] volontiers
D’amoureux à longue crinière[11].
Le père donc, ouvertement
N’osant renvoyer son amant[12],
Lui dit : « Ma fille est délicate :
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne ; et pour les dents
Qu’on vous les lime en même temps :
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux ;
Étant sans ces inquiétudes. »
Le lion consent à cela,
Tant son âme est aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
*
Amor, Amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire : « Adieu prudence ! »
Sources de la fable : Le Lion et le laboureur (Ésope) : « Un lion amoureux de la fille d’un laboureur désirait l’épouser. Il priait instamment le père de la lui accorder, mais celui-ci refusait de donner sa fille à une bête féroce, et le lion devenait menaçant. Le père, n’osant le renvoyer, tant il le redoutait, s’avisa prudemment de lui dire : « Je ne puis te donner ma fille si tu ne te fais pas d’abord arracher les griffes et les dents, car ma fille en a une peur extrême. Je ne te la donnerai jamais si tu n’y consens. » L’autre, n’écoutant que sa passion, fit aussitôt le sacrifice des unes et des autres, puis il revint comme d’habitude et redemanda la jeune fille. Mais le laboureur, plein de mépris pour lui, le chassa à coups de bâton. Cette fable montre que ceux qui se fient à leurs ennemis tombent facilement en leur pouvoir. »
[1] Grand défaut de Mlle de Sévigné, dont sa mère souffrit. Il faut entendre ce mot dans le sens un peu étroit d’insensibilité amoureuse, de froideur sentimentale, comme le prouvent les vers qui suivent.
[2] La Fontaine prend un mot trop fort à dessein, pour appuyer sur la susceptibilité ombrageuse de Mlle de Sévigné.
[3] Terrible.
[4] Pour de bon, franchement.
[5] Dévouement, ardeur.
[6] Espèce particulière qui vient d’une même race.
[7] « En vènerie, c’est la tête d’un sanglier, ours, loup et autres bêtes mordantes. » (Nicot, 1606).
[8] Ensemble de la parenté.
[9] Le pré, la bergère et le mariage sont les éléments d’une aimable pastorale où les lions ne sont pas des bêtes féroces.
[10] S’éprend.
[11] Allusion à la mode des longues perruques.
[12] Celui qui aime et est aimé.
* * *