La philologue Anne Dacier
Anne Dacier, grande helléniste oubliée
Au 17e siècle, on dispose de traductions encore fort incomplètes et mauvaises des Anciens qu’on imite et explore. Corneille et Racine plongent à leurs sources. D'où le rôle important de Mme Dacier qui se prolonge au siècle suivant.
Anne Lefebvre, née en 1654 à Saumur (les dates diffèrent : 1651, 1647), est la fille d’un érudit grand helléniste, Tanneguy Lefèvre, qui dispense les leçons à son fils pendant que la fillette écoute, faisant semblant de se livrer aux joies de la tapisserie. Elle manifeste des dispositions si extraordinaires pour le grec, qu'on l’enlève à sa tapisserie et qu'on la met devant Virgile, Homère et Térence. Elle a la chance que son père accepte de revoir ses idées sur la condition des femmes : elle devient sa disciple, partage sa vie austère et ne quitte pas son cabinet de travail où peine aussi le secrétaire de son père, le jeune André Dacier. Ils ne parlent pas d’amour mais travaillent ensemble.
On la marie très jeune au libraire Jean Laisné mais elle devient veuve rapidement. Son père meurt un an plus tard, en 1672. Dacier, sans emploi, part à Paris. Seule et désemparée en province, elle le suit, protégée par Huet, l’évêque d’Avranches, et le duc de Montausier, l’époux de Julie d’Angennes.
Elle traduit, commente et publie les comédies de Térence et les poésies d’Anacréon et de Sapho. Elle écrit dans la Préface : « En traduisant Anacréon en notre langue, j’ai voulu donner aux dames le plaisir de lire le plus joli et le plus galant poète grec que nous ayons. » Cette traduction connaît un grand succès et Boileau remarque qu'elle « était tellement belle qu’elle devait faire tomber la plume des mains de ceux qui entreprendraient de traduire ces poésies. »
Le duc de Montausier prépare alors pour le dauphin une collection des Anciens destinée à l’instruire, ouvrages doctes et solennels pour lesquels Anne est requise. C’est ainsi qu’elle traduit Florus, Aurelius Victor, Eutrope et Dictys de Crète avant que les autres collaborateurs ne se soient mis au travail : sa renommée de travailleuse acharnée grandit encore. Elle traduit sur sa lancée Les Nuées d'Aristophane.
Elle épouse Dacier en 1683. Protestants, ils se convertissent au catholicisme après une retraite d’un an à Castres (en 1684) et de longues méditations. La Révocation de l’Édit de Nantes en 1685 les accable. Ennemis des honneurs, ils auraient prolongé plus longtemps cette retraite si un ordre formel du roi ne les rappelle à Paris. André poursuivit une carrière de philologue et d’écrivain et finit membre de l’Académie des inscriptions ainsi que de l’Académie française.
Anne, sage et efficace, se montre bonne épouse et bonne mère. Le couple mène la vie très unie de deux érudits. Le fils, qui lit Hérodote dans le texte meurt à 10 ans, la fille aînée, attirée par la vie religieuse, prend le voile et la cadette, qui partage les travaux de sa mère, meurt aussi prématurément. Ce décès a lieu alors que Mme Dacier, ayant terminé sa traduction de l’Iliade, qui paraît en 1699 s’attaque à l’Odyssée, expliquant ainsi ses choix : « Depuis que je me suis amusée à écrire et que j’ai osé rendre publics mes amusements, j’ai toujours eu l’ambition de donner à notre siècle une traduction d’Homère. ».
La traduction paraît neuf ans plus tard, soit en 1708. Elle s’explique ainsi de son retard : « Qu’il soit permis à une mère affligée de livrer ici un moment sa douleur. Il nous restait une fille très aimable qui était toute notre consolation. La mort vient de nous la ravir. J’ai perdu une amie et une compagne fidèle. Nous n’avions jamais été séparées un seul jour depuis son enfance. Quelles lectures ! Quels entretiens ! Quels amusements ! Elle entrait dans toutes mes occupations. Tout cela s’est évanoui comme un songe. Il ne m’est donc plus possible de me remettre si promptement au travail, qui m’est devenu si triste. »
Anne est désormais célèbre et les hommages affluent. La reine Christine de Suède s’efforce de l’attirer à sa cour mais Anne refuse poliment. La reine répond : « Vous, de qui on m’assure que vous êtes une bonne et agréable fille, n’avez-vous pas de honte d’être si savante ? » Le roi Louis XIV l’estime tant qu’il lui confère un honneur extraordinaire (jamais décerné à aucune femme) : la survivance du poste de son mari, garde du Cabinet des livres du Roi, autrement dit bibliothécaire de Sa Majesté.
Elle prend une part ardente à la grande querelle des « Anciens contre les Modernes » qui l’oppose à La Motte dans des joutes mémorables. Elle voit dans Homère le poète absolu, alors que La Motte, qui publie en 1714 une traduction en vers de l’Iliade, réduite de vingt-quatre à douze chants, expose dans sa Préface les défauts du texte grec. Elle s’indigne et prit la défense d’Homère. Jean-Baptiste de Valincourt les réconcilie en un dîner le 5 avril 1716 : « On but à la santé d’Homère et tout se passa bien. »
Elle s'indigne aussi contre la traduction de Pope (1715) qui, d'après elle, ne comprend rien à Homère : selon lui, l'Iliade serait « donc un amas confus de beautés qui n'ont ni ordre ni symétrie, un plan où l'on ne trouve que des semences et rien de parfait ni de formé, et une production chargée de beaucoup de choses inutiles, qu'il faudrait retrancher, et qui étouffent ou défigurent celles qui méritent d'être conservées ! Les ennemis d'Homère n'ont jamais rien dit de plus injurieux ni de plus injuste contre ce poète. Bien loin que l'Iliade soit un jardin brut, c'est le jardin le plus régulier et le plus symétrisé qu'il y ait jamais eu. M. Le Nostre, qui était le premier homme du monde dans son art, n'a jamais observé dans ses jardins une symétrie plus parfaite ni plus admirable que celle qu'Homère a observée dans sa Poésie... »
Anne écrit quotidiennement des remarques sur l’Écriture sainte. Des amis lui demandent pourquoi elle ne les publie pas. Elle répond : « Une femme doit lire et méditer l’Écriture pour régler sa conduite, mais elle doit le faire pour elle seule. » Une autre fois, on lui demande d’écrire une pensée sur un album. Elle consigne simplement ce vers de Sophocle : « Le silence est la parure des femmes. » Pieuse et charitable, elle ne fait preuve d'aucune ostentation et vient en aide aux malheureux.
Elle est élue en 1720 à l’Académie italienne des Ricovrati (fondée en présence de Galilée) qui fait partie du petit nombre d’académies recevant des femmes en son sein. La première femme en Europe à recevoir un diplôme universitaire est Elena Comaro Piscopia ; Anne reçoit le sien en 1679, Madeleine de Scudéry en 1685, Maria Selvaggia Porghini en 1689. Sur les 25 femmes admises entre le 17e et le 18e siècle, seules quatre sont italiennes, les autres, des Françaises, n’assistant pas aux séances. Mais ce ne sont que des associées honoraires : elles n'ont pas le droit de voter ou d’occuper des postes administratifs. Pourtant, on y débat souvent de la question des femmes.
Mme de Lambert fait ainsi l’éloge de Mme Dacier dans ses lettres : « Les hommes, autant par dédain que par supériorité, nous ont interdit de tout savoir ; Mme Dacier est une autorité qui prouve que les femmes en sont capables. » Elle trouve grâce également devant Saint-Simon, d’habitude persifleur : « Elle n’était savante que dans son cabinet ou avec les savants ; partout ailleurs simple, vraie, avec de l’esprit, agréable dans la conversation, où on ne se serait pas douté qu’elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. » (Mémoires)
Sources : Les Pionnières de l’histoire, Claude Pasteur, Albin Michel, 1963
On me pardonnera ce texte hagiographique mais la postérité est bien ingrate avec Mme Dacier... Cependant Pierre Larousse lui rend ainsi hommage au 19e siècle : « Elle a contribué en France à maintenir le goût des études classiques. »
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Date de dernière mise à jour : 11/09/2017